« Comment décrire l’éthos du critique littéraire ? » Poser cette question, c’est se pencher sur un discours d’une nature particulière. C’est se pencher sur la critique littéraire, sur ce phénomène singulier d’un discours déclenché par une œuvre littéraire, le discours d’un sujet qui pour écrire ce qui est souvent bien plus qu’un commentaire, se donne un texte tuteur. C’est aussi interroger comme au passage la manière dont on peut faire d’une notion riche de nombreuses acceptions théoriques un outil de description de l’écriture, interroger donc ma propre démarche théorico-pratique vis-à-vis d’une notion et d’un auteur, Roland Barthes ; ce sera aussi observer comment ce critique précisément pratique la théorie (produit de la théorie, entretient avec elle des rapports singuliers).
Comment décrire l’éthos du critique littéraire ?
Indépendamment de la question de l’objectivité d’un texte de critique littéraire1, il est indéniable que le critique est présent dans son texte, et y offre le spectacle de son évolution, à la fois prise comme mouvement — le critique évolue dans son texte — et comme progression du sujet, du raisonnement. Or, l’éthos permet justement de prendre en considération et de décrire un processus de subjectivation à travers les marques, souvent mobiles et changeantes, d’une subjectivité.
Je reprends donc ici à la notion rhétorique d’éthos l’idée d’image de soi (de l’orateur) pour interroger ce qui se passe dans un texte critique, mais en défendant cette idée d’une image non fixe et non fixée. Il s’agit d’une part d’une image que l’orateur (le critique) travaille, oriente en fonction de son auditoire, et notamment en fonction des valeurs qu’il considère être celles de cet auditoire, afin de convaincre celui-ci — en appuyant éventuellement sur des points qu’il sait être sensibles : il y a une intelligence pratique du critique, qui élabore, à des degrés de conscience divers, son texte, en fonction de l’image qu’il se fait de son public). Et d’autre part, mais indissociablement, cette image n’est que partiellement contrôlée par l’orateur. Cela selon deux orientations possibles : d’une part, l’image revêt un caractère social, ce qui a été désigné par l’analyse du discours comme éthos préalable, et que l’on peut avec Roland Barthes appeler l’imago du critique : cette image que s’est forgée l’auditoire, qui précède l’orateur à la tribune où il monte et qui, hantise de Barthes, échappe à celui qui parle, et que toujours les autres risquent de récupérer et de figer. D’autre part, c’est une image qui échappe au critique dans la mesure où son discours nous dit quelque chose de lui, bref, dans un sens large, l’image de soi, ce sont les manifestations d’un sujet dans son discours.
Ces manifestations, je les relève à plusieurs échelles : ce sont des marques linguistiques de subjectivité, des marquestypographiques (il y a un grand travail de l’italique, des majuscules et des parenthèses chez Barthes) et des marques de présence du sujet critique à une échelle macrotextuelle (son bagage intellectuel, affectif, les liens et rapprochements qu’il établit).
Je cherche ainsi à décrire une pratique d’écriture, et cette pratique passe par des postures — ce qui veut dire à la fois que le critique pose en critique et surtout, qu’il pose en écrivant la question d’attitudes face à la littérature, au monde. D’où cette reprise de la notion d’éthos, héritée d’Aristote et librement adaptée de son usage par l’analyse du discours, car l’éthos permet de décrire des manières de se tenir dans la littérature et le langage en ce sens qu’il est un séjour (déjà compris dans l’étymologie grecque de cette idée), mais vivant et donc dynamique. L’éthos du critique est fluctuant, ondoyant, parce qu’il est affaire d’adaptation — tant au public auquel s’adresse le critique qu’au texte que celui-ci commente.
L’éthos lie de fait éthique et pragmatique : il permet de traiter des usages de la littérature par un sujet critique — ses habitudes de lecture et d’écriture —, de traiter de ses usages vis-à-vis de la littérature et du monde (c’est l’aspect éthique, qui comprend une éthique vis-à-vis du lecteur et implique une pratique), et enfin, et en même temps, de tracer un portrait moral du critique, c’est-à-dire à travers les valeurs défendues implicitement ou non dans ses textes.
Parce qu’il n’y a d’éthos qu’effectif et singulier, je m’attache ici à l’éthos de Roland Barthes et je m’appuie sur un texte, « La rature », postface aux Corps étrangers de Jean Cayrol, paru à l’Union Générale d’Éditions en 19642 (Les Corps étrangers avait paru en 1959 aux éditions du Seuil). Au contact de ce texte, je voudrais ainsi opérer non pas le relevé exhaustif des marques de présence, mais des pistes choisies et offertes qui me permettraient de décrire un éthos ; portant mon attention sur des éléments textuels, je signale donc immédiatement un certain effet de myopie dans ce que je pourrai extraire de ce texte. Enfin, en sus de présenter certains traits de l’écriture critique de Barthes, cette postface a pour grand intérêt de soulever certaines problématiques chères à Barthes, qui participent, elles aussi, par leur originalité et leur récurrence, de la présence du critique à son texte. On peut déjà dire ceci de l’éthos qu’il réclame pour sa description un regard capable de passer d’une échelle à l’autre d’un texte, implique un exercice de déprise et reprise (de zooms avant et arrière, rapides et multidirectionnels) vis-à-vis du texte, des éléments qui en lui, disent quelque chose du critique en tant qu’il est en train de commenter.
Pourquoi Roland Barthes enfin ? Barthes est à la fois objet littéraire d’étude et source de réflexions théoriques. Il me semble surtout offrir une œuvre exemplaire en matière d’exercice de subtilité, et, pour cette raison même, ouvrir des pistes pour une pratique, par chacun, de la subtilité devant des objets d’études.
De fait, si le critique se veut fidèle à l’œuvre, il se doit d’être sensible à la nuance, et par l’établissement de rapports, l’opération de rapprochements inédits, la connaissance et l’exploration des richesses et finesses de la langue, de pratiquer la subtilité. Et si le critique se doit de pratiquer la subtilité, du côté du chercheur décrire un éthos réclame de prêter attention non seulement à ce travail de la subtilité, qui participe de l’éthos critique, mais aussi aux facettes et variations même de cet éthos.
Une image contrôlée
Contre l’empoissage, la fixation d’une image du critique comme pur théoricien (et maître à penser), Barthes travaille à ladistance : celle-ci prend divers aspects, qui produisent moins l’impression d’une distance inéluctable du critique vis-à-vis de son objet et surtout de son lecteur, qu’un effet de sourdine imprimé à ces rapports de transmission du savoir, et au rapport fait d’une expérience personnelle de l’œuvre, du monde.
Dans le texte dont je traite, cette distance se caractérise par l’absence de marques linguistiques fortes de subjectivité, et aboutit paradoxalement à une forme d’assertivité3 pourtant jamais pontifiante : il n’y a pas, pour aller contre une image qui risquerait de se figer, une subjectivité qui veuille d’autant plus s’affirmer, mais des affirmations sur la littérature. Et, comme par un fait exprès pour mon propos, la réflexion porte sur la question même de l’énonciation et, partant de ce qui est en jeu dans cette question, à savoir l’identité de celui qui prend la parole.
Dans toute l’œuvre de Cayrol, quelqu’un vous parle, mais on ne sait jamais qui. […] en littérature, ordinairement, la personne est une idée achevée (même si elle parvient à se faire ambiguë) : aucun romancier ne peut commencer à écrire, s’il n’a choisi la personne profonde de son récit : écrire, c’est, en somme, décider (pouvoir décider) qui va parler. Or, l’homme cayrolien est à peine un personnage ; il ne dispose d’aucune certitude pronominale4.
La distance comme discrétion ne passe pas ici par l’adoucissement de l’affirmation5, mais justement par la non-imposition de la personne qui nous parle de littérature : une instance qui énonce un fait, le tempère par des parenthèses et l’utilise, stratégiquement, pour un propos qui déjoue la généralisation. Il y a la littérature « ordinairement » et il y a la littérature de Cayrol, qui peut apporter un élément de réponse inédit à ce dossier de l’énonciation : « La personne du narrateur, dans cette œuvre, reste techniquement indécise ; on ne trouvera ici ni la duplicité narrative du roman classique, ni la complexité du je proustien, ni le moi du poète », mais « une voix (qu’on ne peut même pas dire anonyme, car ce serait la qualifier), et encore cette voix ne confie-t-elle son indécision d’origine à aucune technique romanesque : ni collective ni cependant nommée, c’est la voix de quelqu’un6 ».
L’indirect de la théorie
On le voit, cette question de la voix permet à Barthes de travailler le nuancier des modes d’énonciation et de narration ; et souligne notre besoin d’un pronom pour (se faire) une image, d’un référent qui prenne en charge cette voix.
On peut ici observer un exemple de ce qui passe parfois de théorie dans le texte critique de Barthes, et de la manière dont la théorie y est à la fois présente, déroutée et pourtant alimentée.
L’œuvre choisie, je dirais même élue par Barthes présente le grand intérêt littéraire et intellectuel de brouiller les pistes, les sentiers déjà battus par les théories de la littérature. Ce commentaire critique permet de se demander si la distinction entre théorie et sens commun faite par Antoine Compagnon est si claire : si le sens commun nourrit parfois la théorie, la théorie donne très certainement un appui au sens commun. En tout cas il est sûr qu’elle devient progressivement endoxale : qu’elle est incorporée par le sens commun. Roland Barthes montre, et en joue, que la frontière est ténue entre théorie de la littérature et idées que l’on se fait de la littérature (on pourrait pousser encore, et peut-être trop loin, cette réflexion en constatant que chacun de ces deux rapports à la littérature implique un certain rapport au monde, des cadres de conception du monde parfois objectivés eux-mêmes en une forme de théorie). Ainsi, les lignes citées plus tôt — « en littérature, ordinairement » — le montrent assez : Barthes cherche à montrer au lecteur que la littérature de Cayrol offre telle nuance, par rapport à ce qu’il peut avoir déjà lu, ou pire, ce que le sens commun a pu fixer des usages de la littérature.
Ce procédé est assez récurrent dans l’œuvre de Barthes pour dessiner au moins l’un de ses modes de rapport à la théorie, donner à voir une facette de son éthos, celle du jeu avec la théorie : l’introduction discrète d’un objet de discussion7, mais toujours reliée à une expérience de lecture qui permet l’entente immédiate sur les enjeux d’un problème théorique, et qui sert, stratégiquement, d’argument évident de persuasion. Je citerai encore cet exemple :
On dit de certaines voix qu’elles sont caressantes. La voix cayrolienne donne au monde une caresse dérisoire, une caresse perdue. Comme la caresse, la parole reste ici à la surface des choses, la surface est son domaine. Cette description superficielle des objets, on en a fait un trait commun à un certain nombre de romanciers contemporains ; pourtant, à l’inverse d’un écrivain comme Robbe-Grillet, chez Cayrol, la surface n’est pas l’objet d’une perception qui en épuise l’existence ; sa façon de décrire est souvent profonde, elle donne aux choses un rayonnement métaphorique qui ne rompt pas avec une certaine écriture romantique ; c’est que la surface est pour Cayrol non une qualité (par exemple optique), mais une situation des choses8.
Cet extrait d’un passage concernant la caresse comme forme de survol que je dirais à moitié concerné (rappelant quelque chose du mode d’être au monde de l’Étranger de Camus), rouvre le dossier de la situation de l’œuvre de Cayrol dans la littérature française. L’œuvre de Cayrol déroute l’histoire littéraire : en rendant en même temps impossible et fructueux le rattachement de Cayrol au Nouveau Roman et au roman dit classique, Barthes accroche son lecteur, en même temps qu’il révèle à la fois notre besoin de catégorisation et la nécessité d’une conscience de l’histoire et des contextes quand on veut traiter de littérature.
Ainsi, le texte critique qui ne se donne pas pour but premier de produire de la théorie en produit néanmoins, mais au passage, c’est-à-dire au contact des textes. Les éléments de théorie « littéraire » sont à la fois évoqués et transformés en doxa ou presque, cependant qu’immédiatement écartés au profit de ce que l’on ne peut que prendre, justement, mais par un autre biais, un détour donc, comme des réponses à de grandes questions de la théorie littéraire. On trouve ici le problème déjà souligné de l’énonciation, celui de la nature de la présence de l’auteur dans son œuvre9, des genres en même temps que de leur périodisation et de leur éventuel entremêlement (« Nouveau Roman », romantisme,classicisme) ; et, plus connue à propos de Cayrol avec la figure de Lazare évoquée dans la seconde partie du texte de Barthes, la question d’une littérature du second vingtième siècle, ou plus précisément, de la possibilité de la littérature après Auschwitz (à travers la question du « Concentrationnat10 »).
Dans l’œuvre de Roland Barthes, la théorie n’est pas là où on (c’est-à-dire où Barthes lui-même, et de nombreux autres) a voulu la placer ; le critique, en adoptant la technique du contre-pied, travaille discrètement certaines questions, en même temps qu’il déjoue les attentes et enfin, justifie l’existence même de son propos tout en conférant/apposant à l’œuvre une valeur qu’elle pouvait ne pas encore avoir.
Se reproduit, avec d’importantes variantes pour la description d’un éthos, ce qui s’était passé avec les romans de Robbe-Grillet au milieu des années 195011. Dans une logique stratégique qui dessine un éthos, à la fois comme travail de son image par un critique qui débute et veut se faire une place dans le champ littéraire de l’époque, et comme image reprise, (stéréo)typée et cristallisée par les autres, les commentaires des premiers romans de Robbe-Grillet offraient une lecture bien orientée et extrêmement affirmée. Barthes prend ici son propre contre-pied : Cayrol permet une rediscussion des pensées et défense d’un objet dont le critique s’était naguère emparé, et qui affirme maintenant non seulement qu’il n’en est pas le dépositaire (il lutte ainsi contre l’imago), mais encore qu’une lecture nouvelle, celle de Cayrol par exemple, ouvre d’autres possibilités ; qui affirme ainsi en acte qu’une vision singulière de la littérature se doit d’évoluer vers d’autres manières singulières de considérer la littérature, à mesure que les œuvres viennent mettre en question ce qui fut dit.
La rature, c’est donc aussi celle du critique qui, revenant sur des propos dont la fixation par le sens commun réclame d’y revenir pour les questionner, les ébranler, opère quelque chose qui n’est ni une simple palinodie, ni un pur palimpseste. La rature, ce pourrait être l’une des formes de l’indirect — revendication, nécessité et impératif pour lutter contre le couperet d’un discours trop définitif, à la fois parce qu’assertif (la théorie en tant qu’elle refuserait de s’énoncer sous des formes variées) et parce que dogmatique (la théorie en tant qu’elle refuserait d’être réfutée) — énoncé de manière théorico-sensible dans la préface aux Essais critiques12.
Le bagage du critique
Il faut insister sur le caractère dynamique de l’éthos, qui se traduit par des phénomènes textuels donnant à voir un processus de subjectivation. Il faut également considérer l’éthos en termes d’adaptation, deux éléments que l’on trouve déjà dans une certaine mesure dans la définition aristotélicienne de l’éthos13.
En l’occurrence, l’activité critique n’est évidemment pas mécanique, le geste critique est différent pour chaque objet approché, la pratique s’adapte et se travaille à chaque objet abordé. Mais il est évident que le critique n’arrive pas non plus vierge de tout savoir (philosophique, littéraire, sensible et affectif) devant un texte14 ; le bagage du critique est aussi ce qui permet que s’établissent des liens à la fois entre l’auteur et le critique, et entre le critique et son lecteur. Il est également ce qui rend possible un jeu avec l’image attendue de soi.
Et bien sûr, selon cette vertu d’adaptation, ce bagage non seulement s’enrichit, mais évolue à chaque rencontre d’une œuvre, il permet en outre au critique d’établir des liens avec d’autres œuvres, créant une forme de savoir en réseau : l’éthos repose ici sur un libre jeu entre elles des différentes composantes qui font un sujet intellectuel, auxquelles de nouvelles viennent s’ajouter à chaque expérience (littéraire). Ce bagage participe donc de l’éthos du critique, à une échelle macrotextuelle, dans la forme que donne celui-ci à chacun de ces liens (liens entre œuvres et liens intersubjectifs).
Dans le texte qui m’occupe ici, Cayrol permet de revenir à Robbe-Grillet, de discuter un discours antérieur, mais le critique, pour parler de l’œuvre de Cayrol, fait plus tard appel à Robbe-Grillet et au livre plus théorique de Cayrol lui-même, Lazare parmi nous ; c’est encore, bien plus éloignée dans le temps, une allusion à Stendhal qui permet la réflexion sur la situation de Cayrol dans l’histoire littéraire15.
L’éthos comme trace travaillée d’une idiosyncrasie
Je voudrais ajouter à cette idée d’un bagage du critique ce qui relève d’un savoir bien particulier, entre vécu sensible et philosophique du monde.
Dans le développement de cette postface, on passe progressivement de la caresse évoquée plus haut comme description en survol, en surface, à un « toucher crissant », au « thème du rêche, de la caresse manquée » et finalement à l’égratignure comme « mode actif du frileux » qui dit à la fois le monde et la description cayroliens, pour aboutir enfin au passage suivant16 :
Peut-être faut-il aller plus loin, quitter cette dernière image, encore trop poétique, du frileux, donner à ces thèmes de la vie insistante un autre nom, à la fois plus vulgaire et plus terrible, celui de la fatigue. La fatigue est un mode d’existence méconnu ; on en parle peu ; c’est une couleur de vie qui n’a même pas le prestige de l’atroce ou du maudit : quelle parole faire avec de la fatigue ? Elle est pourtant la dimension du temps : infinie, elle est l’infini même. […] Ce qui épuise est inépuisable, telle est peut-être la vérité de cette conscience aiguë, obstinée, qui ne lâche jamais le monde et cependant ne peut jamais s’y reposer. Fatigue, mais non pas lassitude : l’homme cayrolien n’est ni déprimé ni indifférent, il ne s’éteint pas, il ne s’en va pas ; il surveille, il combat, il participe, il a l’énergie même de la fatigue17.
Ce cheminement est proprement critique-littéraire parce qu’il est à la fois évolution dans l’œuvre et, à partir d’elle, comme en elle, réflexion sur le monde, ou plutôt, sur une manière de percevoir ce monde, qui est déjà une manière de l’habiter. Ce cheminement est encore propre au critique littéraire parce qu’il pense la recherche du mot juste, qui donnera à comprendre-sentir le « monde » cayrolien : l’analyse de la fatigue débute donc par une activité critique de nomination, pratique peut-être commune à la littérature et à la théorie dans le texte critique.
Ce cheminement est enfin propre au critique littéraire parce que s’y opère un positionnement de soi qui enrichit encore son éthos : « on […] parle peu » de la fatigue (privée du « prestige » des extrêmes), mais moi oui, et j’en fais immédiatement une parole toute singulière, qui rejaillit sur l’auteur que je commente. Et le critique immédiatement de se demander comment peut justement se dire cette fatigue, question à laquelle l’auteur commenté apporte une réponse possible, question à laquelle, à sa suite, le critique lui-même apporte une réponse, autre encore, qui est le commentaire.
Cette réflexion naît d’une expérience personnelle du monde par le critique, mais cette expérience de la fatigue est en même temps l’une des choses les plus partagées, ce qui facilite la tâche de transmission au lecteur, en requérant de celui-ci une tâche de remémoration, de re-convocation, de cette même fatigue — tâche toute sensible, pour retrouver ce qui est à la fois une sensation physique et un état d’esprit.
« Fatigue, mais non pas lassitude » : cette affirmation, qui offre une nuance et donc une précision, me semble en outre comporter un double enjeu, que l’on pourra retrouver dans des travaux bien plus tardifs de Barthes, particulièrement dans le cours au Collège de France qui interroge des modes d’être au monde pouvant être dits neutres18. D’abord parce qu’une telle réflexion a son intérêt propre : la fatigue n’est pas à dédaigner comme objet de pensée sous prétexte qu’elle est une forme d’existence sur un mode mineur. Ensuite parce que cette même réflexion est un acte de défense, selon un double effet de performativité et de mise en abyme, de la possibilité d’une force d’affirmation exempte des défauts attribués à l’assertivité : comme on peut être fatigué sans être las, on peut être véhément sans être assertif19.
Cette réflexion est ainsi le signe d’une ferme défense du nuancé, valeur directement tirée d’une expérience littéraire : d’une part, il y a un nuancier du froid, d’autre part, l’intensité n’est pas (uniquement) là où l’on croit.
Corps et valeurs du critique
La fatigue est ici à la fois ce qui permet de rendre compte d’une certaine atmosphère, et bien plus précisément d’une écriture cayrolienne, et en même temps, en dehors de toute image, la fatigue est la marque d’un accent mis par le critique sur l’importance du corps dans la lecture et dans la pensée. Cette torsion imprimée par le critique à l’œuvre commentée et qui fait du Commentaire à chaque fois un discours inouï, est encore une marque du critique dans son texte, l’une des plus évidentes en théorie, quoique parfois l’une des plus discrètes.
Chez Roland Barthes, cette pression subjective est d’une part masquée par la distance dont je parlais plus haut, et d’autre part elle est l’objet de sa réflexion, dans l’héritage de Nietzsche (et de Bataille) : il s’agit pour le critique, selon ses mots, d’argumenter ses humeurs20. Car Barthes a la claire conscience que cet objet a tel intérêt pour moi21, sujet singulier, et qu’il s’agit ensuite de travailler à dire ce pour moi et le rendre partageable, et donc intellectuellement valable.
Le passage du corps, de la valeur dans le discours requiert de la part du critique une qualité que je voudrais appeler tempérance. Ce mot est marqué moralement bien sûr, mais il permet justement de désigner dans l’éthos barthésien ce travail de la distance d’une part, et de la bonne distance, de la mesure comme condition et impératif pour parler correctement d’un plaisir de lecture dans lequel les sens tiennent grand rôle : il s’agit d’en modérer et moduler ce que l’on peut bien appeler le compte-rendu22.
Subtilité
Modérer, moduler et donc affiner : la tempérance demande de faire exercice de subtilité. Dans l’écriture de Barthes, la subtilité passe par une pratique du tâtonnement affermi et finalement revendiqué comme tel.
Ainsi de la conglobation dans laquelle les éléments viennent bien sûr se corriger l’un après l’autre, mais aussi s’enrichir en s’affinant mutuellement : la conglobation marque le choix de garder tous ces éléments, plutôt que de choisir un seul mot, le mot juste, qui dise tout.
Le discours critique prend donc d’autres aspects que la nomination percutante (on a vu que tout un parcours amenait sans violence théorique à la notion de fatigue). Cette approche passe encore par la pratique du paradoxe léger : « fatigue, mais non pas lassitude ». Par cette formule, le critique déboute ce qui risquerait d’être entendu communément sous ce terme de fatigue par un paradoxe qui dévoile (sans jamais dévoiler complètement) ce que le critique, lui, entend par fatigue et voit comme richesse dans cette idée.
La ferme défense du nuancé, que permet dans « La rature » la pensée de la fatigue, travaille toute l’œuvre de Barthes, souvent par le biais justement de ces paradoxes légers, particulièrement pratiqués dans les dernières années. Il est ainsi question de « ce paradoxe intenable et que toute sa vie [Henriette Barthes, sa mère] avait tenu : l’affirmation d’une douceur23 ». Selon une autre perspective, le roulement du r dans la « phonétique musicale » de Charles Panzéra a pour rôle de « viriliser la douceur24 ».
Je parle de paradoxes légers parce qu’ils mettent en présence des termes non pas oxymoriques, mais curieusement tangents, créant ainsi un effet de « familiarité étrange25 ». À propos de la fatigue toujours, Barthes écrit : « ce qui épuise est inépuisable26 ». Hormis une belle actualisation de la langue, le critique offre ici une vérité plus profonde que ne veut le laisser croire justement ce jeu sur les mots : non seulement les sources d’épuisement sont innombrables et le monde est source intarissable de fatigue, mais de surcroît on s’épuisera toujours à fouiller ce que jamais on n’arrivera à atteindre et comprendre (englober et expliquer) totalement : on demeurera toujours à la surface du monde27.
« La vraie dimension de la voix, c’est l’indirecte, la latérale ; elle prend l’autre par le côté, l’effleure et s’en va ; elle peut toucher sans dire son origine ; elle est donc le signe même de l’innommé28 ». Ce qui n’a pas de nom, pas de pronom, pas d’identité certaine peut tout de même se signaler par quelque chose, qui est la voix.
Le dernier paradoxe léger est de Cayrol lui-même, relevé par le critique, intégré au texte par l’italique qui désigne à la fois la citation et la finesse : « c’est un homme qui nous impose, vis-à-vis de lui, cette tenace insensibilité dont il est parlé dans Lazare29 ». Ces jeux de mots sont fertiles, ils ravivent l’étymologie et la langue en usage, demandent une actualisation simultanée des sens d’un mot, si bien qu’ils ouvrent au lecteur des pistes de réflexion à partir de la langue même30.
Réhabiter une notion théorique, l’éthos
Selon cet enseignement d’une attention à porter à la langue même dans la production de théorie, je reviendrai pour finir sur la pratique actuelle d’un mot prometteur. La notion rhétorique d’éthos est typiquement reprise par diverses sciences humaines, parce qu’elle peut être utile dans divers champs, dont l’étude de la littérature. La recrudescence de ses usages en prouve la richesse, mais elle illustre également un phénomène particulier : en recourant à un même mot, un même outil théorique, les chercheurs opèrent un raccourci utile, permis par une entente tacite. Il s’avère qu’« éthos » recouvre de multiples acceptions, relève d’un vocabulaire très spécialisé en même temps qu’il possède un sens assez général et répandu, que l’on peut ne convoquer qu’un pan du mot, en ne retenant notamment qu’un pan de son histoire, ou même en le détachant de ses marques d’origine. À quoi l’on pourrait ajouter avec Barthes que pour chacun, un mot est chargé de valeurs, et que celles-ci ne sont bien sûr pas explicitées non plus, ancrées qu’elles sont dans un système plus général de pensée et de conception du monde. Il arrive donc qu’au sein d’une communauté chercheuse la convocation d’« éthos » produise un court-circuit : en ne précisant pas les valeurs d’usage de la notion, on risque de faire reposer l’échange et la production intellectuels sur une illusion d’entente commune — ce fait bien sûr concerne la communication de manière générale, mais il est à la fois plus flagrant et plus risqué quand il s’agit de produire de la théorie.
Cependant, cette pluralité d’acceptions possibles de l’« éthos » en fait aussi la richesse théorique ; et ce risque d’un mirage de compréhension commune fait aussi la beauté de l’activité et du discours intellectuel et scientifique : il s’opère un beau travail d’assimilation, mais surtout d’appropriation d’un vocable à la fois très familier et rendu assez étranger par le temps pour qu’on l’emplisse de nouveauté ; l’utilisation d’une notion telle que l’éthos interroge nos usages de pensée — c’est-à-dire, indissociablement, les formes d’expression de cette dernière.
On trouve chez Barthes un exercice de la majuscule qui joue de ce processus bifrons : la majuscule essentialise et fige un terme en exemptant de le préciser à l’avenir, mais il y a aussi une ironie para-doxale de Barthes qui dénonce cette utilisation en-doxale d’un mot par la majuscule elle-même ; et il y a enfin chez Barthes l’apposition de valeurs nouvelles à des mots que le sens commun n’ennoblirait pas d’une majuscule, cette dernière devenant alors la marque d’une affectivité profonde, non imposée, mais montrée et assumée.
Que faire donc, quand on use d’une notion théorique ? User de périphrases, bannir le terme, en préciser chaque fois l’usage ? « Je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne » préconise Pascal dans Les Provinciales. Et Barthes de rêver à une solution à même le langage :
malheureusement je suis condamné à l’assertion : il manque en français (et peut-être en toute langue) un mode grammatical qui dirait légèrement (notre conditionnel est bien trop lourd), non point le doute intellectuel, mais la valeur qui cherche à se convertir en théorie31.
Ce que fait le critique littéraire Barthes, à travers ces figures de pensée que sont les varia sur un mot, le contre-pied, le paradoxe, c’est de donner à penser, sur un mode qui ne serait peut-être pas qualifiable de théorique. Pour la raison sans doute que la théorie est à ses yeux trop rigide pour parler du monde et des œuvres. Roland Barthes a souvent fait montre d’une certaine méfiance à l’égard de la Totalité : le temps est révolu du rejet de la théorie à cause de son totalitarisme ; il arrive que le rejet de la théorie porte aujourd’hui sur son aspect « pulsionnel », remarque qui n’existerait peut-être pas sans l’œuvre de Barthes, souvent taxée de verser dans l’affectivité. À nous de modifier nos usages théoriques donc, de chercher des formes nouvelles à l’écriture de nos théories, comme l’étude de son éthos a tenté ici d’illustrer la recherche par Barthes d’un équilibre entre discours subjectif et production de savoir.
C’est dans une forme de fidélité au réel que le critique se doit de pratiquer la nuance : dans le texte critique, la nuance est à la fois l’objet d’un savoir (montré ou non selon les textes) et l’outil de sa transmission. Le rapport distancé de Barthes à la théorie littéraire, à la fois méfiant, ludique et pourtant impliqué rappelle ce que la production de théorie réclame de finesse et d’adaptation. En 1938, Paulhan, tâchant d’énoncer ses doutes à l’égard d’une entreprise d’élaboration de méthode critique relative au « pouvoir des mots » écrivait : « Je n’ai pas plus que vous le goût de la subtilité ; mais ce sont les choses qui ne sont pas simples32 ».
Notes
La notion d’éthos permet également de travailler cette question, puisqu’elle renvoie aussi à l’idée d’un éthos comme discours socialement évalué.
Dans l’affirmation, c’est la violence et l’arrogance qui sont dénoncées. « La visée de son discours n’est pas la vérité et ce discours est néanmoins assertif. » (Roland Barthes, « Vérité et assertion », in Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 53, Œuvres complètes, op. cit., IV, p. 628)
Barthes a imaginé une clausule d’incertitude et signalait dans la foulée sa conscience du ridicule possible de la systématicité d’une telle forme, voir « Vérité et assertion », in Œuvres complètes, op. cit., IV, p. 628.
Discussion avec les productions de l’université notamment : la date de cette préface ne me semble pas anodine, et « La rature » peut aussi être lue comme un élément de la querelle qui opposera Sorbonne et Nouvelle critique sur les méthodes et les marges de liberté critiques, opposition théorique à la fois réelle et soumise aux distorsions propres aux penchants polémiques de chacune des parties, joute où les affects et les valeurs sont indissociables du durcissement — comme malgré soi — des positions de chacun.
En décembre 1963 a paru l’article « Les deux critiques » qui, plus encore que le Sur Racine (paru en avril 1963), provoque l’ire de R. Picard, surtout lors de sa reprise, avec d’autres articles suivant ce même fil, en volume dans les Essais critiques, parus la même année que « La rature ». Cette accumulation provoque le livre de Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, en 1965, auquel Barthes riposte par Critique et vérité en 1966.
Question cruciale de la théorie littéraire, dont une des formes récurrentes chez Barthes est le questionnement de l’œuvre de Proust. Ici, cette question est abordée en termes d’energeia, de force et de chaleur et non via la trompeuse expression « le spectacle même de quelqu’un qui écrit » : force et chaleur renvoient non à l’être biographique de l’auteur, mais à une présence qui est aussi ce qui donne un sens à l’œuvre parce qu’elle donne sens au monde. « On s’est longtemps interrogé pour savoir ce qui passait de l’auteur dans une œuvre ; mais plus encore que sa vie ou son temps, c’est la force même de l’écrivain qui passe dans son œuvre. » (Ibid., p. 596) Cette énergie n’a d’intérêt que parce qu’elle est transformée : elle est celle de l’homme Cayrol, mais elle est d’une nature particulière puisqu’elle est ce qui le pousse ; énergie et dynamique sont intérieures à l’homme s’il fallait les situer ; le moteur n’est donc pas ailleurs (un ailleurs biographique) que dans l’ouvrage qui révèle en même temps qu’il hérite de cette énergie. On voit ici que Barthes pratique la critique immanente qu’il réclame… « On s’est longtemps interrogé » : par cette formule, le critique met ici provisoirement fin au questionnement théorique, en apportant une réponse qui clôt le débat, de manière indirecte, par le biais d’une œuvre et non d’un raisonnement abstrait.
Le mot est de Cayrol : « Il me semble qu'il est temps de témoigner de ces étranges poussées du Concentrationnat [...] », (Jean Cayrol, « D’un romanesque concentrationnaire », Esprit, 159 (nouvelle série 9), 1949, p. 340-357, p. 341), [note de l’éditeur]. La majuscule en l’occurrence signale la valeur, elle appuie sur le mot, comme portant avec lui quelque chose de presque trop gros pour lui, que la majuscule signale, ou plutôt prend en charge. Mais souvent la majuscule chez Barthes prend en charge un terme synthétique, renvoyant à une grande question éthico-esthétique.
« Cette description superficielle des objets, on en a fait un trait commun à un certain nombre de romanciers contemporains ; pourtant, à l’inverse d’un écrivain comme Robbe-Grillet, chez Cayrol, la surface n’est pas l’objet d’une perception qui en épuise l’existence » (Barthes, « La rature », op. cit., p. 593). Ce « on » renvoie à la fois au critique lui-même lorsqu’il commentait les premiers romans de Robbe-Grillet, et au sens commun qui a pu reprendre ce discours et produire ainsi une doxa.
« En rassemblant ici des textes qui ont paru comme préfaces ou articles depuis environ dix ans, celui qui les a écrits voudrait bien s’expliquer sur le temps et l’existence qui les ont produits, mais il ne le peut : il craint trop que le rétrospectif ne soit jamais qu’une catégorie de la mauvaise foi. […] Je puis bien parler aujourd’hui le brechtisme ou le nouveau roman (puisque ces mouvements occupent le premier cours de ces Essais) en termes sémantiques (puisque c’est là mon langage actuel) et tenter de justifier un certain itinéraire de mon époque ou de moi-même, lui donner l’allure d’un destin intelligible, je n’empêcherai jamais que ce langage panoramique ne puisse être saisi par le mot d’un autre — et cet autre sera peut-être moi-même. Il y a une circularité infinie des langages : voici un mince segment du cercle. Ceci est pour dire que, même si par fonction il parle du langage des autres au point de vouloir apparemment (et parfois abusivement) le conclure, le critique, pas plus que l’écrivain, n’a jamais le dernier mot. Bien plus, ce mutisme final qui caractérise leur condition commune, c’est lui qui dévoile l’identité véritable du critique : le critique est un écrivain. C’est là une prétention d’être, non de valeur ; le critique ne demande pas qu’on lui concède une “vision” ou un “style”, mais seulement qu’on lui reconnaisse le droit à une certaine parole, qui est la parole indirecte. » (Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 11-12, in Œuvres complètes, op. cit., II, p. 273-274). Barthes écrit ceci à la fin de l’année 1963, « La rature » date de 1964. C’est l’expérience toute personnelle de la republication en livre de ses articles qui mène Barthes à théoriser l’activité critique. Ce sera encore l’épreuve de rédaction d’une lettre de condoléances (comment dire la compassion sans tomber dans la banalité du mot ?) qui lui permet d’exprimer une pensée de l’indirect comme variation et détour imposés pour porter un discours critique partageable. On le voit dans cet extrait, la reprise des articles et préfaces en recueil pose au critique la question d’une image de lui-même, à la fois figée dans un temps passé et retravaillée, par le regard du critique qui décide de leur republication, et de qui lira ceux-ci sous forme de livre.
C’est du moins l’une des conclusions que je me permets de tirer de l’ouvrage de Frédérique Woerther sur L’éthos aristotélicien, Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, « Textes et traditions », 2007.
« Ce “moi” qui s’approche du texte est déjà lui-même une pluralité d’autres textes, de codes infinis, ou plus exactement : perdus (dont l’origine se perd) ». (Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, « Points », 1970, p. 16, Œuvres complètes, op. cit., III, p. 126).
C’est donc par une forme de glissement (ce glissement qui est justement l’une des modalités de la caresse et de la parole chez Cayrol selon Barthes : celles-ci glissent, avec à-coups et parce que la surface a quelque chose de rugueux) qu’avance ici la pensée critique selon une logique très particulière, via une sensation et des images, indissociables les unes de l’autre…
Barthes, « La rature », op. cit., p. 595-596. Je noterai au passage que Barthes amorce ici une réflexion sur une énergie de l’auteur lui-même dans l’œuvre, développée immédiatement après dans le commentaire. Et cf. supra, note 9.
Non seulement dans la figure « Fatigue », mais dans tout Le Neutre (Cours au Collège de France, 1977-1978), dir. Thomas Clerc, Paris, Seuil/IMEC, 2002, à chaque figure.
Selon le même principe, dans « La rature » encore, Barthes nous fait passer de la caresse au froid, qui est à la fois la sensation associée à la perception cayrolienne du monde et une image de l’écriture de Cayrol : la langueur peut, parce qu’elle est lancinante, être une souffrance intense en tant que mode d’être-au-monde.
« J’ai toujours eu envie d’argumenter mes humeurs ; non pour les justifier ; encore moins pour emplir de mon individualité la scène du texte ; mais au contraire, pour l’offrir, la tendre, cette individualité, à une science du sujet, dont peu m’importe le nom, pourvu qu’elle parvienne (ce qui n’est pas encore joué) à une généralité qui ne me réduise ni ne m’écrase. » Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie [1980], Œuvres complètes, op. cit., V, p. 801. On peut ici se demander quelles formes devrait prendre la théorie que produirait une telle science du sujet qui n’écraserait pas ce dernier.
Il est question de dire l’intensité du monde (de l’expérience du monde, de la lecture), mais que « l’emportement du message » (Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], Paris, Seuil, p. 14, Œuvres complètes, op. cit., III, p. 707) ne gagne pas le discours critique. Nous retrouvons ici le problème d’une pratique critique de l’indirect.
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie [1980], Œuvres complètes, op. cit., V, p. 845.
L’expression se trouve encore dans « La rature », op. cit., p. 593. Elle entre bien sûr en résonnance avec l’« inquiétante étrangeté » freudienne, et ne relève pas du simple clin d’œil, car elle apparaît au moment où intervient cette question de la voix déjà ici évoquée : d’origine indécise, elle produit « le malaise d’un double ». Plus loin, on entend encore un écho de l’inquiétante étrangeté provoquée par le personnage cayrolien qui porte à peine cette voix, un personnage véritablement seul, profondément dépaysant : « son temps n’est pas le nôtre, et pourtant il nous parle familièrement de lieux, d’objets et d’histoires que nous avons en commun avec lui : il est de chez nous, et pourtant il vient de “quelque part” (mais d’où ?) ». Barthes, « La rature », op. cit., p. 598.
Il était question plus haut d’un bagage du critique : on voit ici comment un même réseau de références non désignées irrigue l’ensemble du texte et participe de la physionomie du commentaire, et de l’éthos du critique.
Je note enfin l’usage que fait Barthes de certains mots, sur lesquels il lui arrive souvent d’insister (une accentuation qui pousse le lecteur à en convoquer ensemble les multiples acceptions et connotations), des mots chargés d’un contenu affectif singulier, des mots dont on ne pourrait faire des concepts théoriques, et qui se révèlent pourtant intellectuellement féconds.
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 59, in Œuvres complètes, op. cit., IV, p. 634-635.
Jean Paulhan, « Lettre aux “Nouveaux cahiers” sur le pouvoir des mots », 1938, in Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres, dir. J.-C. Zylberstein, Paris, Gallimard, 1990, p. 234.
Table des matières
Le sexe des modernes
Ouverture
Présentation du Sexe des Modernes
La norme et ce qui lui échappe : sur Foucault et Butler
Existences politiques et psychanalyse
Le neutre ou le double ? La question du symbolique dans Le Sexe des Modernes
Renewing theory
Le concept de trauma : de la théorie littéraire à la trauma-culture globale. Les relectures du genre du « testimonio » en Amérique latine (2000-2015)
Les postcolonial studies sont-elles utiles aux artistes et à l’histoire de l’art ?
Ecriture translingue et littérature mineure
Nomadisme. La réinvention théorique d’une catégorie dans Mille plateaux et Le Chant des pistes
La fiction narrative comme une « nouvelle frontière » de la recherche théorique selon Umberto Eco
Psychanalyse et littérature. Le problème des récits de cas en psychanalyse
Des yeux au cœur, l’intime comme exercice en théorie
Rêve et source : Le travail sur la métaphore selon Derrida et Blumenberg
Travailler l’éthos avec Jean Paulhan
Comment décrire l’éthos du critique littéraire ? Réhabiter une notion théorique et pratique