Aller au contenu principal

Résumé

Notre travail propose une étude de la diffusion massive de la théorie du trauma au tournant des années 2000. Se construisant progressivement comme un champ disciplinaire autonome, les approches théoriques du trauma sont issues de champs disciplinaires variés, et s’imposent comme le courant théorique central dans les dispositifs d’évocation, de réactivation ou de commémoration du passé, au sein de la reconfiguration actuelle d’une mémoire mondialisée. Il s’agit plus particulièrement de comprendre les transferts et contre-transferts théoriques complexes entre l’Amérique du Nord et l’Amérique Latine. Nous avons choisi une perspective comparatiste pour mettre en lumière la construction d’un paradigme qui fait des Trauma Studies une matrice dont le rôle politique, social et culturel est à interroger. De ce point de vue, nous étudions les implications éthiques et idéologiques de l’appréhension du genre latino-américain du « testimonio » à l’aune de la théorie du Trauma. L'étude de l’institutionnalisation récente (notamment en Argentine) du champ des études mémorielles, permet de comprendre les enjeux de ces tentatives qui visent à unifier à la fois de manière théorique et académique la croissance exponentielle des questions mémorielles et des mémoires traumatiques.

Abstract

Our work proposes a study of the massive diffusion of trauma theory at the beginning of the 21st century. Theoretical approaches to trauma have gradually emerged as an autonomous disciplinary field, and have become the central theoretical trend in the evocation, reactivation or commemoration of the past, within the current reconfiguration of a globalized memory. More specifically, the aim is to understand the complex theoretical transfers and counter-transfers between North America and Latin America. We have chosen a comparative perspective to highlight the construction of a paradigm that makes Trauma Studies a matrix whose political, social and cultural role is to be questioned. From this point of view, we study the ethical and ideological implications of the apprehension of the Latin American genre of "testimonio" in the light of Trauma theory. The study of the recent institutionalization (especially in Argentina) of the field of memorial studies, allows us to understand the stakes of these attempts to unify both theoretically and academically the exponential growth of memorial issues and traumatic memories.

Printer Friendly, PDF & Email

La théorie du trauma est devenue depuis la fin des années 1980 un champ de recherche pluridisciplinaire particulièrement attractif qui, comme le remarque non sans ironie Susan Suleiman, fait figure d’immense agora intellectuelle vers laquelle convergent des « légions de théoriciens1 ». Ces cohortes de chercheurs viennent de l’anthropologie, des études littéraires, de l’histoire, de la sociologie, ou de la philosophie2, mais aussi des sciences cognitives, puisque la théorie du trauma s’appuie initialement sur la psychologie clinique et les neurosciences, et des disciplines juridiques, essentiellement dans le cadre du droit des victimes à la réparation3. Cette confluence massive de chercheurs autour du concept de trauma représente, pour Dominik LaCapra, la mutation théorique majeure des années 1990-2000, qu’il a définie comme le « tournant du trauma4 », pour consacrer son importance, en l’assimilant au « linguistic turn » de la fin des années 70. D’un point de vue plus critique, certains spécialistes considèrent que le trauma est devenu, tout d’abord dans le monde anglo-saxon, puis à partir des années 2000 à l’échelle mondiale, un « fétiche » révéré par une « trauma-culture5 », voire une « trauma-philie6 », pour lesquelles la construction théorique du concept de trauma a fondé le canon d’un culte à venir.

L’enjeu principal de notre travail consiste ici à analyser la construction d’une hégémonie culturelle, sociale et politique de la théorie du trauma qui, après avoir été formalisée tout d’abord aux USA à la fin des années 1980, s’est organisée progressivement en champ disciplinaire globalisé, présent aussi bien en Europe, qu’en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, communément identifié sous le label institutionnel de trauma studies ou englobé dans le domaine plus vaste desmemory studies. En analysant comment, tout au long des années 1990 et 2000, les trauma studies émergent dans une dynamique particulièrement complexe de transfert entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, notamment dans l’usage renouvelé du corpus littéraire du testimonio, nous nous proposons de contribuer à une histoire contemporaine de ce « moment théorique », pour interroger les enjeux à la fois intellectuels et politiques d’une géographie théorique désormais globalisée autour de la notion de trauma.

Théorie du trauma, champ littéraire et mondialisation de la mémoire

La théorie du trauma se présente aujourd’hui comme un champ théorique transdisciplinaire installé à la croisée de plusieurs périmètres des sciences humaines, dans un contexte de « memory boom » marqué par l’extraordinaire inflation contemporaine des questions mémorielles et des mémoires traumatiques7. En effet, la contiguïté est très forte entre le concept de trauma et les problématiques mémorielles, car celui-ci a été souvent défini comme une pathologie de la métabolisation mémorielle. Cathy Caruth a ainsi construit son approche du trauma sur le retour par effraction d’un passé impossible à assimiler :

Trauma is not locatable in the simple violent or original event of an individual’s past, but rather in the way that its very unassimilated nature — the way it was precisely not known in the first instance — returns to haunt the survivor later on8.

Si le concept de trauma postule une impossibilité à construire la mise en récit rétrospectif et une symptomatologie de la hantise d’un passé indicible, la théorie du trauma s’assigne la mission paradoxale de faire parler et de préserver ce silence traumatique lisible dans les récits de témoignages. Tout en récusant l’idée de réparation cathartique par le récit, les principaux auteurs qui ont contribué à formaliser la théorie du trauma dans les années 1990 articulent fortement ce concept à un impératif éthique de reconduction de l’indicible dans la réception, tel que l’énonce Shoshana Feldman : « In urging us not just to listen, but to articulate the very inarticulateness of the narrative, to be the story and to repeat its unrepeatability9 ».

De la sorte, la théorie du trauma se positionne d’emblée dans le champ littéraire comme une approche déconstructiviste de la littérature, qui est directement héritière de la pensée de Derrida, dans la mesure où elle s’installe dans la dimension aporétique du récit testimonial et postule le caractère intransmissible du trauma par ce type de narration. Ce parti pris déconstructiviste est cependant adossé à un appel à l’engagement moral du lecteur et il participe ainsi pleinement au « tournant éthique » entrepris par une grande partie des sciences humaines dans les années 1990, car le trauma unifie les approches éthiques, cognitives et esthétiques10.

Les principaux fondateurs d’une théorie du trauma, issus de l’école déconstructiviste de Yale, parmi lesquels figurent Cathy Caruth, Geoffrey Hartman ou Shoshana Felman11, ont principalement travaillé à partir des années 1990 sur la littérature de témoignage des survivants de l’Holocauste en construisant une théorie littéraire à partir du concept de trauma formulé initialement dans le champ de la psychiatrie clinique pour les vétérans de la Guerre du Vietnam12. Geoffrey Hartman a fondé à Yale un centre de collecte de témoignages oraux de survivants de la Shoa. Shoshana Felman a publié en 1992 avec le psychiatre Dori Laub Testimony, une analyse qui fait désormais date et qui associe des textes très divers, (témoignage oraux, récit littéraire autobiographique, cinéma, poésie, roman, essais) pour nouer étroitement le processus du « témoignage empêché » à la théorie du trauma. De la sorte, la théorie du trauma formulée au cours des années 1990 a été utilisée, ou trivialement métaphorisée diront ses détracteurs13, pour renouveler des approches disciplinaires et recomposer des champs du savoir dans les sciences humaines, qui, à la fin des années 1980 se vivaient en situation d’impasse théorique. Le trauma, tel qu’il est saisi par les théoriciens de la littérature, permettait par exemple de poser la question du témoignage en opérant un retour au réel qui levait le verrou du formalisme structuraliste des années 60. Pour les historiens, il s’agissait d’un renouvellement profond de l’histoire culturelle et de l’histoire des mentalités.

Au cours de la décennie suivante, la formalisation de la théorie du trauma dans les sciences humaines va opérer une mutation décisive : forgée comme une théorie expérimentale permettant de recomposer un paysage théorique hérité des grandes modélisations conceptuelles de l’après-guerre, celle-ci va très rapidement se constituer dans les universités américaines en champ disciplinaire à part entière, qui s’articule à de nouvelles pratiques sociales relevant d’un activisme mémoriel et à de nouveaux corpus littéraires. Le champ théorique du trauma évolue donc dans une dynamique qui combine une logique d’institutionnalisation, de nouvelles formes d’engagement collectif et un souci d’internationalisation, qui va faire émerger de la sorte l’un des principaux paradigmes de la pensée théorique globalisée contemporaine. La théorie du trauma s’est en effet très rapidement déterritorialisée et décontextualisée au cours des années 90, en se projetant hors des corpus textuels qui avaient permis de la formuler initialement (pour l’essentiel, on l’a vu, la littérature testimoniale de l’Holocauste). La théorie du trauma s’est globalisée au sens où elle s’est rendue disponible, pour appréhender toute expérience traumatique indépendamment de son contexte national et de sa problématique historique ou identitaire. Le trauma mémoriel est entendu dès lors comme une matrice du rapport contemporain à la mémoire dans laquelle l’expérience historique locale se subsume dans une communauté mémorielle globale. Ce régime mémoriel dominant dans la postmodernité actuelle implique un processus de « mondialisation de la mémoire », qui, comme l’a défini l’historien Henry Rousso14, configure un nouvel espace public mondial, traversé à la fois d’anamnèses collectives, comme il a pu l’analyser en France pour le « syndrome de Vichy » et de phénomènes d’hypermnésie, c’est-à-dire de crises d’exacerbation mémorielle, souvent déclenchées en situation de concurrence mémorielle ou de compétition victimaire.

Sur la toile de fond de toutes ces représentations collectives caractérisant la mémoire globalisée, nous proposons d’interroger comment la théorie du trauma s’est imposée comme le centre névralgique de cette mémoire-monde, dans laquelle le trauma a en quelque sorte hypostasié la littérature testimoniale en l’érigeant en patrimoine mémoriel de la barbarie dont nous serions tous, en tous lieux, et en tout temps, les héritiers directs. Retracées ainsi, les phases successives de l’émergence de la théorie du trauma, son institutionnalisation puis son internationalisation globalisée, dessinent paradoxalement un phénomène anglo-saxon et résolument américano-centré, dont le foyer central serait l’école déconstructiviste nord-américaine. Pourtant, le paradigme globalisé du trauma se structure de manière beaucoup plus complexe et hétérogène : en effet, la globalisation de la théorie du trauma et les remaniements successifs de son corpus conceptuel doivent être abordés à partir d’une cartographie plus fine, qui permet de saisir avec précision les jeux de transferts et de contre-transferts réciproques entre l’aire latino-américaine et l’aire nord-américaine dans la construction d’une « trauma-culture » globale.

Le futur du trauma : de « l’âge classique » à la « deuxième génération »

La perspective sur la généalogie et les enjeux intellectuels de la théorie du trauma doit donc impérativement être décentrée. Il s’agit d’ailleurs d’une revendication des plus récents de ses principaux fondateurs, à un moment où cette aventure théorique entre dans un âge réflexif et autocritique. Récemment, en 2013, quelques-unes des plus éminentes figures intellectuelles qui ont contribué à élaborer la théorie du trauma aux USA se sont interrogées collectivement sur le bilan et l’avenir de ce champ théorique dans les sciences humaines. Michael Rothberg a ainsi publié une préface à la fois rétrospective et programmatique dans un important volume collectif intitulé The future of trauma theory15. Dans un premier temps, Rothberg dresse un état des lieux de la première génération de cette théorie du trauma, qu’il définit comme un « âge classique », dont il évalue les succès et les échecs et dont il rappelle la centralité dans l’histoire intellectuelle de la fin du XXe siècle. En 2014, Shoshana Feldman et Cathy Caruth ont participé à un autre volume collectif, qui a lui aussi vocation à établir un état des lieux après vingt ans de construction de la théorie du trauma et à renouveler son avenir théorique, sous un titre pratiquement identique : The future of testimony16. La simultanéité de ces deux ouvrages revendiquant le futur de ces options théoriques révèle avant tout la volonté de pérenniser des champs interdisciplinaires parfois concurrents (trauma studies / testimony studies / memory studies) et de poursuivre, au-delà des polémiques intellectuelles, la logique sociale d’institutionnalisation universitaire.

Toutefois, la publication de ces deux ouvrages collectifs témoigne aussi d’une volonté de donner une nouvelle assise épistémologique au caractère de facto globalisé de la théorie du trauma. Ainsi Rothberg cherche-t-il à inaugurer une profonde refondation du paradigme pour une deuxième génération de la théorie du trauma qui doit, dit-il, à présent survivre à la violence de la globalisation néolibérale. Pour lui, dans ce contexte, le futur de la théorie du trauma consiste donc à s’ouvrir à toutes les formes de violences pour devenir une « théorie générale de la survie17 », mais aussi se transformer en un levier critique pour faire apparaître les phénomènes de « violence invisible » et « non-spectaculaire18 », tels que le changement climatique ou la sur-consommation de masse globalisée. Cet appel programmatique de Rothberg représente un nouveau régime de politisation de la théorie du trauma qui s’est forgé entre la fin des années 1990 et les années 2000, tout particulièrement dans un dialogue ininterrompu avec l’Amérique latine et avec le genre littéraire du testimonio.

Transferts Amérique latine / Amérique du Nord : lorsque la théorie du trauma rencontre le genre du testimonio

L’Amérique latine a joué en effet un rôle majeur dans le processus de globalisation de la théorie du trauma en générant une série de transferts importants, tout d’abord à l’échelle du continent américain. Dans un sens Sud / Nord, la littérature latino-américaine du testimonio a servi à reconfigurer profondément la théorie du trauma aux USA en la sortant de son exclusive référence à un corpus constitué par la littérature de témoignage de l’Holocauste. Par la suite, dans le cadre d’un transfert massif Nord / Sud, l’Amérique latine a intégré la théorie du trauma au cœur des pratiques sociales et des politiques de mémoires contemporaines, au point de devenir aujourd’hui, bien avant l’Europe, l’espace le plus investi, mais aussi le plus critique vis-à-vis de la fabrique de mémoire globale engendrée par la théorie du trauma et des opérations de « marketing de la mémoire19 ».

Au sein du groupe de Yale, comme pour les principales figures intellectuelles qui ont contribué aux États-Unis à l’élaboration de la théorie du trauma, le corpus textuel principal était ancré sur l’expérience historique de l’Holocauste. Toutefois, à la fin des années 1990, nombre de ces chercheurs, pleinement inscrits dans ce champ émergent de l’étude du témoignage traumatique ont ouvert leurs approches à des catégories nouvelles de témoignages, notamment ceux issus du Tiers-Monde, dans une perspective dite subalterniste et postcoloniale qui a eu une incidence très directe sur les options théoriques initiales. Susan Suleiman et Marianne Hirsch, toutes deux spécialistes de la littérature mémorielle de l’Holocauste en langue anglaise, ont ainsi posé dès 1997 la question d’une approche comparatiste et des liens possibles entre l’étude des témoignages de la Shoa et le genre du testimonio qui s’est développé en Amérique latine à partir des années 196020. En ce qui concerne les politiques publiques de commémoration, Andreas Huyssen a publié en 2003 Present Pasts, un essai qui enregistre l’émergence d’une scène traumatique « globale », dans laquelle l’Amérique latine tient une place centrale, comme lieu de mise en action du concept de trauma à la fois héritier et émancipé du contexte de la Shoa. Huyssen analyse en effet les dispositifs urbains de mise en scène de mémoires traumatiques aussi bien dans le Berlin d’après-guerre que dans le Buenos Aires de l’après-dictature pour définir les politiques mémorielles publiques comme une culture de masse globale21.

On peut cependant se demander comment des corpus et des contextes mémoriels et sociaux aussi irréductiblement singuliers ont pu être intégrés rapidement à la fabrique théorique du trauma. En effet, pour ce qui concerne la littérature latino-américaine du testimonio, on peut considérer que ce genre littéraire radicalement étranger au paradigme originel du trauma, tel qu’il a été formulé dans les années 1990, puisque les formes narratives du testimonio latino-américain, identifiées comme telles depuis les années 1960 n’ont rien à voir avec la thématique du refoulement mémoriel sur laquelle s’est bâtie la théorie du trauma, à partir du corpus des témoignages des survivants de l’Holocauste. Rappelons que le corpus latino-américain appelé testimonio22 — en français Témoignage — est identifié comme un genre littéraire qui bien évidemment, comme son nom l’indique, appartient à la littérature testimoniale, puisqu’il rend compte de l’expérience vécue de la domination raciale, sociale, sexuelle, ou politique. Ces récits de témoignages d’opprimés publiés à partir de la fin des années 1960, livrent la parole des « sans voix », des « damnés de la terre ». L’expression de cette mémoire de classe est élaborée le plus souvent en collaboration avec des anthropologues, des ethnologues, des écrivains ou des journalistes, qui collectent cette parole testimoniale pour la rendre audible dans la culture dominante. Dans cet abondant corpus de testimonio, le texte qui fait figure à la fois de best-seller et d’architexte du genre est le récit de Rigoberta Menchú, Me llamo Rigoberta Menchú, publié d’abord en France (et en français) en 1983 sous le titre : Moi, Rigoberta Menchú : une vie et une voix, la révolution au Guatemala23. Celle qui obtiendra ultérieurement le prix Nobel de la paix raconte à Élisabeth Burgos-Debray, anthropologue et écrivaine, l’histoire de l’oppression exercée sur le peuple indigène guatémaltèque à travers le fil narratif de sa propre vie.

Le testimonio latino-américain, tel qu’il est identifié en tant que genre depuis les années 1960 et 1970 se fonde donc principalement sur un régime de politisation totale de l’expérience testimoniale, qui, du point de vue générique, incarne une volonté de reconnaissance de l’identité latino-américaine comme rupture révolutionnaire des modèles de discours coloniaux et impérialistes. Aujourd’hui encore, ce régime de politisation radicale est caractéristique de la production contemporaine du testimonio, comme l’analyse J. E. Suárez Gómez pour la littérature colombienne produite à partir des années 1990 : « La politicidad del testimonio, en este sentido, radica en que se instala en los antagonismos sociales tomando partido por uno de los actores en pugna24 ».

Défini ainsi à grands traits, on voit combien le testimonio en tant que genre littéraire engagé est éloigné narrativement et historiquement de la problématique de la mémoire empêchée et de l’incommunicabilité liée au trauma. Or, dans les années 1990, le testimonio latino-américain va devenir une référence centrale dans les débats concernant les témoignages traumatiques en Amérique du Nord. Cette irruption du testimonio sur la scène théorique du trauma a sans doute été facilitée par Fredric Jameson qui, dès 1991, a été l’un des premiers à utiliser le corpus du testimonio pour décentrer politiquement sa propre critique de la postmodernité occidentale, dans un article intitulé « On Literary and Cultural import substitution in the Third Word, The case of Testimonio » qui a été traduit et largement diffusé dans le monde hispanophone25. Très rapidement après la publication de ce texte théorique devenu célèbre, le testimonio est investi par la critique littéraire subalterniste ou postcoloniale, puis intégré à un horizon théorique radicalement différent du contexte latino-américain, dans la mesure où le testimonio est lu comme un témoignage de « trauma social ». Depuis les années 2000, le terme testimonio est en effet en usage dans le vocabulaire de la critique littéraire à l’échelle mondiale pour désigner un genre testimonial de l’extrême violence politique, mais de manière complètement déterritorialisée, coupée de sa radicalité revendicative initiale et pour ainsi dire utilisé « hors-sol » de sa réalité politique latino-américaine originelle : on parle ainsi de testimonio du génocide rwandais26, de la guerre des Balkans, du 11 septembre...

Ce genre de témoignage étant spécifiquement latino-américain et se revendiquant révolutionnairement comme tel, les auteurs latino-américains de testimonio, pas plus que les théoriciens du genre latino-américains, n’ont jamais fait référence dans les années 1970 à l’expérience de la violence concentrationnaire de l’Holocauste. Pourtant, les théoriciens du trauma des années 1990 vont le considérer comme intégrable au paradigme du trauma, car témoignant d’une expérience victimaire, désormais identifiée comme victime d’un « trauma social », c’est-à-dire comme le récit de l’expérience de marginalité d’un sujet historique dominé. Le testimonio latino-américain, reformulé de la sorte comme la narration du trauma social, prend une place majeure dans l’univers théorique des trauma studies et devient l’un des principaux lieux de questionnement critique interne de la théorie du trauma pour les années 2000. En renouvelant les sources documentaires de récit de trauma hors du domaine de la littérature de l’Holocauste, il s’agit de reconfigurer plus généralement l’articulation entre la théorie du trauma et l’engagement politique. En effet, le testimonio est une source documentaire extérieure à la culture anglo-saxonne qui est utilisée pour mettre à jour et dépasser les présupposés conceptuels hérités de la déconstruction derridienne ou du post-structuralisme de Foucault.

Dès 1991, Georges Yúdice avait évalué avec précision l’enjeu épistémologique de cette intégration du corpus de testimonios à la théorie du trauma. Il interprétait cela comme un moyen de dépasser la vision hégémonique héritée de la french theory pour lequel le témoignage de l’altérité, ne se manifeste que sous la forme du cas limite pathologique : l’aliéné, le prisonnier. En prenant pour source le testimonio les théoriciens du trauma construiraient donc un contrepoint nécessaire à l’altérité formulée par le post-structuralisme, et annexeraient le testimonio comme le lieu de modélisation nécessaire d’un point de vue qui est extérieur aux discours des dominants et qui configurait jusque-là selon lui entièrement la théorie du trauma27. Le testimonio latino-américain intervient donc dans le champ théorique nord-américain, comme une pratique culturelle qui signe la fin d’un ordre intellectuel hégémonique, grosso modo le post-structuralisme — et qui signe surtout l’avènement de nouvelles modalités d’engagements politiques, après le déclin des grandes idéologies.

Quels régimes de politisation pour la littérature du « trauma social » ?

La théorie du trauma a donc eu recours au testimonio, en le reformulant comme narration d’un trauma social dans les années 2000 pour pouvoir combiner sa vocation de restauration mémorielle avec une projection vers la praxis politique et revendiquer, en tant que geste théorique, une forme d’engagement citoyen. On voit ainsi se dessiner le paradoxe suivant, caractéristique du phénomène d’érosion culturelle identifié par Jan Assmann dans le phénomène de « mémoire globale28 » : le corpus du testimonio est allégé de son implication initiale, essentiellement politique et révolutionnaire, pour être lu comme un récit de témoignage de victimes sociales, ce qui rétrograde le sujet politique en victime et minimise sa capacité d’agir, tout en exacerbant l’impact traumatique de l’expérience de la violence subie.

Pourtant, la théorie du trauma, exhibe en se saisissant du testimonio une volonté de promouvoir l’étude du trauma social comme le lieu d’élaboration d’une forme d’action publique d’un type nouveau, un « acto de poder », relevant de la logique d’« empowerment » qui agrège des acteurs sociaux autour d’une même communauté thématique, dans une logique de « community organizing » qui ferait des victimes de trauma de tous types une nouvelle forme de communauté culturelle en contexte néo-libéral. En effet, le trauma défini comme « expérience universelle » devient un paradigme de souffrance psychique globalisée dans lequel peut s’enraciner un mouvement qualifié comme « transformation collective », en dehors de toute perspective politique au sens classique du terme. À cet égard, l’ouvrage Trauma Transformed: An Empowerment Response29 marquait dès 2007 l’orientation néo-libérale de la théorie du trauma, dans le sens où elle affirmait la capacité des victimes à construire leur propre réparation et à être les acteurs à la fois singuliers et collaboratifs de processus de résilience30. En Amérique latine, cette récupération du testimonio dans le contexte théorique du trauma a fait l’objet d’analyses très critiques, comme celle de Robert Carr à propos de la neutralisation politique spécifiquement latino-américaine : « Borrar las diferencias es estar deacuerdo con la constitución imperialista de los sujetos del Tercer Mundo31 ». Carr dénonce là une approche du testimonio dans la gauche nord-américaine qui consiste à reconfigurer ce corpus comme une fiction théorique et qui implique en réalité une appropriation normalisatrice des récits de testimoniopar l’aire culturelle dominante nord-américaine et une désactivation des enjeux politiques.

En dépit de ces critiques, les textes latino-américains du testimonio acquièrent dans le champ de la théorie du trauma nord-américaine la fonction de points d’ancrage entre littérature testimoniale et activisme politique. Ce tournant politique pris par une théorie du trauma initialement inscrite dans la sphère morale de l’éthique est particulièrement sensible dans le domaine de l’engagement féministe. Par exemple, Joanna Bartow en 2005, Subject to Change mène ainsi une relecture de la théorie du trauma à partir du corpus des témoignages de femmes en Amérique latine, pour mettre en évidence les contradictions internes de la théorie du trauma, selon elle formulée initialement d’un point de vue masculin et occidentalo-centré32. Kimberly Nance part du même type de corpus pour articuler les récits de trauma sociaux et l’activisme, allant jusqu’à judiciariser la littérature de témoignage comme relevant d’une praxis de justice sociale33.

La fabrique contemporaine de la théorie du trauma a donc intégré depuis la fin des années 1990 le corpus latino-américain du testimonio, pour opérer simultanément un élargissement du champ du trauma et un régime paradoxal de dépolitisation secondaire qui consiste à résorber l’engagement militant dans le cadre du « trauma social » ou du « trauma culturel », pour refonder un activisme citoyen. Toutefois, en Amérique latine, la théorie du trauma s’est vue projetée au premier plan des débats sociaux relatifs à la mémoire des victimes des dictatures, au point de devenir un élément décisif dans le domaine de l’action publique et des politiques mémorielles depuis les années 2000.

Cultures contemporaines du trauma en Amérique latine

À l’époque même où les théoriciens nord-américains du trauma se sont saisis du testimonio dans les années 1990, les représentations et les pratiques mémorielles en Amérique latine se sont polarisées dans la référence à la barbarie de l’Holocauste, qui fonctionne désormais dans cette aire culturelle comme ce que Ricœur nomme « un événement fondateur en négatif » autour duquel, dit-il, « la commémoration dans le deuil exerce alors la même action fondatrice que les événements fondateurs positifs, dans la mesure où ils légitiment les comportements et les dispositions institutionnelles capables d’en empêcher le retour34 ». En Amérique Latine, la valeur de fondation en négatif de la théorie du trauma qui inscrit la gestion publique des mémoires de la répression des dictatures dans le sillage de l’Holocauste est devenue une instance de légitimation politique particulièrement complexe.

Dans la zone du Cône Sud tout particulièrement, à partir des années 1990, la référence aux victimes du génocide nazi en Europe et la diffusion massive et médiatique de la notion du trauma de la mémoire empêchée constitue une étape fondamentale de l’avènement du nouveau régime de la mémoire globale en Amérique latine dans laquelle se manifeste une modalité inédite de « culture du trauma ».

La commission argentine « Nunca Más » créée pour recueillir les témoignages des victimes de la dictature prend son nom d’un slogan utilisé par le ghetto juif de Varsovie et publie en 1984 une somme testimoniale consacrée aux 8960 disparus alors recensés35. Miguel Rodríguez Arias, dans un film documentaire de 2004, retrace le procès de 1985 où les principaux généraux argentins (en particulier Videla) ont été jugés et condamnés (mais dont les images n’avaient jamais vraiment été diffusées en Argentine). Il choisit d’intituler son film « El Nuremberg argentino », expression désormais consacrée pour désigner le procès historique de 1985. Au Chili et en Uruguay, les récits testimoniaux de l’expérience vécue des prisonniers politiques sont aussi profondément informés par ce qu’un critique chilien appelle « l’imaginaire de l’Holocauste36 ». Du point de vue juridique également, la question de la reconnaissance du terme de génocide pour parler des répressions politiques au Chili et en Argentine contribue à l’actualisation du génocide juif comme parabole universelle du trauma dans l’univers culturel latino-américain dès les années 1990.

Aujourd’hui, on peut observer comment le trauma historique s’articule actuellement au trauma social dans le cadre d’une trauma-culture globale : le terme génocide est par exemple appliqué au champ économique en Argentine, pour dénoncer les conséquences de la crise de 2001. Le documentariste argentin Pino Solanas fonde ainsi tout son film « Mémoire d’un saccage » sur le concept de « génocide social37 ». De manière plus générale, depuis la fin des années 1970, l’historiographie latino-américaine intègre de manière très fréquente tout un arsenal terminologique semblant emprunté directement aux théories du trauma (notamment dans l’utilisation du terme de « génocide économique »), pour désigner la façon dont les militaires ont mis en place une politique économique visant les mêmes buts exterminatoires à l’encontre d’une partie bien définie de la population38. En Argentine, la question du génocide fait l’objet d’une intense réflexion juridique, sur les usages de ce concept en relation avec des victimes identifiées comme groupe. Daniel Feierstein a contribué à construire une analyse approfondie de la culture génocidaire en Argentine dans une perspective comparatiste avec l’Allemagne pour réintégrer el Proceso de Reorganización Nacional à une logique génocidaire générale39.

Cette démultiplication de l’usage de la référence à l’Holocauste et au génocide hors du contexte de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale a suscité de très vives polémiques aussi bien en Amérique qu’en Europe, mais elle est sans doute le signe le plus évident d’une globalisation mémorielle qui noue étroitement la détermination du trauma à une indétermination des temps historiques et des idéologies politiques engagées dans les conflits. De la sorte, le régime contemporain de la mémoire traumatique comme culture devient dominant et s’impose comme le remarque Catherine Coquio, sous la forme d’une « culture désormais hégémonique » dans laquelle les narrations du trauma peuvent être lues comme « de puissants modèles narratifs pour normer l’espace culturel mondial40 ».

Ces extensions successives de l’univers référentiel de l’extermination des Juifs d’Europe dans le contexte latino-américain expliquent que la théorie du trauma, si liée originellement au corpus des témoignages des survivants de la Shoa, ait connu un impact immédiat sur tout le continent latino-américain dès les années 1990, qu’il s’agisse dans le Cône Sud du contexte des post-dictatures militaires ou, en Amérique Centrale, du contexte des guerres civiles et des violences liées aux Cartels. En Amérique latine, la théorie du trauma est donc reçue et investie dans le cadre de l’émergence de formes de communautés politiques en contexte néo-libéral qui dessinent de nouveaux régimes de communautés mémorielles et reformulent l’activisme réformiste sur le plan de la réparation du « trauma social ».

Si la théorie du trauma se politise lors de sa diffusion en Amérique latine elle le fait sur un mode qui, du point de vue de la philosophie politique, l’inscrit cependant le plus souvent dans l’orbite des théories de la démocratie participative formulées en contexte néo-libéral, qui envisagent la construction de la mémoire nationale comme une entreprise de co-construction allant dans le sens de l’intérêt général et donc neutralisant tout ce qui ressort à la « critique sociale réformiste », voire révolutionnaire, des collectifs de victimes. Jenny Edkins est à ce titre l’une des intellectuelles qui a le plus efficacement contribué à construire ce paradigme de l’activisme citoyen, pensé dans le cadre de la communauté d’intérêts (ici, les victimes de traumas) sous la forme de communauté mémorielle. Dès 2003, dans un ouvrage intitulé Trauma and the Memory of Politics41, elle avait investi la théorie du trauma dans le cadre plus large d’une théorie de philosophie politique : à partir d’une analyse interdisciplinaire intégrant la littérature mémorielle, elle aborde ces corpus testimoniaux comme des instruments de réforme sociale, de justice, voire de démocratisation politique dans des sociétés engagées dans des processus de transition post-dictatoriale. Dans ses publications les plus récentes, par exemple dans le volume collectif intitulé Global Politics42, l’Amérique latine tient toujours une place prépondérante dans son analyse et l’exemple de l’Argentine devient l’allégorie d’une action politique collective à visée mémorielle (en l’occurrence les Mères de la place de Mai) qui produit de nouvelles formes de construction démocratique qui caractériseraient l’avènement possible d’une démocratie globale43. Les Mères de la Place de Mai deviennent alors l’emblème du pouvoir politique des luttes citoyennes qui prendraient sens uniquement dans le cadre d’une défense des droits de l’homme faite par des « gens ordinaires » : « they reveal the capacity of social organizations — groups of ordinary people — to change political life44 ».

En d’autres termes, les luttes mémorielles de défense des droits des victimes sont philosophiquement proches de la position de Slavoj Žižek qui tend à fonder le politique dans le social, car elles sont analysées comme une manière démocratique (car collective, citoyenne et éthique) d’agir politiquement sans faire de la politique, au sens néomarxiste de défendre un projet de classe.

Quelques usages de la trauma-culture en Argentine

Si l’orientation politique du concept de trauma dans le cadre d’une trauma-culture globale prend sens aux USA dans le sillage d’une réflexion néo-libérale sur les formes de démocraties contemporaines, on peut remarquer que l’usage de ce même concept s’actualise de manière très différente en Amérique latine.

Toujours dans le cas argentin, si souvent utilisé par les théoriciens nord-américains du trauma, il faut observer que les productions théoriques phares de la théorie du trauma américaine sont diffusées et souvent relayées par des intellectuels, comme ce fut le cas de Nora Strejilevitch ou Beatriz Sarlo. Ces essais concernant les nouveaux usages sociaux de la mémoire en Amérique latine sont tous référés à la Shoa, et ils vont instituer le corpus théorique du trauma comme une sorte de capital culturel savant des principaux lieux de mémoire, que l’état argentin a ouvert à partir du début des années 2000, pour commémorer les victimes des violences militaires sur les lieux mêmes où cette violence a été exercée. La trauma-culture devient donc alors partie intégrante de la « politique de la mémoire » organisée par le gouvernement, et plus seulement générée par des « opérateurs de mémoire » collectifs, comme ce fut le cas par exemple pour les associations de familles de disparus.

Ainsi, en 2004, le gouvernement argentin a décidé de créer, dans les locaux de l’ESMA (Escuela de Mecánica de la Armada) qui était un des principaux centres de torture à Buenos Aires, une institution culturelle à vocation mémorielle, inaugurée en 2008 : le Centre Culturel de la Mémoire Haroldo Conti, du nom de l’écrivain argentin disparu. Ce lieu de création et de médiation culturelle au sens large inclut un centre de recherche et des activités académiques (séminaires, colloques, tables rondes, publications et revues savantes) qui diffuse largement la théorie du trauma américaine et l’annexe à des corpus argentins : documentaires, artistiques ou littéraires, tout en assumant un rôle actif de producteur de mémoire collective et une ambition de construction sociale participative de mémoire. Le centre Conti représente un exemple particulièrement abouti de l’intégration de la problématique du trauma à un engagement dans la défense des droits de l’homme.

Cette politique mémorielle promue par l’état argentin fait cependant un usage de la théorie du trauma qu’il faut interroger. En effet, la notion de trauma, n’est pas un instrument de réconciliation aussi neutre et réparateur que l’ont formulé d’un point de vue théorique Jenny Edkins et les tenants d’une politique mémorielle comme défense des droits de l’homme. En Argentine, le paradigme du trauma qui surplombe désormais les politiques mémorielles officielles, comme l’a bien montré l’historien argentin Emilio Crenzel dans son étude des prologues institutionnels des éditions successives des témoignages de victimes du NUNCA MAS, est un instrument théorique qui permet à la fois de déshistoriciser et de neutraliser la charge idéologique originale de la question de la violence politique45.

Cette déshistoricisation neutralisante a d’ailleurs particulièrement marqué Tzvetan Todorov, dans un article de El Paísrendant compte d’un voyage entrepris en Argentine pendant lequel il fut invité à visiter ces nouveaux « lieux de mémoire » récemment inaugurés :

Dans aucun des deux endroits que j’ai visités, je n’ai vu le moindre signe se référant au contexte dans lequel, en 1976, avait été instaurée la dictature, à ce qui l’avait précédée et suivie. Or les années 1973-1976, chacun le sait, étaient celles de tensions extrêmes qui avaient conduit le pays au bord de la guerre civile46.

En Argentine, des voix s’élèvent également, comme celle de Beatriz Sarlo ou de Claudia Hilb, pour critiquer la façon dont les desaparecidos et autres victimes de la dictature sont niés dans leur qualité de sujets politiques pour être assimilés à la vaste catégorie anhistorique et apolitique de victimes d’un trauma. Ce type de critiques est encore minoritaire en Argentine et il n’entame pas le régime actuel du tout-trauma qui caractérise les questions mémorielles et la gestion publique de la mémoire de la dictature. On peut observer cela encore plus nettement au niveau du militantisme associatif, dans des associations qui défendent les droits et la mémoire des victimes et des disparus de la dictature.

À titre d’exemple, nous pouvons rappeler deux cas particulièrement éclairants pour l’Argentine actuelle. L’association HIJOS dont l’acronyme signifie en même temps « Fils et filles pour l’Identité et la justice contre l’oubli et le silence » (Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio), est une association des enfants de disparus créée en 1995 et qui utilise le concept de post-mémoire traumatique formulé par l’Américaine Marianne Hirsch pour légitimer les demandes de réassignation familiale. La théorie du trauma devient alors un instrument juridique, pour légitimer l’activisme en faveur de la restitution d’enfants de disparus47.

Par ailleurs, l’association des mères de la place de mai, a fondé en 2000 une université privée, la Universidad Popular de las Madres de Plaza de Mayo, qui forme des étudiants dans des filières très diverses, toutes liées à l’expérience directe du traumatisme de la violence politique et du militantisme mémoriel. Cette université privée, qui est en passe de devenir publique aujourd’hui, habilement récupérée par le gouvernement Kirchner, propose des filières professionnalisantes avec des cursus combinant le droit, l’action sociale et l’Histoire. Elle propose en outre des filières de formation en psychologie sociale, ou en journalisme d’investigation, entre autres, comme autant de branches disciplinaires pour lesquelles la théorie du trauma constitue le socle bibliographique et intellectuel, légitimé par l’application pratique au terrain argentin par les activistes de l’association des mères et grand-mères de la Place de Mai.

On voit donc combien la théorie du trauma est ici loin de ses postulats derridiens initiaux concernant l’incommunicabilité de la mémoire empêchée et donne lieu à une sorte de surenchère inédite de la construction du trauma en expertise humanitaire transdisciplinaire, qui prétend contribuer à la construction d’une « démocratie globale ».

Le parcours comparatiste que nous avons proposé, entre Amérique du Nord et Amérique latine, permet d’appréhender quelques-uns des principaux enjeux politiques de la fabrique de la globalisation de la théorie du trauma. Comme l’a analysé justement Carlo Ginzburg, l’avènement d’une mémoire globalisée focalisée sur les questions traumatiques signe un changement profond de paradigme culturel : la triade moderne oubli / mémoire / histoire cède en effet la place à la séquence oubli / mémoire / justice. Cette prégnance toujours plus grande des implications morales et politiques du trauma est au cœur des transferts de théorie que nous avons analysés et nourrit toute la littérature mémorielle contemporaine de l’aire hispanophone qui constitue une part importante de cette trauma-culture globale.

Notes

1

Susan Suleiman, « Judith Herman and Contemporary Trauma Theory », Women’s Studies Quarterly, 36, 2008, p. 276-281.

2

Pour une présentation générale de l’émergence de la théorie du trauma dans les sciences humaines, voir Roger Luckhurst, The trauma question,Londres, Routledge, 2008.

3

Austin Sarat, Thomas R. Kearns History, Memory, and the Law, Michigan University Press, 2002. En ce qui concerne les aspects récents de la théorie du trauma dans le domaine juridique, voir Leonard C. Hawes, A new philosophy of social conflict: mediating collective trauma and transitional justice, Londres, Bloomsbury, 2015.

4

Dominik LaCapra, History and memory after Auschwitz, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1998, p. 23.

5

Roger Luckhurst, « Traumaculture », New Formations, 50, 2003, p. 28-47.

6

Roger Luckhurst, The trauma question, Londres, Routledge, 2008, p. 79.

7

Jay Winter, « The Generation of memory: Reflections on the memory boom in contemporary historical studies », GHI Bulletin, 27, 2000, p. 69-92. Sarah Gensburger, « Réflexions sur l’institutionnalisation récente des memory studies ». Revue de Synthèse, 132-VI (3), 2011, p. 1-23.

8

Cathy Caruth, « Introduction: The Wound and the Voice », Unclaimed Experience: Trauma, Narrative and History, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 3.

9

Shoshana Felman, Dori Laub, Testimony, Crisis of witnessing in literature, psychoanalysis and history, Londres, Routledge, 1992, p. 202

10

Voir l’analyse de Liesbeth Korthals Altes concernant les enjeux de l’engagement éthique chez Felman et Laub. Liesbeth Korthals Altes « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? », Études littéraires, 31, 3, 1999, p. 39-56. Voir également : Susannah Radstone, « Trauma theory, contexts, politics, ethics », Paragraph, 30, 1, 2007, p. 9-29.

11

Jean-Michel Ganteau, Susana Onega, Trauma and romance in Contemporary British Literature, Londres, Routledge, 2013, p. 3.

12

Roger Luckhurst, The Trauma question, Londres, Routledge, 2008, p. 6-10.

13

Wulf Kansteiner, « Genealogy of a Category Mistake: A Critical Intellectual History of the Cultural Trauma Metaphor », Rethinking History, 8, 2004, p. 193-221.

14

Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Mémoire Europe-Asie, Revue XXe siècle, 94, 2007, p. 3-10.

15

Michael Rothberg, « Beyond Tancred and Clorinda: Trauma Studies for Implicated Subjects », The Future of Trauma Theory, dir. Gert Buelens, Samuel Durrant, & Robert Eagleston, Londres, Routledge, 2013, p. XI-XVIII.

16

Antony Rowland & Jane Kilby, dir., The future of testimony, Interdisciplinary perspectives of witnessing, Londres, Routledge, 2014.

17

Rothberg, op. cit. p. XIV.

18

Ibid. p. XV.

19

Beatriz Sarlo, Tiempo pasado, Cultura de la memoria y giro subjetivo, Una discusión, México, Siglo XXI Editores, 2005. Elisabeth Jelin, « ¿Quiénes? ¿Cuándo? ¿Para qué? Actores y escenarios de las memorias », Estado y memoria. Gobiernos y ciudadanos frente a los traumas de la historia, dir. R. Vinyes, Barcelona, RBA, 2009, p. 117-150. Voir tout particulièrement l’analyse du « tourisme du trauma » en Amérique latine : Ksenija Bilbija & Leigh Payne, dir., Accounting for Violence. Marketing memory in Latin America, Durham, NC, Duke University Press, 2011.

20

Susan Suleiman & Marianne Hirsh « Testimony / testimonio: witnessing in comparative perspective », Panel presented on the annual conference of the American Comparative Literature Association, 1997.

21

Andreas Huyssen, Present Pasts. Urban palimpsest and the politics of memory, Palo Alto, Stanford University Press, 2003, p. 95.

22

Victoria García « Testimonio literario latinoamericano una reconsideración histórica del género », Exlibris, 1, 2012, p. 371-389.

23

Rigoberta Menchú, Moi, Rigoberta Menchú : une vie et une voix, la révolution au Guatemala, propos recueillis par Élisabeth Burgos, trad. Michèle Goldstein, Paris, Gallimard, 1983.

24

Jorge Eduardo Suárez Gómez, « La literatura testimonial en las Guerras en Colombia: entre la memoria, la cultura, las violencias y la literatura », Iberofórum, Revista de ciencias sociales de la universidad iberoamericana, 72, 2011, p. 279.

25

Fredric Jameson, « On Literary and Cultural import substitution in the Third Word, The case of Testimonio », The Real Thing: Testimonial Discourse and Latin America, dir. Georg M. Gugelberger, Durham, NC, Duke University Press, 1996, p. 11-34 : « De la sustituciones de importaciones literarias y culturales en el tercer mundo: el caso del testimonio », trad. A. M. del Río & J. Beverley, Revista de crítica literaria latinoamericana, 36, 1992, p. 121-133.

26

Zoe Norridge, « Writing against Genocide: Genres of opposition in Narratives from and about Rwanda », Postocolonial poetics. Genre and forms, dir. Patrick Crowley & Jane Hiddelston, Liverpool, Liverpool University Press, 2011, p. 240-261.

27

Georges Yúdice, « Testimonio and Postmodernism », The Real Thing: Testimonial Discourse in Latin America, op. cit., p. 42-57.

28

Jan Assman, « Globalization, universalism, and the erosion of cultural memory », Ed. Aleida Assmann, Sebastian Conrad (Hg.), Memory in a Global Age. Discourses, Practices and Trajectories, Londres, Palgrave Macmillan, 2010, p. 121-137.

29

Marian C. Bussey & Judith Bula Wise, dir., Trauma Transformed: An Empowerment Response, Durham, NC, Columbia University Press, 2007.

30

Peter Hall & Michèle Lamont, dir., Social Resilience in the Neoliberal Era, Londres, Cambridge University Press, 2013.

31

Robert Carr, « Re-presentando el testimonio: Notas sobre el cruce divisorio primer mundo/tercer mundo », Revista de critica literaria norteamericana, XVIII, 36, 1992, p. 73-94.

32

Joanna Bartow, « Essential Subversions: Reading Theory with Latin American Women’s Testimonial Discourse » Women as Witness, dir. Linda S. Maier & Isabel Dulfano, Berne, Peter Lang, 2004.

33

Marianne Hirsch, « Marked by memory. Feminist Reflection on Trauma and Transmission », Extremities: Trauma, testimony and community, Urbana, 2002, p. 71-91.

34

Paul Ricœur, « Événement et sens », Raisons pratiques, 2, 1991, p. 52.

35

Marguerite Feitlowitz, A Lexicon of Terror: Argentina and the Legacies of Torture, Revises and Updated, with a New Epilogue, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 104.

36

Jorge Montealegre Iturra « Construcción social de la memoria : presencia del imaginario del Holocausto en testimonios latinoamericanos »,Alpha, 36, 2013, p. 119-134.

37

Pino Solanas, Memoria del saqueo, Cinesur, ADR & Thelma Film, 2003.

38

André Gunder Frank, Capitalismo y genocidio económico : carta abierta a la Escuela de economía de Chicago a propósito de su intervención en Chile, Bilbao-Madrid, Zyx, 1976.

39

Daniel Feirstein, El genocidio como práctica social. Entre el nazismo y la experiencia argentina, Buenos Aires, Fondo de cultura económica, 2007. Daniel Feierstein, « Intepretaciones jurídicas y sociológicas con respecto al genocidio en Argentina », Revista de derecho Penal y Criminología, 2, 2012, p. 57-68

40

Catherine Coquio, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2015, p. 10.

41

Jenny Edkins, Trauma and the memory of politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

42

Jenny Edkins & Maja Zehfuss, dir., Global Politics: A New Introduction, Londres, Routledge, 2014.

43

« They have an unassailable position of political power backed by the moral strength of their identity as mother, the unspeakable suffering of their children, and their status of defenders of democracy in Argentina » (Lucy Taylor, « Is democracy a good idea? », in Global politics, op. cit, p. 289-313, p. 296).

44

Ibid., p. 297.

45

Emilio Crenzel, « Políticas de la memoria. La historia del informe nunca más », Papeles del CEIC, 61, 2010/2, p. 1-28.

46

Tzvetan Todorov, « Un viaje a Argentina », El País, 7 décembre 2010.

47

Voir les nombreuses publications réalisées par l’association des grand-mères de la place de Mai : Restitución de niños, Abuelas de Plaza de Mayo, Buenos Aires, EUDEBA (Editorial Universitaria de Buenos Aires), 1997 ; Efectos psicológicos y psicosociales de la represión política y la impunidad de la dictadura a la actualidad, Buenos Aires, Ediciones Madres de Plaza de Mayo, 2005.)

Printer Friendly, PDF & Email
Publié dans :