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S’est tenue le 2 avril 2022 une journée d’étude portant sur l’ouvrage d’Éric Marty, Le Sexe des modernes, Pensée du Neutre et Théorie du genre, paru tout juste un an plus tôt. Destinée aux étudiants des masters PP (Psychopathologie et Psychanalyse) et LIPS (Littérature et Psychanalyse) de l’université d’Aix-Marseille, cette journée a fait événement dès avant sa tenue, de par l’enthousiasme et la spontanéité avec lesquels ce projet a trouvé à se réaliser ; rares en effet sont les objets qui mobilisent aussi vivement des enseignants de différents champs – ici la littérature, la philosophie et la psychanalyse. C’est sous l’impulsion de Daniel Liotta (philosophe et professeur en CPGE) et Nils Gascuel1 (psychanalyste, professeur de philosophie en lycée) qu’a germé l’idée de cette journée, à laquelle se sont ralliés Nicolas Guérin (Professeur en Psychopathologie Clinique au LPCPP) et Stéphane Lojkine (Professeur de Littérature au CIELAM), mais également Mélanie Fakheur et Nicolas Robert, tous deux jeunes docteurs du LPCPP. Suspendant les frontières entre l’intérieur et l’extérieur de l’université ainsi que les frontières entre les disciplines, ce rassemblement témoigne de tout l’intérêt qu’a suscité cet ouvrage – et cette journée a tenu ses promesses au point qu’une publication s’imposait pour en laisser trace.

La vivacité des échanges avec l’auteur n’ayant pas fait l’objet d’une retranscription, cette publication ne saurait prétendre être le reflet exact de cette journée d’étude ; elle vise néanmoins à reproduire le plus fidèlement possible la densité des réflexions et des interrogations soulevées par l’ouvrage d’Éric Marty, qui s’est chargé lui-même de présenter Le Sexe des modernes – exercice périlleux pour tout autre que lui, au regard de la somme impressionnante que constitue son essai. Ce prélude nécessaire à la compréhension des lecteurs sera poursuivi par les textes des différents intervenants, textes qui observent deux formats possibles : un format long, adopté par Stéphane Lojkine et Daniel Liotta, visant le déploiement d’une réflexion à partir d’une facette de cette enquête-fleuve ; Nicolas Guérin, Nils Gascuel et Mélanie Fakheur ont quant à eux resserré leurs interventions en un format court, autour d’une série de questions.

 

Si l’on peut s’étonner ou se moquer gentiment du fait que le si fameux Trouble dans le genre de Judith Butler (1990) ait mis quinze ans à être traduit en français (2005), force est de constater que le genre est aujourd’hui un signifiant incontournable, « indispensable », au point alors que se pose la question de savoir « comment on faisait avant pour parler de ces choses-là sans le mot genre2. » Cette question-là, cruciale sous son apparente naïveté, pourrait être élue comme boussole permettant de se repérer dans Le sexe des Modernes, et indique la perspective tout à fait originale qui est celle d’Éric Marty dans sa grande enquête sur le genre.

L’avant-propos énonce ainsi sans ambages la position de l’auteur :

« il serait naïf de croire que la notion de genre, sous prétexte qu’elle remet en cause le caractère naturel de la différence sexuelle, ne serait pas un avatar parmi d’autres de l’odyssée de cette différence-là3. »

Rappeler le caractère historiquement, culturellement et politiquement situé de la notion de genre au regard de l’irréductible énigme qu’est le « sexe » – si l’on accepte avec la psychanalyse d’user de ce signifiant sans le restreindre à sa désignation anatomique – semble déjà faire d’un simple constat une hypothèse forte. Et cependant, cet abord critique du genre et de sa principale théoricienne qu’est Judith Butler évite habilement le ton de dénonciation outrée, condescendante voire polémique que l’on retrouve notamment chez les psychanalystes qui se sont frottés à sa théorie, pour laisser place à un minutieux travail de déconstruction. Déconstruction qui s’attache par exemple à révéler la performativité au cœur de la théorisation butlérienne du genre comme un monstre épistémologique, de par la synthèse inédite qu’opère Butler entre deux versions originellement inconciliables du performatif – la version pragmatique issue de la philosophie analytique et la version structuraliste4. Est également souligné avec précision que le mésusage des concepts de Lacan – qui n’a pas manqué d’interloquer les lacaniens et qui n’est pas sans constituer l’un des motifs de leur répulsion face à Butler – procède, en partie du moins, d’une intention affirmée, revendiquée de détournement. Se trouve également clarifiée la fonction de légitimation que Judith Butler tire de ladite French Theory, éclairant son geste – qui est geste de torsion – comme servant un objectif : celui de donner une certaine consistance aux discours « ordinaires des campus américains » d’où naissent les études de genre et les études culturelles, d’assécher ce discours purement émotionnel en apprenant à parler la théorie5.

Ce travail sur la notion de genre est-il pour autant le cœur même de cet ouvrage ? Le genre n’apparaît-il pas plutôt comme l’outil actuel permettant d’ouvrir la porte d’une autre voie qui a tendance à être, sinon verrouillée, à tout le moins occultée par l’appellation de French Theory ? Éric Marty offre alors au lecteur un panorama très érudit de la pensée de Barthes, Deleuze, Derrida, Foucault, Lacan … en un retour aux textes en version originale, en quelque sorte – sa lecture, version française. A la question de savoir « comment on faisait avant pour parler de ces choses-là sans le mot genre » émerge alors le Neutre, oublié ou méconnu ; le Neutre qui n’est certes pas un synonyme du mot « genre », mais qui indique une autre manière non pas seulement de parler, mais de faire avec « ces choses-là ». Le « silence du Neutre » se retrouve alors opposé aux « proliférations bavardes du genre6 » sans qu’il soit cependant constitué comme un point de ralliement des Modernes : Éric Marty n’escamote en effet pas les dissensions entre les Modernes, soulignant par exemple la place d’exception et de divorce occupée par Foucault, « le post-européen ». Lacan, quant à lui, demeure en extériorité par rapport à ce Neutre – celui-ci résonnant de manière non familière, tout à fait insolite, aux oreilles des psychanalystes.

Ce silence du Neutre est par ailleurs étroitement intriqué à la littérature, à l’écriture. C’est bien dans cette filiation directe que s’inscrit Éric Marty, comme en témoigne ne serait-ce que la dédicace du Sexe des Modernes : « A Claudie – personnage de mon roman La fille ». Cet amour affiché pour la littérature fait fi, en quelque sorte, de la critique majeure de Judith Butler à l’encontre de la Théorie des modernes : celle d’un supposé « romantisme », si éloigné de son pragmatisme sociologique. Mais cette dédicace au personnage de Claudie – qui est « vraiment une femme, malgré qu’elle soit un garçon, et malgré son si jeune âge7 » – vient en outre redoubler l’annonce que laissait présager le Self portrait in drag d’Andy Warhol en couverture : la place cruciale accordée au travesti, « figure centrale dans l’entreprise moderne de déconstruction des identités sexuées8 ». La seconde partie de l’ouvrage travaille cette figure résolument plurielle du travesti dans la lignée ouverte par le Neutre et sa puissance suspensive, qui délivre « la sexualité du paradigme homme/femme au profit d’un Neutre, ni homme/ni femme9 ». Claudie mettait déjà en exergue, à sa manière et en rupture avec toute polarisation de la notion glissante d’identité, le trouble insufflé par le travesti dans le désir dit hétérosexuel bien plutôt que le seul trouble dans le genre.

Éric Marty resitue ainsi au cœur de la pensée des Modernes l’écriture comme lieu du non-rapport sexuel, soulignant que ce lieu n’est pas celui de la célébration du « fiasco du non-rapport10 » mais bien un lieu opératoire ; un lieu dont on pourrait dire qu’il met au travail le désaveu pervers dont on connaît la célèbre formule de Mannoni : « je sais bien mais quand même ». « Je sais bien mais quand même » – ça n’empêche pas tout, ça n’empêche pas d’écrire ; un « je sais bien mais quand même » toujours inédit qui promeut dans l’espace même de l’écriture une solution perverse dépouillée de ses accents pathologisants, puisque l’invention du sujet pervers serait le véritable sujet du Neutre11. Est là encore consommée la discordance d’avec l’approche et la préoccupation de Butler, qui se situe quant à elle sur un tout autre registre, qui part d’un tout autre postulat et qui sert un tout autre objectif : il y a empêchement à vivre, et urgence à y remédier. Il s’agit pour elle de rendre la vie vivable dans un lieu qui n’est pas celui de l’écriture, et pour lequel l’écriture ne fait pas lieu. Le Sexe des Modernes aura ainsi le mérite de rappeler que le genre n’est pas le premier mot « de ces choses-là », qu’il n’est peut-être pas le seul, ni d’ailleurs le dernier.

Notes

3

Éric Marty, Le Sexe des Modernes, Paris, Éditions du Seuil, 2021, p. 12.

4

Ibid., p. 60.

5

Ibid., p. 77.

6

Ibid., p. 480.

7

Éric Marty, La Fille, Paris, Seuil, 2015, p. 156.

8

Éric Marty, Le Sexe des Modernes, op. cit., p. 141.

9

Ibid., p. 162.

10

Ibid., p. 458.

11

Ibid., p. 248.

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