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Dans le séminaire qu’il consacre en 1964 à l’ancienne rhétorique, Roland Barthes constate que nous avons hérité du romantisme une conception négative et appauvrie de la technique. Pour nous, les modernes, une technique est un ensemble de règles qui doivent être appliquées pour obtenir un résultat. Chez les Grecs, le mot technè avait un sens quelque peu différent : est technique toute opération qui rend possible quelque chose qui n’existait pas lorsque le travail a commencé. Toute la rhétorique d’Aristote repose sur l’opposition entre ce qui existe dans le monde (les preuves que l’orateur peut utiliser dans son discours) et ce qui existe dans la technique (les preuves que l’orateur doit inventer par son discours). Pour Barthes, renouer avec la rhétorique n’a de sens que si l’enjeu de ce retour est de montrer que la technique n’exclut pas l’invention, bien au contraire. Contre toute éthique spontanéiste qui affirme l’inutilité des règles, contre toute politique autoritaire qui voit dans les règles quelque chose de nécessaire à la survie, la rhétorique montre que les règles ouvrent à l’exercice d’une liberté, car elles rendent possible un travail de création. Le mot grec ἔντεχνος (entechnos) — « dans la technique » — Barthes invite à le traduire par « dans la liberté de faire exister ou non1 ».

Aujourd’hui, la rhétorique est de retour dans les sciences humaines et sociales. Il s’agit d’un phénomène qui n’est ni nouveau ni unique. L’histoire littéraire et scientifique du XXe et du XXIe siècle est en effet ponctuée de reprises et de revalorisations de cette ancienne discipline. Les figures ont été le premier élément du système rhétorique à être réinvesti par la modernité ; dès 1917 Valéry nourrissait le projet de reprendre et de corriger la taxinomie des anciens, projet qui sera réalisé, un demi-siècle plus tard, par les membres du Groupe Mu. Autour du concept de vraisemblable ont travaillé ensuite, à partir des années 1950, plusieurs juristes, philosophes et littéraires, dans la suite notamment des travaux de Perelmann. La redécouverte de la notion de vraisemblable a été par ailleurs décisive dans l’essor tant de la narratologie que des sciences de la communication. Depuis les années 1980-1990, la notion rhétorique la plus sollicitée par les universitaires est la notion d’ἦθος (èthos), qu’Aristote définit comme « le caractère moral (de l’orateur) […] obtenu par la force du discours2 ». Cette notion figure aujourd’hui dans les ouvrages de sociologie qui prolongent ou contestent l’héritage de Bourdieu, dans les recherches des linguistes et analystes du discours comme Ruth Amossy, dans les enquêtes historiques inspirées de travaux de Carlo Ginzburg, mais aussi dans les études sur les postures, discursives et sociales, d’écrivains et d’intellectuels (Jerôme Meizoz) ou dans les questionnements de philosophie morale sur les enjeux éthiques et esthétiques du style (Marielle Macé), ou de la reconnaissance (Barbara Carnevali).

Tous les chercheurs qui promeuvent le retour de cette notion reprennent à leur compte, explicitement ou implicitement, la distinction aristotélicienne entre deux sortes d’éthos : un éthos technique, un éthos non technique. Le caractère moral que l’orateur construit par le discours ne doit pas être confondu avec l’image sociale de l’orateur, qui, elle, préexiste au discours et circule avant même que l’orateur ne se mette à parler. La plupart des chercheurs met actuellement l’accent sur l’importance de l’éthos dans les processus de fabrication ou de contestation d’une identité, individuelle ou collective. Un propos de Nathaniel A. Rivers illustre bien l’enjeu éthique, politique et existentiel qu’on associe aujourd’hui à cette ancienne notion : « l’éthos n’est pas seulement pour nous une façon d’être persuasifs : l’éthos est ce qui fait de nous ce que nous sommes3. »

Le vœu exprimé par Barthes en 1964 semble à première vue avoir été exaucé : le retour de la rhétorique s’accompagne enfin d’une revalorisation de la technique et s’inscrit dans un projet qui invite les hommes et les femmes à s’inventer, à travailler pour porter à l’existence quelque chose qui n’était pas là dès le départ. Mais en est-il vraiment ainsi ? La revalorisation actuelle de la rhétorique va-t-elle de pair avec une revalorisation de la technique ? La métaphore de la « fabrique de soi » suppose-t-elle l’idée que là où il y a technique, il peut y avoir liberté ? Et si c’est le cas, quelle liberté promet aujourd’hui la rhétorique à ceux qui seront capables de maîtriser la parole ? Comparée à la liberté de faire exister ou non, la liberté que les pensées contemporaines de l’éthos accordent à l’homme qui sait parler est considérablement réduite : c’est la liberté d’accepter ou de contester une image sociale. Dans L’Argumentation dans le discours, Ruth Amossy montre en effet que l’éthos peut être un instrument d’émancipation dans la mesure où il donne à chacun la possibilité de choisir par quelle image il veut être représenté et reconnu. Par la construction d’une image qui « se refuse aux commodités de représentations piégées et de normes aliénantes4 », le discours peut devenir le lieu où le sujet s’affranchit des stéréotypes ambiants pour revendiquer une identité autre.

Ce travail se propose de montrer que la notion aristotélicienne d’éthos ouvre les portes pour penser une liberté plus précieuse encore que celle de se choisir une identité, de l’endosser et d’être reconnu tel qu’on le souhaite. C’est dans les écrits de Jean Paulhan que nous avons trouvé des outils pour penser cette liberté inscrite en puissance dans tout acte de parole. Il s’agira d’explorer la pensée éthique de Paulhan, éthique qui soutient tant ses analyses d’histoire littéraire que ses considérations politiques. Les notions de Terreur et de Rhétorique — élaborées et travaillées par Paulhan tout au long de sa vie — seront envisagées en tant que postures éthiques face à la parole d’autrui et, plus précisément, face à la parole d’autrui lorsqu’elle nous éblouit.

Dans une première partie, un passage d’À la recherche du temps perdu permettra de montrer que la terreur est une attitude de méfiance non pas à l’égard du langage, comme l’affirme la vulgate critique, mais à l’égard de la personne qui prend la parole. Après avoir remarqué que la notion de terreur reprend et radicalise une intuition qui était déjà chez Aristote, nous serons amenés à commenter la prééminence que ce dernier accorde à l’éthos sur les autres moyens de persuasion.

Un second passage de la Recherche, que Paulhan cite dans son Traité des figures, servira de point de départ pour une réflexion sur les enjeux éthiques de la terreur. Il s’agira plus précisément de comprendre pourquoi Paulhan attribue au terroriste la propriété d’être « sage ». La sagesse du terroriste est-ce une vertu ou un vice ? Une présence d’esprit ou un manque de courage ?

Dans une troisième et dernière partie, nous tenterons de saisir la posture éthique du rhétoricien. Nous commenterons un texte de 1953, Les Douleurs imaginaires, qui relate une aventure apparemment très éloignée des problèmes langagiers : les évolutions d’une sciatique. L’entrée et la sortie de la maladie allégorisent en réalité l’entrée et la sortie de la parole. Tout comme le malade, l’homme qui prend la parole a besoin qu’on lui enseigne à tirer profit d’une condition de faiblesse et d’humiliation. Ce que Paulhan appelle rhétorique, et qu’il appelle de ses vœux, est une technique qui se propose d’apprendre non pas tant à fabriquer un soi qu’à recommencer un moi.

La Terreur, un problème d’éthos

Dans son Traité des figures, Paulhan retranscrit un remarquable morceau oratoire prononcé par Mme Cottard dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Après avoir manqué trois mercredis d’affilée, l’épouse du docteur Cottard revient dans le salon d’Odette et justifie ainsi son absence prolongée :

J’ai eu une crise dans ma domesticité mâle. Sans être plus qu’une autre très imbue de mon autorité, j’ai dû, pour faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui, je crois, cherchait d’ailleurs une place plus lucrative. Mais son départ a failli entraîner la démission de tout le ministère. Ma femme de chambre ne voulait pas rester non plus, il y a eu des scènes homériques. Malgré tout, j’ai tenu ferme le gouvernail5.

Devant des expressions comme « ma domesticité mâle », « mon Vatel » ou « scènes homériques » le lecteur est immédiatement saisi et surpris. Des expressions aussi riches, aussi recherchées ne peuvent pas le laisser indifférent. Passé un premier moment d’éblouissement cependant, le lecteur moderne se pose inévitablement une question : pourquoi Mme Cottard parle-t-elle dans un style si soutenu ? Cherche-t-elle à rendre la maîtresse de maison plus indulgente, en suscitant chez Odette un sentiment de pitié ? Ou reproduit-elle simplement les tournures artificielles et maniérées des femmes qui fréquentent les salons mondains ? Dans un cas comme dans l’autre, ce qui a provoqué l’éblouissement du lecteur se convertit en preuve à charge contre l’orateur. Si l’effet est recherché, le discours de Mme Cottard fait d’elle une tricheuse, quelqu’un qui cherche à apitoyer son auditoire à travers un usage très maîtrisé de sa parole. Si l’oratrice reproduit involontairement le style des autres, son discours fait d’elle une pure imitatrice, quelqu’un qui reproduit, sans même le savoir, un langage qui ne lui appartient pas. Dans les deux cas, l’éblouissement fait place à la déception.

Autour des mots de Mme Cottard, se consomme la négation de la rhétorique par la terreur. Ce lecteur ébloui, puis déçu est bien celui que Paulhan qualifie de « terroriste » : un lecteur qui se méfie de la puissance de la parole. L’exemple proustien permet de corriger sur deux-points la vulgate critique sur la terreur. Tout d’abord, personne n’est terroriste par choix. Le lecteur moderne est inévitablement terroriste, car il sait qu’on parle pour obtenir des effets (c’est la « leçon » de la rhétorique) et il sait aussi que les autres parlent en nous et nous aliènent de notre pensée (c’est la « leçon » du romantisme). Ce lecteur moderne, qui arrive après la rhétorique et après le romantisme, comment pourrait-il ne pas se méfier d’une parole d’autrui qui l’éblouit ?

Le second point sur lequel il faut revenir concerne l’objet même de cette méfiance. Il n’est pas exact de dire que le lecteur moderne se méfie du langage : il se méfie d’une parole, et plus précisément, d’une parole qui pourrait susciter chez lui un sentiment d’admiration. Le lecteur de la Recherche ne doute pas en effet de la vérité ou de la fausseté de ce que Mme Cottard dit, il doute de la qualité morale de l’oratrice : est-elle habile jusqu’à la tromperie ? Ou naïve jusqu’à la bêtise ? Il s’agit bien d’un problème d’éthos, au sens qu’Aristote donne à ce terme : le lecteur s’interroge sur un caractère qui surgit du discours lui-même. Il est possible d’ailleurs de localiser plus précisément ce qui, dans le discours, produit un sentiment de méfiance et met en marche la terreur. Ce sont les expressions les plus inventives et les moins prévisibles (« domesticité mâle », « scènes homériques », « très imbue de mon autorité ») qui font douter de la qualité morale de l’oratrice.

Dans l’entre-deux-guerres, Paulhan n’est pas le seul à constater que le jugement critique sur les discours s’est transformé en jugement moral sur ceux qui les produisent. Dans un article intitulé « Pour l’inauguration d’une nouvelle ligne », publié dans La Revue européenne en 1923, Valéry Larbaud prévoyait que seulement deux sortes de littérature allaient être bientôt possibles : une littérature d’« habiles » et une littérature de « dupes ». L’originalité de la position de Larbaud tient au fait qu’il aborde la question en termes rhétoriques : « habiles » et « dupes » ne sont pas chez lui des profils psychologiques ou des catégories sociologiques, ce sont deux caractères construits par le discours, deux éthos. Pour Larbaud, un écrivain qui commence à écrire en 1923 doit se préoccuper avant tout de ne pas passer pour une personne qui manipule des mots au lieu de produire de la pensée. Pour éviter ce risque, ne restent à l’écrivain que deux solutions : se prémunir en adoptant un éthos de non-dupe (il sait et il écrit pour montrer qu’il sait), ou alors accepter de passer pour un ignorant (il ne sait pas et il écrit parce qu’il ne sait pas). On pourrait dire que Paulhan élargit le constat de Larbaud sur la littérature contemporaine à l’ensemble des pratiques verbales influentes. Désormais, pour qu’une parole soit efficace, l’orateur doit éviter avant tout de passer pour un parleur.

L’orateur est une personne qui fait des discours, mais dès qu’il est pris pour un faiseur de discours, sa parole perd immédiatement toute son efficacité. Cette propriété du discours explique, à notre sens, la prééminence qu’Aristote attribue à l’éthos par rapport aux deux autres moyens de persuasion : le pathos et le logos. « Mais, écrit-il, on peut presque dire que ce qui emporte la plus puissante des confiances, c’est l’éthos6. » On pourrait croire qu’Aristote soutient ici que l’éthosest le moyen le plus efficace pour emporter l’adhésion. Un discours qui fait apparaître l’orateur comme digne de confiance aurait plus de chances de réussir qu’un discours qui suscite des émotions intenses (pathos) ou qui développe une démonstration bien agencée (logos). L’adjectif grec κύριος (kurios) cependant désigne la puissance en ce qu’elle a de redoutable, et non pas dans ce qu’elle a d’efficace. On comprend alors que la puissance de l’éthos tient au fait qu’il constitue une menace pour le discours. Il suffit en effet que l’orateur passe pour un parleur pour que la puissance émotive et la rigueur démonstrative de sa parole soient immédiatement annulées.

Il reste à préciser un point important : être pris pour un faiseur de discours à l’époque de Paulhan a-t-il les mêmes conséquences qu’à l’époque d’Aristote ? L’orateur est-il confronté à la même menace ? La rhétorique apporte-t-elle la même solution ? Chez Aristote, le raisonnement se développe autour de la notion de confiance (πίσις, pisis). Personne ne croit ce que dit un orateur moralement indigne et personne n’est plus indigne de confiance qu’une personne qui trompe ou qui se trompe. L’éthos est une menace dans la mesure où, s’il échoue, le discours perd immédiatement toute sa force persuasive.

La terreur dont Paulhan s’est fait l’analyste et l’interprète évoque une menace plus grave et plus radicale que l’inefficacité. Paulhan s’est intéressé aux situations où la parole échoue dès son séjour à Madagascar, entre 1907 et 1910. En assistant aux discussions des membres d’une famille malgache, le futur directeur de la NRF s’étonne que des opinions « fort sages » semblent parfois oubliées aussitôt qu’elles sont exprimées ; elles ne laissent, écrit-il, « aucune trace de leur passage7 ». Dans ces cas, ce n’est pas la confiance qui fait défaut : la question de savoir si l’orateur mérite d’être écouté ou non n’a même pas le temps de se poser. Tout se passe comme si les opinions exprimées n’étaient pas reçues comme de véritables opinions : « il est peu de dire qu’elles ne sont pas écoutées, il semble qu’elles ne soient même pas entendues8 ». Plus encore qu’à une perte d’efficacité du discours, on assiste ici à une humiliation de l’orateur, qui se découvre dépourvu de la moindre autorité ou influence.

D’Aristote à Paulhan, que s’est-il passé ? La modernité a aggravé la menace que l’éthos fait peser sur le discours : un faiseur de discours n’est plus seulement une personne indigne de confiance, c’est une personne qui parle pour ne rien dire, quelqu’un qui fait semblant de penser. La terreur ne dénonce pas une parole fausse, elle dénonce un défaut de la pensée.

La sagesse du terrorisme

Contrairement à ce que le mot pourrait faire croire, le terroriste est pour Paulhan un homme prudent et consciencieux. La terreur, écrit-il dans La Rhétorique renaît de ses cendres, « est sage, elle court au plus pressé9 ». Un peu plus loin, il précise en quoi consiste la sagesse du terroriste : la terreur « évite une déception qu’elle accepte par avance10 ». De quelle déception s’agit-il ? Et de quelle manière le terroriste l’anticipe et l’accepte-t-il ? Un second passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, considérablement remanié par Paulhan11, nous permettra de tracer le portrait moral du terroriste.

La discussion au salon d’Odette porte ici sur le fleuriste le plus célèbre de Paris, Lemaître : « Ah, vous le trompez avec Lachaume, je le lui dirai, répondait Odette qui s’efforçait de “conduire la conversation” comme de “savoir réunir”, “de mettre en valeur”, tous ces arts de la maîtresse de maison12 ». Les guillemets concentrent l’attention du lecteur sur les expressions « conduire la conversation », « savoir réunir » et « mettre en valeur ». Le lecteur comprend immédiatement que ces mots appartiennent au langage d’Odette et qu’elle les a appris en fréquentant d’autres salons mondains, notamment celui de Mme Verdurin13. Les guillemets délimitent une scène où est représenté un curieux spectacle : le lecteur voit Odette prendre les ordres d’une phraséologie, s’appuyer sur des formules banales pour devenir, d’ancienne cocotte issue de la petite bourgeoisie, une impeccable et admirable femme de salon. Le narrateur lève ici l’ambiguïté qu’il n’avait pas levée dans le discours de Mme Cottard : le lecteur comprend tout de suite que l’oratrice est victime de son propre langage, que d’autres personnes (et notamment Mme Verdurin) parlent en elle et l’aliènent de ses opinions et de ses actes.

Les guillemets sont, en littérature, le geste le plus terroriste qui soit. Leur présence signale au lecteur qu’il ne doit pas faire confiance aux mots encadrés par ce signe. Quand les guillemets interviennent pour isoler un passage au discours direct (ou un autre phénomène de polyphonie), elles préviennent le lecteur que la pensée exprimée n’est pas celle du locuteur. Dans les emplois où elles indiquent un choix de mots approximatifs ou une tournure ironique, elles l’invitent également à adopter une posture de méfiance. Dans un cas comme dans l’autre, les guillemets isolent un segment du discours où la pensée du locuteur n’est pas.

Terroristes pour l’effet qu’ils produisent sur le lecteur, les guillemets sont cependant un geste de prudence de la part de l’orateur. Le narrateur proustien prend ainsi des précautions pour éviter que « conduire la conversation », « savoir réunir », « mettre en valeur » ne soient pris pour ses propres mots. Les guillemets signalent au lecteur que ces expressions ne sont pour le narrateur que des coquilles vides, qu’ils ne désignent pour lui rien d’existant ni de désirable. On comprend mieux alors en quoi consiste la sagesse du terroriste : il prévoit que son discours pourrait le faire apparaître comme une victime du langage des autres et il prend les précautions nécessaires pour éviter ce risque. Les guillemets sont une arme, une arme terroriste, contre la menace que l’éthos fait peser sur le discours.

Il reste à comprendre ce qu’entend Paulhan quand il affirme que la terreur court « au plus pressé ». Les guillemets identifient avec précision le point de désaccord qui existe entre Odette et le narrateur. Les mots qui décident pour Odette de la réussite ou de l’échec de sa vie sont exactement les mêmes qui désignent pour le narrateur « les arts du Néant14 ». En reprenant le vocabulaire d’un des tous premiers textes de Paulhan, De l’imitation dans l’idée du moi, on peut dire que les guillemets donnent à voir un « non-moi15 ». Dans les paroles d’Odette, le narrateur contemple un moi possible, qui n’est pas le sien et dont il ne veut pas qu’il devienne le sien. En mettant des guillemets autour des mots qui dirigent la conduite d’Odette, il accomplit un geste à la fois de négation et de liberté : il refuse ostensiblement de vivre à la manière d’Odette. Ce faisant, il pare au plus pressé : il évite de devenir ce qu’il n’est pas et ne veut surtout pas être.

Pour conclure ce portrait moral du terroriste, une dernière remarque est nécessaire. Dans L’Imitation dans l’idée du moi, Paulhan s’étonne que tout le monde vive comme si un accord parfait régnait entre lui et les autres et comme si ses convictions ne nécessitaient pas d’être justifiées ou défendues. « La vie » pourtant, comme l’écrit Paulhan dans la première ligne de son journal intime, « est redoutable16 » : à n’importe quel moment elle peut nous révéler brusquement que ce qui existe pour nous de plus réel au monde n’est pour les autres qu’une idée bizarre que nous nous sommes faite. Paulhan a compris que les situations de parole présentent un avantage considérable par rapport aux autres situations où l’homme découvre en un instant que les autres vivent selon des valeurs, des aspirations, des modèles autres que les siens. Dans la parole, le désaccord entre les êtres est localisé de manière exacte, car chacun concentre son désaccord à un endroit circonscrit, réduit et précis : les mots que l’autre utilise pour exprimer sa pensée. En rendant manifeste le point du désaccord, les mots permettent aussi de mesurer l’ampleur de l’accord que les deux partenaires, implicitement, acceptent. « Savoir réunir », « mettre en valeur » et « conduire la conversation » ne constituent pas seulement le point de lumière qui rend visible ce en quoi Marcel diffère d’Odette ; ces mots sont aussi le point obscur autour duquel se construit un accord silencieux et profond entre le narrateur et son personnage.

Le courage de la rhétorique

Face au danger de se découvrir esclave de son langage, la sagesse serait-elle la seule vertu possible ? L’époque où l’homme affrontait avec courage le risque d’être pris pour un faiseur de discours serait-elle à jamais révolue ? En raison de l’inachèvement de la deuxième partie des Fleurs de Tarbes ainsi que du style très allusif de la dernière section de La Rhétorique renaît de ses cendres, le portrait moral du rhétoricien est plus difficile à tracer. Pour essayer de mieux comprendre la posture éthique que Paulhan associe à la Rhétorique, nous allons nous tourner alors vers un texte qui parle apparemment de tout autre chose, de l’expérience de la maladie. Il s’agit du récit intitulé Les Douleurs imaginaires, paru en 1953.

Dans ce texte à la première personne, le narrateur se trouve dans la même situation à laquelle est confronté le narrateur proustien : il découvre un « non-moi », un moi possible qu’il se refuse de soutenir. L’autre cependant n’est pas ici un autre ; il s’agit, au contraire, d’une puissance on ne peut plus intime : la maladie.

Le récit s’ouvre au moment où le narrateur, souffrant à cause d’une sciatique, décide d’aller consulter un acupuncteur. Au terme de la visite, ce mystérieux personnage rassure son client en lui disant que si les douleurs persistent, il ne doit pas s’inquiéter : elles seront désormais imaginaires. Le discours de l’acupuncteur produit sur le malade un effet surprenant : ce qui était pour lui le comble même du réel devient quelque chose d’insignifiant, qui existe seulement dans sa tête. Nous reconnaissons ici le mouvement de la terreur, qui transforme l’étonnement face à une puissance subie en découverte de son caractère construit et artificiel.

Découvrir qu’une chose qu’on croyait réelle est imaginaire peut être une expérience vexante et même très douloureuse. Plusieurs soldats de la Première Guerre mondiale (et de façon peut-être encore plus déchirante, ceux qui sont partis volontaires) ont témoigné de cette déception terrible, du moment où on réalise une fois pour toutes qu’on s’est battu pour rien, qu’on a bravé la mort pour rien, qu’on a tué pour rien. Toute la réflexion de Paulhan sur le pouvoir des mots lui vient de l’expérience de la propagande belliciste et de la guerre. À une échelle évidemment beaucoup moins intense, Odette vivrait la même expérience si elle pouvait lire la Recherche : elle verrait réduite à néant la chose même qui oriente ses actions et qui attribue un sens et une valeur à sa vie.

Par rapport à ces deux exemples, la situation du protagoniste des Douleurs imaginaires est toute différente. La négation que la Terreur opère sur sa maladie n’est pas décevante, mais exaltante. Ses douleurs cessent d’être une fatalité imposée par une puissance extérieure et méchante qui dispose de son corps selon des critères incompréhensibles et arbitraires. Le malade les perçoit maintenant comme une invention, improbable et fantaisiste, de son esprit. La terreur lui restitue un mérite, une fierté, exactement ce que la sciatique — « affection pénible et même humiliante17 » — lui avait enlevé.

Le discours de l’acupuncteur diffère des guillemets proustiens aussi pour une seconde raison. On n’expédie pas avec la même facilité une conduite qu’on ne veut pas suivre et une souffrance qu’on voudrait ne pas éprouver. La douleur, il est impossible de la congédier par un geste unique et décisif, aussi définitif et sans appel que des guillemets. Le malade ne peut pas refuser de vivre selon sa maladie alors que le narrateur peut refuser de vivre selon les mots d’ordre d’Odette. Le malade ne peut pas expulser sa maladie, il peut seulement s’y installer de manière nouvelle.

Comment s’organise alors la vie dans la terreur ? Paulhan raconte qu’il commence petit à petit à remarquer une certaine régularité, un certain ordre dans ses douleurs. Elles ne surviennent plus, comme avant, selon un rythme à la fois arbitraire et monotone ; leur progrès est maintenant « régulier » (« On aurait dit une expérience de chimie ! »), leur développement « majestueux » (« On aurait dit un tableau de Véronèse ! »). Il peut désormais « assister » à sa maladie « en toute tranquillité », comme face à un « drôle de petit théâtre18 ». Installé dans la Terreur, le malade contemple sa maladie comme le spectacle grandiose de sa puissance.

Barthes décrit une expérience semblable dans Fragments d’un discours amoureux, à la figure « Annulation ». Confronté à une souffrance trop aiguë, l’amoureux se persuade que son amour n’est pas une force qui le domine, mais une invention improbable de son esprit. Comme Paulhan, Barthes mobilise la métaphore du théâtre : l’amour est devenu « une mise en scène forte, tourmentée, flamboyante » que l’amoureux contemple avec distance et amusement. Il en tire un sentiment d’exaltation, de fierté et de supériorité : « je m’exalte — dit-il — à la pensée d’une si grande cause19 ». Pour l’amoureux comme pour le malade, la souffrance est devenue la scène où le sujet se porte en triomphe.

L’exaltation de l’amoureux qui contemple son amour en spectacle est la même exaltation du malade qui assiste au triomphe de sa maladie. Les effets aussi sont les mêmes : plus la souffrance renforce son « moi », plus elle le sépare des autres. En déclarant sa sciatique imaginaire, le malade sort, écrit Paulhan, « de la communauté des gens ordinaires qui souffrent quand ils souffrent20 ». Comme l’amoureux, il mène une vie séparée, il est le seul producteur et le seul spectateur de sa puissance. Le sujet qui s’interdit de croire à sa douleur s’expose aussi à un second danger, plus redoutable encore que l’isolement et la solitude. Tôt ou tard, il se persuadera que rien n’existe en dehors de sa pensée, que « rien n’est vrai de ce qui l’entoure ». Si la terreur est capable de nous persuader que l’amour, la douleur et tout ce que nous éprouvons de plus intense est seulement une invention de notre imaginaire, « pourquoi tous les objets, et les personnes mêmes qui nous entourent, ne seraient-ils pas, comme il arrive dans les rêves, de simples idées à nous, des fantaisies de l’esprit21 ? » Attitude sage quand elle est orientée vers les autres, la terreur se révèle une posture très imprudente dès qu’un sujet l’adopte à l’égard de soi-même. Le même mouvement qui lui restitue une personnalité, un mérite et une puissance, lui enlève l’entente avec ses semblables et le fait douter de l’existence même du monde.

Le récit des Douleurs imaginaires peut être lu comme une allégorie des inconvénients de la pensée. Paulhan montre ici que la pensée est une pratique tout aussi dangereuse que la parole. Tout comme il suffit d’un mot pour afficher un défaut de la pensée, il suffit d’une idée pour entraîner un défaut de la sensibilité. Même quelque chose d’aussi saugrenu qu’une sciatique, dès qu’elle devient une idée, peut transformer un homme qui souffre en un homme qui s’observe souffrir, un écorché vif en analyste froid et fier de sa douleur.

L’originalité de Paulhan tient au fait qu’il envisage même ce second danger, qui concerne la pensée et non la parole, comme un danger qui découle de la puissance redoutable de l’éthos. Le malade en effet se sépare des autres et se désengage du monde parce que sa maladie lui a renvoyé une image excessivement flatteuse de lui-même. Un caractère surgit d’un discours, même si le discours ici n’est pas une production verbale, mais reste une production humaine obtenue par le travail et la technique. Sa maladie a fait de lui un héros, elle l’a fait apparaître, à ses propres yeux, comme un être puissant et redoutable.

Cette imbrication de l’éthique et de la rhétorique s’explique chez Paulhan par le fait que pour lui la pensée, la parole et l’action ne sont pas des substances distinctes. La pensée est simplement une parole qui dure plus longtemps, une parole que le sujet continue à se dire, de moins en moins par ses mots et de plus en plus par ses actes. On pourrait dire aussi que la pensée est une parole dans laquelle le sujet s’installe et autour de laquelle il réorganise sa vie. Si parler, c’est entrer dans la terreur, penser, c’est persévérer en elle.

Le malade qui s’installe dans la terreur, est-il encore un terroriste ? Malgré la violence inouïe de son geste, les effets que son acte de négation produit sont opposés à ceux que provoquent les guillemets du narrateur proustien, dont nous nous sommes servis pour tracer le portrait du terroriste. Comme le terroriste, le malade est confronté brusquement à quelque chose qui retient son attention, qui l’étonne et qui le frappe par son excentricité. Le malade cependant fait ici le pari inverse du terroriste : il réagit à ce dont il vient d’éprouver la puissance, non pas en le dénonçant comme une absence patente d’intelligence, mais en la voyant au contraire comme une présence extrêmement vive de l’esprit. Cette attitude-là, Paulhan l’appelle rhétorique : un sentiment de confiance et d’admiration pour l’être qui a su inventer quelque chose de beau — que ce soit une expression étonnante comme « très imbue de mon autorité », une maladie bizarre comme une sciatique, ou un dévouement aussi spectaculaire que l’amour de Werther pour Charlotte.

Une dernière question doit alors être posée. En quoi la posture du rhétoricien serait-elle profitable ? Pourquoi Paulhan nous invite-t-il à voir dans toute force subie une preuve de la puissance de l’esprit ? N’a-t-il pas montré que les idées annulent l’entente tacite qui existe entre les hommes et qu’elles nous font douter de l’existence même du monde ? Pour répondre à cette question difficile, il est opportun de rappeler la double fonction des guillemets proustiens. Nous avons vu qu’ils rendent visible le point de désaccord et qu’en même temps ils maintiennent secrètes les conditions de l’accord. Ceci est possible parce que les guillemets localisent tout le désaccord en un point précis, en dessinant ainsi en creux la vaste réserve commune au narrateur et au personnage, le monde qu’ils ont en partage. Le malade fait en quelque sorte l’opération inverse : dans une situation où le désaccord avec soi-même est profond et douloureux, il concentre tout l’accord avec soi dont il est capable dans un point tout aussi précis : ses douleurs. Devenues le lieu d’un accord total (tout comme les guillemets étaient le lieu d’un désaccord total), les douleurs préparent alors, silencieusement, les conditions d’un nouveau désaccord entre un « moi » et un « non-moi ».

Paulhan raconte en effet qu’un jour il éprouve des douleurs nouvelles, plus imparfaites, plus tenues, moins exaltantes que celles auxquelles il était habitué. Ces douleurs anodines, il les vit immédiatement comme réelles, car, dit-il, « je ne les aurais pas inventées22 ». La banalité de ces douleurs constraste en effet avec le caractère héroïque que la sciatique lui avait conféré. « Ah non ! » s’exclame-t-il « pas du tout si artiste, ni si esthète que je l’avais supposé23. » Le malade ne peut plus contempler dans sa maladie le triomphe de son esprit et pourtant il ne ressent pas non plus le sentiment qu’il éprouvait avant sa visite chez l’acupuncteur : il ne vit plus sa maladie comme une humiliation. La terreur lui a restitué le mérite que la souffrance lui avait enlevé, la rhétorique a détruit l’orgueil qui le condamnait à vouloir sa maladie, à la prolonger éternellement, à en faire, définitivement, sa vie.

On comprend mieux alors pourquoi le terroriste est « sage » et le rhétoricien « courageux ». En transformant une chose menaçante en idée, le terroriste adopte une stratégie défensive et préventive contre toute blessure que provoque le simple fait d’être au monde. Le rhétoricien fait l’opération inverse : il transforme une idée en chose menacée et instable, contre laquelle il devient possible de lutter. La rhétorique apparaît alors comme une technique pour décevoir la pensée, pour apprendre aux hommes à transformer les idées qu’ils se font (et notamment les idées qu’ils se font sur eux-mêmes) en choses qui le conduisent à s’engager, à nouveau, dans la vie. On pourrait résumer ainsi l’éthique que Paulhan élabore à travers la rhétorique : le bonheur n’est pas dans la contemplation des choses que nous avons inventées, le bonheur est dans l’effort que nous faisons pour inventer une vie qui donne un sens plein et concret à un mot ancien et partagé.

Conclusion

En travaillant la notion d’éthos avec Jean Paulhan, notre objectif était de restituer à cette notion la puissance éthique qu’elle avait dans la rhétorique ancienne. Pour illustrer avec un exemple ce que la pensée de Jean Paulhan pourrait apporter aux recherches actuelles sur l’éthos, reprenons la seconde citation proustienne, cette fois-ci dans la version originale, non remaniée par Paulhan.

Et secrètement elle [Odette] enviait à Mme Verdurin (bien qu’elle ne désespérât pas d’avoir elle-même à une si grande école fini par les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une si belle importance bien qu’ils ne fassent que nuancer l’inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les Arts du Néant : l’art (pour une maîtresse de maison) de savoir « réunir », de s’entendre à « grouper », de « mettre en valeur », de « s’effacer », de servir de « trait d’union ».

Comment un analyste du discours commenterait-il ce passage? Il soulignerait probablement que les expressions entre guillemets désignent les mots par lesquels Odette s’attribue le même éthos que Mme Verdurin. En se les appropriant, Odette chercherait à s’approprier l’image sociale de la parfaite femme de salon. Il s’agit bien d’un exemple d’éthos discursif : le lecteur n’a pas besoin de recourir à la connaissance préalable qu’il a du personnage pour comprendre qu’Odette cherche à être acceptée et reconnue par une classe qui n’est pas la sienne. Les guillemets montrent que le narrateur a parfaitement compris les enjeux identitaires qu’Odette place dans l’apprentissage des arts de la maîtresse de maison. Il les a compris et il s’en moque, en assumant ainsi l’éthos typique de l’aristocrate cynique, qui observe, avec un amusement teinté de mépris, les efforts faits par la bourgeoisie pour intégrer les manières et les habitudes de la noblesse. Pour finir, un analyste du discours ne manquerait pas de souligner que la scène imaginée par Proust reflète les tensions et les évolutions réelles de la société de la Troisième République. Les salons qui étaient autrefois l’apanage de l’aristocratie ou de la très haute bourgeoisie étaient de plus en plus tenus par des femmes de la moyenne bourgeoisie (Mme Verdurin) au point que même une ancienne cocotte pouvait aspirer à devenir une femme de salon.

Cette interprétation du passage est parfaitement juste et rend très bien compte des raisons pour lesquelles Odette fait confiance aux mots de Mme Verdurin, tandis que le narrateur s’en méfie. Ce qui pose problème, à notre sens, est qu’en envisageant l’éthos comme une image, la construction identitaire d’Odette et l’ironie du narrateur apparaissent comme deux phénomènes séparés et indépendants. Le texte montrerait un personnage animé par des croyances fausses ou ridicules (Odette) et — à côté de lui ou plutôt au dessus de lui — un autre personnage (Marcel) qui, lui, n’est pas dupe. Entre les deux personnages, il n’y a pas d’interaction, car les guillemets sont compris comme les limites d’une scène sur laquelle Odette agit pendant que le narrateur commente.

En faisant de l’éthos un processus dialectique entre un « non-moi » et un « moi », Paulhan invite en revanche à lire dans les personnages d’Odette et du narrateur deux configurations possibles (peut-être même deux états) du même être, dont le premier est mis à distance et le deuxième se constitue précisément dans cette mise à distance. Envisagé en tant que processus non pas identitaire, mais d’individuation, l’éthos fait ressortir du texte de nouvelles pistes interprétatives.

Paulhan dirait tout d’abord que les guillemets sont les indices d’une déception. Le narrateur découvre un point où il est en désaccord avec les autres : l’idée qu’il se fait des arts de la maîtresse de maison. En affichant la nature purement verbale de ce qui anime Odette, le narrateur conteste l’idée que ces savoir-faire mondains sont des « arts », des compétences qui méritent d’être apprises et au perfectionnement desquelles il est honorable de consacrer ses efforts et son énergie. Pour Paulhan, les mots entre guillemets nous parlent moins d’Odette (qui ne les a peut-être d’ailleurs jamais prononcés) que du narrateur qui les dénonce comme des formules vides. Les guillemets donnent à voir le conflit que le narrateur proustien traverse entre deux idées de l’art : l’art comme manière de se conduire dans la vie et l’art comme travail qui vise la création d’une œuvre. En mettant les guillemets, le narrateur décide et déclare ostensiblement que seule la deuxième est art.

Le texte se donne à lire comme le lieu où se consomme une expérience éthique et rhétorique à la fois. Dans la lutte que le narrateur mène contre les mots d’Odette — lutte que les guillemets rendent sensible — le lecteur voit ce qui l’anime, le « moi » qu’il s’efforce de soutenir, de prolonger, de faire vivre. La pensée de l’éthos élaborée par Paulhan permet de saisir non seulement le désaccord entre Odette et le narrateur, mais aussi l’accord à venir entre le narrateur et lui même : ce sera autour du désir de faire œuvre, de consacrer sa vie à l’art que cet homme-là construira une entente avec soi-même. C’est là qu’il mettra son mérite.

Pour conclure avec un mot de Paulhan, nous dirions que les résurgences actuelles de la notion d’éthos manquent de « courage ». Tout en s’inscrivant dans un rapport de continuité avec Aristote et la rhétorique ancienne, elles défendent pour la plupart une éthique terroriste du rapport entre l’homme et son langage24. Elles encouragent l’homme à lutter contre les mots qui lui attribuent une identité qui n’est pas la sienne, ou, en tout cas, qui n’est pas celle qu’il souhaite investir. Être heureux dans la parole ne serait possible qu’en adoptant une attitude sage : nous devons faire attention que nos paroles et nos gestes renvoient de nous une image qui corresponde à nos valeurs, à notre histoire et à nos ambitions. Paulhan demande exactement l’inverse à la parole : de multiplier les déceptions qui remettent l’homme « de niveau avec le monde », en restituant ainsi à la vie son instabilité et son mouvement. Travailler l’éthos avec Paulhan ce serait alors favoriser le retour d’une technique qui nous apprend à manipuler savamment le langage non pas pour revendiquer un moi, mais pour le mettre, périodiquement, en défaut.

Notes

1

Roland Barthes, « Séminaire sur la rhétorique », Notes du séminaire de l’année 1964-1965, archives BNF, f. 108.

2

Aristote, Rhétorique, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 83

3

« Ethos is not only [a] way for us to be persuasive; ethos is what make[s] us us » [sic], Nathaniel A. Rivers, « Rhetorical Theory/Bruno Latour », vidéo, Enculturation, A Journal or Rhetoric, Writing and Culture, Episode Six « Ethos » Transcript, <http://enculturation.net/node/5018>, consulté le 25 juin 2015, [traduction et note de l’éditeur].

4

Ruth Amossy, L’Argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2012, p. 109.

5

Jean Paulhan, Traité des figures ou la rhétorique décryptée, in Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 2009, p. 303.

6

… ἀλλὰ σχεδὸν, ὡς εἶπειν, κυριωτάτην ἔχει πίσιν τὸ ἤθος. (Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356a)

7

Jean Paulhan, L’expérience du proverbe, in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 170.

8

Ibid.

9

Jean Paulhan, La rhétorique renaît de ses cendres, in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 248.

10

Ibid.

11

La citation est fidèle jusqu’à « s’efforçait de ». Ensuite, Paulhan reformule, de manière assez libre, une phrase qui apparaît quelques lignes plus haut : « Et secrètement elle enviait à Mme Verdurin (bien qu’elle ne désespérât pas d’avoir elle-même à une si grande école fini par les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une si belle importance bien qu’ils ne fassent que nuancer l’inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les Arts du Néant : l’art (pour une maîtresse de maison) de savoir “réunir”, de s’entendre à “grouper”, de “mettre en valeur”, de “s’effacer”, de servir de “trait d’union”. » (Marcel Proust, À l’ombre de jeune fille en fleurs, in À la recherche du temps perdu, I, Paris, Gallimard, 1987, p. 591).

12

Jean Paulhan, Traité de figures ou la rhétorique décryptée, in Œuvres complètes, II, « L’art de la contradiction », op. cit, 2009, p. 314.

13

Le texte dit explicitement (cf. note 11) que les mots entre guillemets sont venus à Odette par le biais de Mme Verdurin.

14

Proust, À l’ombre de jeune fille en fleurs, op. cit., p. 591.

15

Jean Paulhan, L’Imitation dans l’idée du moi, in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 445.

16

Jean Paulhan, La Vie est pleine de choses redoutables, Paris, Éditions Claire Paulhan, 1989, p. 10.

17

Jean Paulhan, Les douleurs imaginaires, in Œuvres complètes, III, op. cit., p.415.

18

Ibid, p. 417.

19

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, in Œuvres complètes, V, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 61.

20

Paulhan, Les douleurs imaginaires, op.cit., p. 418

21

Ibid., p. 421.

22

Ibid., p. 419.

23

Ibid.

24

Cette réflexion ne concerne pas les travaux de Marielle Macé qui s’efforce au contraire de restituer à la notion d’éthos la puissance et la complexité qu’elle avait dans la pensée éthique et rhétorique d’Aristote.

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