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Résumé

Freud avait, un temps, parié sur les récits de cas pour transmettre la spécificité de l'expérience psychanalytique. Le style de ses récits résonnait alors avec la littérature de son époque, celle du XIXe siècle. Lacan, quant à lui, abandonnait les récits de cas cliniques, faisant néanmoins consoner son propre style avec la littérature d'avant-garde du XXe siècle. Cette relation, non pas esthétique mais organique, entre littérature et psychanalyse, autour des conditions de transmission de la vérité de l'expérience analytique, permet d'interroger certains enjeux actuels, c'est-à-dire propres au XXIe siècle cette fois, concernant ces deux disciplines du langage : la littérature du XXIe siècle aurait-elle engagé un nouveau tournant qui influence la psychanalyse d'une manière inédite ? Quant à la psychanalyse, lesdites « vignettes cliniques » plus ou moins répandues dans les publications ces dernières années disent-elles quelque chose, non seulement de la psychanalyse en son temps, mais aussi de la littérature de notre époque ?

Abstract

Freud had, for a time, relied on case histories to convey the specificity of the psychoanalytic experience. The style of his histories resonated with the literature of his time, that of the 19th century. Lacan, on the contrary, abandoned the clinical case histories, nevertheless making his own style consonant with the avant-garde literature of the 20th century. This relationship, not aesthetic but organic, between literature and psychoanalysis, around the conditions of transmission of the truth of the analytic experience, allows us to question certain current issues, that is to say, specific to the 21st century this time, concerning these two disciplines of language: has the literature of the 21st century engaged a new turn that influences psychoanalysis in a new way? As for psychoanalysis, do the so-called "clinical vignettes" more or less widespread in publications in recent years say something, not only about psychoanalysis in its time, but also about the literature of our time?

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Si l’on peut bien concevoir que la psychanalyse relève d’une pratique de la parole, l’on peut toutefois se demander dans quelle mesure il y a de l’écrit dans l’inconscient et/ou si une analyse produit des effets d’écrit. Cette question implique, d’une part, que parole et écrit ne s’opposent pas et elle introduit, d’autre part, l’intuition d’une articulation, sur le plan disciplinaire, entre psychanalyse et littérature. Mais de quelle articulation s’agit-il exactement ? J’interrogerai donc ce rapport de convergence entre psychanalyse et littérature à partir de différents points et je défendrai l’idée générale selon laquelle la psychanalyse peut difficilement ne pas se laisser interpeller par la littérature. L’inverse n’est pas nécessairement vrai. La littérature peut se passer de la psychanalyse même si, à mon sens, elle aurait tort de s’en priver puisque la psychanalyse peut interroger aussi bien la fonction de l’écrit pour l’écrivain que le statut de la littérature dans la culture.

Les questions qui m’orientent, et on verra pourquoi, sont les suivantes : ce que Freud disait de la création littéraire est-il encore valable aujourd’hui (même si ce qu’il disait n’était pas toujours univoque) ? Le destin de la psychanalyse est-il lié à celui de la littérature ? Ce n’est pas sûr, mais le contraire n’est pas non plus certain. Cependant, si le destin de la psychanalyse a partie liée à celui de la littérature, alors je poserai une question « à la littérature » ; question dont la réponse, cette fois, pourrait peut-être éclairer en retour le cheminement actuel de la psychanalyse. Ce cheminement est difficile à identifier puisque nous y sommes inclus. Mais pour formuler cette question, que je garde en réserve pour le moment, je m’appuierai sur un objet : les récits de cas en psychanalyse. À savoir l’écriture du cas, d’un « cas », comme on dit, par lequel tel analyste compte transmettre, hors du cadre privé de la cure, à un public large ou restreint, l’objet de sa pratique clinique. Cette pratique de l’écriture du cas a évolué depuis Freud et cette évolution n’est pas sans nous interroger justement.

Pour commencer, rappelons une prise de position de Lacan qu’on oublie souvent et qui va totalement à rebours du sens commun. Selon lui en effet, les grands textes fondateurs de la culture, comme l’Œdipe roi de Sophocle ou l’Hamlet de Shakespeare, déterminent la subjectivité plus qu’ils ne la représentent. « Car, en somme, qu’est-ce que c’est que ces grands thèmes mythiques sur lesquels s’essayent au cours des âges les créations des poètes ? » se demande Lacan. Il ajoute et répond : « Je soutiens et je soutiendrai sans ambiguïtés — et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud — que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques1 ».

Il y a donc, dans cette perspective, une évolution de la matière textuelle qui n’est pas le reflet d’une époque, mais qui détermine une époque et la subjectivité de cette époque. Par conséquent, les psychanalystes ne peuvent pas se détourner des textes, et donc de la littérature, s’ils souhaitent, comme Lacan les invitait à le faire, « rejoindre à son horizon la subjectivité de [leur] époque2 » puisque ces textes, qui donnent matière à la littérature, déterminent les subjectivités (et ne les reflètent donc pas seulement).

Il est d’ailleurs possible de démontrer la coordination qu’il y a entre, d’une part, l’évolution de la littérature au siècle dernier et, d’autre part, l’option très différente prise par Freud puis par Lacan (deux générations, deux époques) pour théoriser la psychanalyse et transmettre l’objet de leur clinique.

Freud, romanesque

Si Freud a écrit essentiellement durant le XXe siècle, il demeurait, en quelque sorte, un homme du XIXe siècle, du moins quant à sa sensibilité littéraire (où le romantisme allemand occupe une place privilégiée). Ses grands cas, ceux des Études sur l’hystérie ou encore ledit « cas Dora », résonnent avec les figures féminines romanesques décrites notamment par Flaubert ou Balzac. De plus, notons que Freud trouve dans les personnages de la fiction littéraire (Œdipe, Hamlet, Gradiva, etc.) une vérité de valeur équivalente à celle qu’il transmettait à partir du dire de ses patients. C’est donc par le style narratif de la fiction romanesque que Freud trouve le moyen de transmettre quelque chose de la psychanalyse. Il ne s’agit pas là seulement, ni même essentiellement, d’une question de goût. Ce point est d’ailleurs itérativement objet de polémique dans le sens où les critiques de la psychanalyse, qui s’inscrivent souvent dans une pensée pragmatique et une conception empirique, ne se donnent guère les moyens de problématiser le rapport complexe entre la vérité et la fiction. Ils héritent ainsi, et sans le savoir, d’une longue lignée d’idéologues qui ont toujours condamné les pouvoirs de la fiction3.

C’est que Freud avait remarqué que ses observations de malades se lisaient comme des nouvelles (Novellen) et que cela provenait moins d’un choix personnel que de la nature du sujet traité4. Et quelle est la nature du sujet traité ici si ce n’est déjà un texte, soit un message crypté de l’inconscient, à déchiffrer donc ? Message dont le sens caché est à extraire du sens manifeste qui supporte la continuité narrative d’une parole qui ne sait pas ce qu’elle dit. Et Freud empruntera d’ailleurs au vocabulaire de la littérature le terme de « roman » pour construire le désormais célèbre syntagme de « roman familial » qui désigne les fictions, les petites histoires que forge l’inconscient pour cerner l’énigme des origines et de la sexualité infantile ; façon propre à chacun de saisir par du sens ce qui n’en a pas.

Et si Freud était plutôt un homme du XIXe siècle, c’est aussi parce que, confronté au courant littéraire d’avant-garde et d’avant-guerre, le surréalisme, il n’éprouva que malaise et incompréhension face à ce qui contrevenait au style romanesque et à la continuité narrative. Freud considérait en effet les surréalistes comme, dixit, des « fous intégraux », bien qu’il nuançât son opinion lorsque Stephen Zweig lui présenta Dali.

Pour autant, si Freud utilisait le style romanesque dans ses récits de cas, il dut se confronter à une limite, car, après 1918, on n’en trouve plus aucun sous sa plume. Cette limite correspond à la fois à un virage théorique de grande ampleur (sa seconde topique à venir) et à la cure de l’homme aux loups qui s’identifia à son propre cas. Mais c’est aussi dans cette cure que Freud situa l’émergence d’un élément hors sens qui s’excepte justement du sens du récit et en constitue une sorte de limite intrinsèque. Il s’agit d’une lettre au cœur de la répétition chez l’homme aux loups : le V de l’heure V de la scène reconstruite de l’observation du coït parental, des cinq loups du rêve fondamental, ou encore de la lettre dédoublée dans le W omis dans un lapsus décisif de son patient et dans lequel on retrouve les initiales de son nom et de son prénom.

Quoi qu’il en soit, disons que si Freud emprunte, tout un temps, au style romanesque et à l’art de la narrativité pour écrire ses récits de cas, c’est que ce style concorde avec sa conception de l’inconscient comme sens caché par devers un sens manifeste. Une histoire, en somme, derrière une histoire. Il ne s’agit pas là d’un inconscient hors sens, comme Lacan le promouvra. Cette conception freudienne de l’inconscient s’articule justement pleinement avec l’idée que Freud se faisait de la littérature. En effet, la littérature, pour Freud, est comme le Moi, cette instance imaginaire. Elle opère par « voilement » (Verhüllung), « dissimulation de l’inconscient ». La littérature voile un sens caché, à déchiffrer là aussi. Il y a donc chez Freud une congruence stricte entre son abord de la littérature (qui voile un sens caché), sa conception de l’inconscient (qui refoule un sens caché) et sa méthode de transmission de l’objet de la psychanalyse qui en passe par les récits de cas écrits comme des nouvelles et construits comme des histoires qui transmettent et véhiculent un sens offert au déchiffrage et au dévoilement. Aussi, dans cette perspective, il n’est guère étonnant que Freud déclare que « sa majesté le Moi [est le] héros de tous les rêves diurnes comme de tous les romans5 ».

Or cela est-il toujours vrai avec l’évolution de la littérature au XXe siècle ? Probablement pas. Il y a une sorte de passage à la limite, d’évolution de la matière textuelle au XXe siècle, spécialement concernant la littérature dite d’avant-garde, d’avant-guerre et d’après-guerre, qui passe du sens de la narrativité à la pratique de la lettre hors sens. Ce changement dans la littérature influence la subjectivité d’une époque et converge avec l’évolution de la psychanalyse.

C’est là qu’interviennent Lacan et le changement qu’il introduit quant à la conception de l’inconscient. Ce changement va avec le choix d’une autre méthode de transmission de l’objet de la clinique psychanalytique. Et ces deux points s’articulent à une autre littérature.

Lacan, littéral

Lacan va orienter sa pratique comme son enseignement vers un point limite de la parole et du sens. En effet, si une pratique de la parole, comme la psychanalyse, dépend de la structure du langage, alors cette pratique ne peut manquer, si elle est poussée assez loin, de se heurter aux limites de cette structure. Cette limite est ce que Lacan appelle la lettre.

La lettre élide le registre de la sémantique. Elle ne porte pas le sens, contrairement au signifiant et ce, même si, au début de son enseignement (cf. son séminaire sur « La lettre volée » et son article « L’instance de la lettre »), la lettre est encore mal distinguée du signifiant et de sa fonction dans l’inconscient.

Donc la question, avec Lacan, est de savoir comment l’inconscient commande cette fonction de la lettre. Comment la parole, qui porte le sens, a des effets d’écriture qui ne se réduisent pas à un sens ?

Au début des années 70, l’article « Lituraterre » introduit une nouvelle promotion de cette fonction de la lettre, où Lacan fait valoir ce qu’il appelle son « slogan de promotion de l’écrit6 ». Ce besoin de faire slogan, outre que l’époque s’y prêtait, s’explique notamment par la nécessité de mettre particulièrement en exergue la fonction de la lettre qui était d’autant moins évidente qu’il est bien connu que la psychanalyse est une pratique de parole.

On comprend qu’avec cette promotion de la lettre qui ne véhicule pas un sens (manifeste ou caché), mais en indexe plutôt la limite, la psychanalyse se coordonne à une forme de littérature qui ne soutienne plus la narrativité, le sens du récit, la consistance de l’histoire, ou ce que Nathalie Sarraute appelle, dans L’Ère du soupçon, l’enchaînement mécanique de la cause et des effets.

Et cela explique que Lacan n’écrive jamais de récit de cas et se réfère, jusqu’à la fin de son enseignement, d’une part aux petites lettres (mathèmes) et schématismes asémantiques (graphes, nœuds, etc.) de la science et, d’autre part, à cette forme qu’il qualifie de « dire le moins bête7 » qu’est pour lui la poésie en tant qu’elle est irréductible au récit et à la signification.

D’où également les relations précoces de Lacan avec le mouvement surréaliste auquel il adresse sa thèse de médecine qui implique une réflexion sur la pratique de l’écriture d’une patiente paranoïaque. Et l’on peut noter aussi que le développement de la psychanalyse lacanienne s’effectue à une époque (après les années 50) où apparaît en France, dans le champ littéraire, cette mouvance dite du « nouveau roman » au sein de laquelle le sens et la continuité narrative ne prévalent plus. Avec le « nouveau roman », on ne peut plus soutenir ce que disait Freud, à savoir que « le Moi [est le] héros de tous les rêves diurnes comme de tous les romans8 ». Car le Moi n’y est plus guère le héros puisqu’ici les idées même de personnage ou d’histoire sont des catégories subsidiaires ou des « notions périmées9 ». Cette sorte d’anti- ou de post-humanisme, avec la fin de la personne, du héros et de l’histoire, met l’accent sur l’écriture comme pratique, comme artisanat, et moins sur l’écriture comme véhicule du sens et condition de l’histoire. Il s’agit désormais, pour Robbe-Grillet, de chercher de nouvelles formes « capables d’exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l’homme et le monde10 ».

De deux choses l’une, soit le roman ne s’en remet pas et c’est, comme le souligne Robbe-Grillet, que son existence était trop liée à un monde révolu, soit il s’en remet et de nouvelles voies s’ouvrent à lui ainsi que de nouvelles découvertes.

C’est ce que Duras remarquera : un déplacement s’est opéré dans la littérature, une sorte de réduction qui fait qu’aujourd’hui, dit-elle, « on a le droit d’écrire sur la mort d’une mouche11 ». De son côté, Robbe-Grillet prônera une approche de l’écriture comme intervention et invention, et non pas comme un moyen de description du vraisemblable.

Or cette conception voisine avec celle de Lacan qui voudra concevoir un inconscient et une psychanalyse orientés vers un réel, comme tel hors sens, qu’il définit justement comme antinomique à toute vraisemblance12. Ce réel antinomique à toute vraisemblance et antipathique au sens, Lacan le trouve par exemple dans l’écriture de James Joyce qui utilise la langue, voire « l’élangues » comme dirait Sollers, et sa sonorité comme une matière irréductible à un sens. Il s’agit là d’une pratique pure de la lettre en tant qu’elle approche une limite dans le langage. C’est d’ailleurs ce qui conduisait Lacan à penser qu’avec Joyce le « symptôme littéraire » (disons la propension à inventer et raconter des histoires, l’art de la narrativité) était « enfin arrivé à consomption13 ». Façon de dire que la littérature avait peut-être touché là sa propre limite concomitante à une jouissance hors sens, « pointe de l’inintelligible14 », et seule capable de réveiller la littérature. C’est là le Wake de Finnegans Wake. Dans cette mesure, la question pourrait se poser de savoir ce que serait une littérature « post-joycienne ». Lacan lui-même faisait référence au psychanalyste « post-joycien15 ».

Dans une analyse, la jouissance de l’inintelligible est accessible par la voie du symptôme qui recèle non seulement une part symbolique, structurée comme un langage, message à déchiffrer et porteur d’un sens à révéler ou encore « superposition de symboles aussi complexe que l’est une phrase poétique qui vaut à la fois par son ton, sa structure, ses calembours, ses rythmes, sa sonorité16 », mais aussi une part réelle, énigmatique et opaque qui est justement ce sur quoi Lacan mettra l’accent. Le littoral, la fracture, le lieu de la déchirure entre symbolique et réel, sens et énigme, aussi bien dans l’inconscient que dans la littérature, est ce que Lacan appelle la lettre.

Il faut dire que même la technique analytique ne consiste pas en une herméneutique et n’est pas orientée vers le sens. D’une part la tâche analysante, l’association libre, qui implique de dire ce qui passe par la tête sans souci de cohérence significative, indique bien en quoi une analyse ne consiste pas à raconter des histoires ou à constituer un récit. Il est rare d’ailleurs qu’elle accouche d’un roman ou d’une autobiographie. Certes Michel Leiris, qui entreprit une analyse de 1929 à 1935, éprouva ensuite le besoin d’écrire une autobiographie, L’âge d’homme, publiée en 1939. Mais on peut là se demander si cette mise en récit n’est pas parfois compensatoire de ce qui a été déconstruit dans la cure. C’est à voir.

D’autre part, l’acte analytique, admettons l’interprétation de l’analyste, n’est pas une explication. Elle est plutôt une coupure dans la continuité des dits de l’analysant ; coupure qui comme telle n’a pas de sens. Brisant la cohérence significative, elle s’avère apte à indexer la singularité d’un dire qui reste oublié derrière ce qui se dit.

À partir de là, il n’y a pas lieu de s’étonner que Lacan rende hommage à Marguerite Duras dont l’usage de la lettre lui donnait l’intuition d’une limite logée à l’intérieur même du langage. N’est-ce pas ce qu’elle désigne, dans Le ravissement de Lol V. Stein, comme un « mot-trou », soit ce mot auquel Lol veut croire l’espace d’un instant ? C’est le nom de la chose inconnue qui aurait pu arriver lors du bal où son fiancé lui a été ravi : « un mot-absence, un mot-trou creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire, mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide…17 » Ici la littérature dévoile. Elle ne voile plus, comme Freud avait été amené à le penser en son temps. Elle met plutôt à découvert un trou, une absence qui est creusée au cœur même du langage. Dans son hommage de 1965 à Marguerite Duras, Lacan souligne ainsi le nouage qu’il y a entre psychanalyse et littérature en déclarant que « la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient18 ». Lacan trouve en effet dans ce « récit » une topologie du regard qui rend compte de l’objet qu’il élabore à ce moment-là, l’objet a (qu’il désigne d’une lettre justement), soit l’objet du manque qui fait trou dans le signifiant. Cet objet est d’ailleurs très proche de ce que le poète Francis Ponge, dont Lacan recommandait la lecture aux psychanalystes de son audience, appelle un « objet-trou19 », un « objet brut » qui est l’objet même du poème, sa « réalité concrète20 », ou encore sa « réson21 ».

Aujourd’hui, variétés de l’historiola

Cela étant, j’en viens désormais à la question qui m’occupe. Je la formulerai de la façon suivante :

  1. s’il y a un rapport entre la méthode freudienne de transmission de la clinique analytique à travers les récits de cas et la fiction littéraire et romanesque du XIXe siècle, et

  2. s’il y a résonance entre l’abandon du récit de cas par Lacan, son recours à l’écriture comme pratique de la lettre hors sens et le « déplacement de la littérature » au XXe siècle dont parlait Duras, alors

  3. quid de la littérature au XXIe siècle et que peut-on dire du rapport, de convergence ou de divergence, de cette littérature avec la psychanalyse du XXIe siècle ?

Je ne saurais répondre du point de vue de la littérature, mais c’est là aussi, et justement, que j’adresse ma question. Concernant la psychanalyse en revanche, certains psychanalystes22 ont remarqué une tendance, ces trente dernières années, dans le champ de ce que l’on appelle sans doute indûment « la littérature psychanalytique », qui consiste, pour bon nombre d’analystes, à témoigner de leur expérience et de leur savoir-faire en publiant de courts récits de cas (quelques lignes ou, au maximum, quelques pages) censés avoir une valeur démonstrative d’un point de vue théorique qui, sans cette illustration, serait jugé trop abstrait et spéculatif. Ces brefs récits de cas ont pris le nom de « vignettes cliniques », ce qui souligne l’aspect et la fonction ornementaux, et visent à donner de la chair aux concepts censés en manquer. Or ces vignettes cliniques ne sont pas sans poser questions et problèmes.

Sur le plan sociologique et idéologique, la vogue des vignettes cliniques témoigne :

  1. d’une préoccupation de promouvoir une sorte de maîtrise professionnelle lorsque tel analyste publie une vignette clinique pour se faire reconnaître par ses pairs quant à sa pratique,

  2. d’une dérive utilitariste, en ce sens que la vignette a pour fonction de montrer à la communauté analytique, et éventuellement au grand public quand ce n’est pas aux instances étatiques, que la psychanalyse sert à quelque chose, qu’elle a des applications concrètes et qu’elle n’est donc pas que spéculative.

Sur le plan épistémologique, ces vignettes revendiquent le recours à la concrétude de l’expérience. Elles ne témoignent pas d’un savoir théorique in progress, contrairement aux grands cas paradigmatiques freudiens, et elles n’interrogent nullement un point de théorie pour le renouveler ou le critiquer. Elles s’avèrent donc, le plus souvent, simplement illustratives. En ce sens, elles sont non seulement l’indice de ce que Bachelard, dans son épistémologie de la physique contemporaine, appelait le « réalisme », et qu’il situait comme un obstacle épistémologique, mais elles portent aussi en elles un paradoxe fondamental. En se voulant proche de la réalité empirique, du « terrain » comme on dit, la vignette contribue pourtant à faire, au contraire, consister un point de théorie qu’elle ne porte pas à la question. Il y a donc une sorte de platonisme de la vignette quand elle se réduit à n’être que l’ombre portée du concept qu’elle laisse intact.

Enfin, sur le plan strictement clinique, mais de clinique analytique, ces vignettes ne problématisent aucunement la méthode de transmission dont elles sont censées se faire le véhicule. Où est la place de l’analyste (comme fonction) dans le cas qu’il construit et qu’il écrit ? L’analyste doit être inclus dans le cas puisqu’il en constitue l’adresse par le truchement du transfert. Il est inclus dans le cas tout comme Velázquez ou le spectateur est inclus dans le tableau desMénines. De manière extensive, l’on peut dire qu’un cas, même s’il est toujours particulier, devrait être comme le poème que Paul Celan appelle de ses vœux dans Le Méridien : il contient une cause qui concerne un autre que lui-même, voire « tout autre23 ». Lorsque Nietzsche écrit son « cas Wagner », il écrit non seulement sur Wagner, mais aussi sur la modernité24. Le lecteur est donc concerné en étant de fait inclus dans le cas.

S’il décide de construire un cas, l’analyste ne peut donc faire l’économie de poser avec le cas, ou par le cas, les termes d’un problème. « Poser les termes d’un problème » était un principe élémentaire pour Bachelard. C’était aussi une exigence pour Duras : « L’écriture de la littérature, c’est celle qui pose un problème à chaque livre, à chaque écrivain, à chaque livre de chaque écrivain. Et sans laquelle il n’y a pas d’écrivain, pas de livres, rien25 ».

Sans cette problématisation du cas et de son écriture, le récit de cas ou la vignette n’apportent pas grand chose de plus que ce qu’amenaient déjà, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, lesdites « monographies cliniques » ; lesquelles étaient très répandues dans la littérature psychiatrique.

Pour conclure, je repose ma question en la reformulant : y a-t-il une évolution de la matière textuelle, une tendance dominante dans le champ de la littérature ces dernières décennies ; évolution qui ferait écho à cette tendance des vignettes cliniques en psychanalyse ? Si oui, cela permettrait peut-être d’éclairer, voire d’interpréter, depuis un point extérieur à la psychanalyse, la vogue des publications et communications de vignettes dans le champ de la psychanalyse.

Il y aurait peut-être à interroger, hors la psychanalyse, cette mode récente, issue du marketing et des pratiques de la communication, qu’est le storytelling, à savoir ces courts récits de faits, ou de vie, qui sont notamment utilisés en politique pour vectorialiser les désirs de la masse, polariser ses idéaux et emporter la conviction de l’Opinion26. En outre, et concernant plus directement la littérature, la prégnance, de nos jours, de l’écriture dite « autofictive » et le fait, pointé par Marie Darrieussecq, que certains auteurs veulent désormais absolument que « tout roman s’inspire non seulement de la vie, mais d’une vie en particulier27 », dénotent probablement cette sorte d’idéologie, teintée de moralisme et de réalisme, qui exècre la fiction et lui préfère le récit de faits28.

Il se pourrait bien que ces modalités récentes d’« hystorisations29 » ne soient pas sans résonner avec cette « pétition de principe d’appel au concret30 » qui représente trop souvent aujourd’hui la conscience malheureuse de la clinique psychanalytique.

Notes

1

Jacques Lacan, Le séminaire. Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013, p. 295-296.

2

Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

3

Voir sur ce point l’essai de Marie Darrieussecq, Rapport de police, Paris, P.O.L., 2010.

4

Sigmund Freud & Josef Breuer, Études sur l’hystérie, 1895, Paris, PUF, 1956, p. 127.

5

Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », L’inquiétante étrangeté et autres essais, 1908, Paris, Gallimard, 1996, p. 42.

6

Jacques Lacan, « Lituraterre », 1971, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 12.

7

Jacques Lacan, « Postface au Séminaire XI », 1973, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 506.

8

Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », 1908, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1996, p. 42. Je souligne.

9

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit, 1963.

10

Ibid., p. 8-9.

11

Marguerite Duras, Écrire, 1993, Paris, Gallimard, 2002, p. 43.

12

Jacques Lacan, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », 1976, Autre écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

13

Jacques Lacan, « Joyce le symptôme », 1979, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.

14

Ibid.

15

Ibid.

16

Jacques Lacan, « SIR », 1953, Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 27.

17

Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964, Paris, Gallimard, 2014, p. 48.

18

Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein », 1965, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 193.

19

Francis Ponge, « Le soleil placé en abîme », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2002, p. 781.

20

Francis Ponge et Philippe Sollers, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, 1970, Paris, Seuil, 2001, p. 163.

21

On trouve ce jeu de mots dans le Journal de Paul Claudel et dans la préface de Paul Éluard à la Première anthologie vivante de la poésie du passé (Paris, Seghers, 1951). Cf. Francis Ponge, Œuvres complètes, op. cit., n. 4, p. 1478.

22

Voir Guy Le Gaufey, Le Pastout de Lacan, EPEL, Paris, 2006. Et Erik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique, Erès, Ramonville Saint-Agne, 2005.

23

Paul Celan, Le Méridien, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2008, p. 30.

24

Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, 1888, Paris, Gallimard, 2012.

25

Marguerite Duras, La mort du jeune aviateur anglais, 1993, Paris, Gallimard, 2002, p. 82.

26

Colette Soler, « La psychanalyse, pas sans l’écrit », Revue du Champ lacanien, 10, 2011, p. 34.

27

Marie Darrieussecq, op. cit., p. 353.

28

Ibid., p. 361.

29

Mot valise forgé par Lacan en 1976 à partir des mots « histoire » et « hystérie », dans la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 572 (The four fundamental concepts of psychoanalysis, trad. A. Sheridan, New York et Londres, Norton, 1978, p. vii-ix).

30

Jacques Lacan, « La signification du phallus », 1958, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 689.

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