Résumé
A partir du livre d’Eric Marty, Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, et en mettant entre parenthèses toute référence à la French Theory, nous tentons de confronter les pensées philosophiques et politiques de Judith Butler et de Michel Foucault. Butler se réfère fréquemment et laudativement à Foucault ; pourtant les options intellectuelles et militantes de Foucault semblent s’opposer aux travaux de Butler. Ainsi les statuts que chacun accorde à la norme, à la sexualité et à l’anthropologie sont inconciliables. Or ces différends sont à la fois spéculatifs et politiques : alors que Butler propose un militantisme communautariste, fondé sur des particularismes sociaux et sexuels, on peut lire le militantisme de Foucault comme une double affirmation de l’universel et du singulier au-delà des prétentions et des injonctions du savoir de la sexualité. L’enjeu de cette opposition est décisif : il a en effet pour objet les devenirs culturels et politiques du sujet.
Abstract
Starting with Eric Marty's book, Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, and setting aside any reference to French Theory, this paper attempts to confront the philosophical and political thoughts of Judith Butler and Michel Foucault. Butler frequently refers to Foucault in a laudatory way, yet Foucault's intellectual and activist options seem to oppose Butler's work. As such, the status that each accords to the norm, sexuality and anthropology are irreconcilable. Yet these differences are both speculative and political: while Butler proposes a communitarian activism, based on social and sexual particularisms, Foucault's activism can be read as a double affirmation of the universal and the singular beyond the pretensions and injunctions of the knowledge of sexuality. The stake of this opposition is decisive: it has indeed for object the cultural and political futures of the subject.
A Fanny Chevalier
A partir du livre de Marty, Le Sexe des Modernes
En 2021, Eric Marty a proposé un livre fort volumineux et très savant, Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, un livre qui donne beaucoup à penser. C’est un livre bienvenu alors que les adeptes des « théories du genre » sont de plus en plus puissants ; ils sont devenus une force politique et culturelle qui pèse sur les évolutions des démocraties, non seulement en Amérique mais en Europe. Il est impossible ici de résumer ce travail, et en exposer les enjeux spéculatifs exigerait de très longues analyses. Indiquons toutefois un des fils directeurs du livre : les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Cette déformation a reçu un nom : la French Theory. Celle-ci n’est pas le repérage d’un moment fort important de la pensée dont on égrène aisément des noms majeurs : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida. Elle est une invention américaine dont les matériaux sont constitués des textes de ces créateurs. Ces textes et leurs concepts, leurs démonstrations, leurs enjeux furent ainsi détournés et soumis à des contresens – ou retravaillés, dira-t-on, si l’on est optimiste et généreux. Le résultat est une défiguration assumée, une « transposition d’un “sens propre en un sens impropre”1 », écrit Marty citant Butler. Une transposition dont on peut penser qu’elle pas nécessairement le signe d’une virtuosité spéculative, mais aussi celui d’un relâchement intellectuel.
Il n’est pas possible d’analyser ici ces systèmes de déformations. Nous désirons simplement mettre en rapport, à la suite de Marty, Foucault et Butler. En effet, il existe un point de rencontre très important entre les deux philosophes : le statut de la « norme ». Confronter les deux penseurs permet de la sorte d’élucider les devenirs d’un concept souvent évoqué mais peu défini. Et de dégager des enjeux politiques et intellectuels de notre présent.
Foucault
La norme
Partons du livre de Marty. Celui-ci repère avec raison le « diagnostic » énoncé par Foucault d’une « évolution de la “Loi” vers la norme ». Cependant il ajoute que ce diagnostic est « actif, et non descriptif », et que Foucault « soutient cette évolution » qu’il veut « intensifier2 ». Afin de mesurer la pertinence du propos, il convient dans un premier temps de préciser le diagnostic de Foucault ; il ne suffit pas de dire, en effet, que la norme engage un type de pouvoir souple et susceptible de « jeu3 » : il est nécessaire de la conceptualiser, ce que Marty ne fait pas, et de la différencier de la loi. Et il faudra, dans un second moment, indiquer les principes d’une axiologie politique.
Surveiller et punir (1975) et le Cours du Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population permettent de déterminer ce qu’est une norme, ce mot que désormais l’on emploie tant mais sans lui accorder une armature conceptuelle précise. Allons, grâce à ce Cours, des espèces vers le genre, et différencions deux types de normes. D’une part ce que Foucault appelle « du mot barbare » de « normation » ; celle-ci définit la norme de la « discipline », c’est-à-dire d’un pouvoir qui travaille à rendre les individus à la fois dociles et productifs4. Cette norme se caractérise par l’invention d’un modèle. Celui-ci peut être le bon geste du soldat, la façon adéquate de travailler en usine, la position correcte de l’écolier pour effectuer tel exercice (ainsi l’écriture). L’effectuation empirique – la gestuelle de ce soldat, le mode de travail de cet ouvrier, le comportement de cet élève – est appréciée selon son degré de conformité au modèle. D’autre part, Foucault repère ce qu’il nomme la « normalisation » ou, ailleurs, la norme de « régulation5 » ; celle-ci est d’ordre statistique. Considérons un exemple que Foucault emprunte au début du XIXe siècle. L’enquête médicale détermine une moyenne empirique des décès causés par la petite vérole selon les âges, les régions ou les professions. L’enjeu est de produire l’alignement des cas empiriques sur cette moyenne élevée au rang de modèle : que la courbe de morbidité des enfants de moins de trois ans se rapproche du taux moyen de morbidité générale qui, grâce à ce rapprochement, subira une heureuse variation. Il nous semble être fidèles à ce concept lorsque nous nous référons à l’existence de normes économiques (le taux moyen de chômage, d’inflation, de créations d’entreprise), sociales (le taux moyen de suicides, dont Durkheim fonde la théorie dans Le suicide), voire culturelles (la moyenne statistique d’acceptation ou de pratique de telle coutume ou de telle croyance). Ce que l’on nomme les faits économiques, sociaux ou culturels est souvent constitué par le repérage de telles régularités statistiques.
La « normation » et la « normalisation » sont donc deux espèces du genre norme, qui est toujours un modèle, soit inventé de toutes pièces, pourrions-nous dire, soit érigé à partir d’une moyenne statistique. Le pouvoir normatif se déploie ainsi :
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Institution d’un modèle ;
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Distribution des cas, c’est-à-dire d’événements empiriques singuliers (tels gestes, telles courbes de morbidité) déterminés à partir de leur soumission au modèle. Ces événements sont certes différents (des gestes fort dissemblables d’ouvriers ou de soldats, des courbes distinctes) ; ils sont cependant homogénéisés, et deviennent des « cas », dans la mesure où ils sont appréciées par rapport au modèle ;
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Comparaison des écarts entre le modèle et les cas : tel geste, telle moyenne est plus ou moins proche du modèle ;
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Hiérarchisation des cas selon les degrés de proximité avec le modèle : ce geste et cette moyenne apparaissent, selon cette perspective, plus ou moins « normaux » ou « anormaux ».
En imposant un modèle, en homogénéisant, en comparant et en hiérarchisant, le pouvoir normatif est individualisant, selon deux sens liés. D’une part, il différencie, il « individualise » les événements selon leur relation au modèle : il les transforme, disions-nous, en cas. D’autre part, il détermine des individualités, des « subjectivations », constituées à partir de ces cas ; il conçoit, c’est-à-dire il définit et travaille à produire, les individualités à partir de ces cas. Ainsi émergent les figures du bon ou du mauvais soldat, de l’ouvrier efficace ou inefficace, de l’élève appliqué ou négligent. Emerge aussi la figure des patients et des malades dont la maladie est plus ou moins normale ou anormale : il est plus ou moins normal d’être atteint de la petite vérole selon l’âge, la région ou la profession. Un exemple contemporain : il est plus normal d’être affecté de pathologies lourdes de la Covid si l’on n’est pas vacciné que si on l’est. C’est pourquoi la norme est par principe non singularisante : elle ne retient des manières d’exister et des manières de faire que les événements homogénéisés à partir de modèles particuliers.
La Volonté de savoir expose les principes d’enquêtes historiques sur la norme et la sexualité. Le livre étudie l’émergence et le développement, à partir du XVIIIe siècle, d’un « pouvoir sur la vie » qui se présente sous deux formes principales : une « anatomo-politique du corps humain » qui vise à le discipliner et une « bio-politique de la population » fondée sur des « contrôles régulateurs6 » ; nous reconnaissons les deux projets de normation et de normalisation. Or le XIXe siècle prétend également fonder en raison l’idée de « sexualité », qui peut être définie, a minima, par un mode de désir et de plaisirs, à la fois organique et psychique, censé définir les assises de notre subjectivité. Nous comprenons alors l’importance de ce que Foucault nomme la « valorisation médicale de la sexualité ». Cette mise en valeur articule la norme disciplinaire – qui impose le modèle de l’enfant et de l’adulte chastes, et conçoit la masturbation et les « perversions » comme anormales – et la norme de régulation, car ces vices sont supposés se transmettre héréditairement et produire une « dégénérescence » qui affecterait la santé moyenne d’une population7.
Toutefois, évitons un contresens. Foucault ne prétend pas fonder une sociologie historique de la santé, de l’usine, de l’école, de la prison ou de la médecine. Il étudie une classe singulière d’événements historiques. Il analyse l’émergence des règles d’une rationalité médicale, productive, pédagogique ou punitive qui dessinent les programmes d’un « pouvoir sur la vie ». Il n’affirme nullement que les formations sociales et les individus sont nécessairement et intégralement soumis à ces rationalités et à leurs programmes. Repérant les contresens et les confusions qu’il convient d’éviter en lisant Surveiller et punir, il écrit : il « faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même8 ». (Nous devrons garder ce propos à l’esprit lorsque nous considèrerons le travail de Butler.) Ainsi précise-t-il : « Quand je parle de société “disciplinaire”, il ne faut pas entendre “société disciplinée”. Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que “les Français sont obéissants”9. » Les programmes d’assujettissement et d’emprise sur les corps ne sont certes pas disjoints des devenir sociaux des individus et de leurs comportements ; ils n’en constituent cependant pas les principes nécessaires. Butler commet donc un contresens en attribuant à Foucault une conception du pouvoir « comme formant le sujet […], comme la condition même de son existence et la trajectoire de son désir10 ».
Selon cette perspective nous devons repérer deux principes intellectuels essentiels de Foucault. D’abord bien distinguer (mais non opposer) d’une part les analyses des rationalités et des programmes de pouvoirs, d’autre part les descriptions, voire les « enquêtes », sur les configurations sociales des pouvoirs. Certes, nous pouvons dire que les rationalités constituent des phénomènes sociaux mais, comme l’indiquent les citations précédentes, Foucault entend souvent par « société » les lieux dans lesquels les pouvoirs normatifs investissent et maîtrisent les corps et les comportements, mais aussi ces lieux dans lesquels se déploient « des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion, au moins transitoire, des rapports de force11 ». Le second principe consiste à refuser une anthropologie grâce à laquelle on exposerait les modalités nécessaires et universelles selon lesquels les sujets sont « assujettis » ou se « libèrent ». Ce refus est une constante de la pensée de Foucault et ses enjeux dépassent les problèmes de la norme ; sa « première règle de méthode est de « contourner autant que faire se peut, pour les interroger dans leur constitution historique, les universaux anthropologiques12 », ainsi la « sexualité ». Or il est possible de mettre en relation ce « contournement » avec le constat empirique selon lequel des individus consentent à être assujettis, ou bien luttent contre leur assujettissement, voire parviennent effectivement à s’en déprendre, ou y sont étrangers. Et certes pourquoi regretter, comme Butler, que Foucault « ne s’attarde pas sur les mécanismes spécifiques décrivant la formation du sujet dans la soumission » et que « le domaine de la psychè en son ensemble est passé sous silence dans sa théorie13 » ? Les pouvoirs normatifs, quand ils existent, ne sont pas la nécessaire condition d’existence des sujets.
Des résistances aux pouvoirs normatifs existent, sous des formes immédiates ou méditées. De plus, d’autres modes de rationalités et de pouvoir sont présents qui entrent en concurrence ou en rivalité avec la norme, ainsi la loi. Confrontons rapidement les normes et les lois. Celles-ci n’imposent pas de modèle homogénéisant, elles distinguent le licite et l’illicite. Elles ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les individus ; elles déterminent des actes selon la distinction du permis et du défendu, et doivent permettre de punir l’infracteur si elles sont transgressées14. Cependant le pouvoir normatif est si puissant que Foucault n’hésite pas à déclarer que, dès le XVIIIe siècle, « la loi fonctionne toujours davantage comme une norme » et que l’intense activité juridique qui se déploie à partir de ce siècle doit souvent être entendue comme une affirmation des pouvoirs normatifs15. Les lois, dès lors, légalisent les pouvoirs de la norme. Ceux-ci supposent par exemple l’existence d’un droit militaire, d’un droit des entreprises, d’un droit de l’école ou d’une législation politique de la santé. Ainsi les formes les plus concrètes d’autorités légales – les commandements des supérieurs hiérarchiques, du contremaître et de l’enseignant, l’autorité dont jouissent les médecins ou les surveillants pénitentiaires, les initiatives du juge d’application des peines – sont-elles réglées par des exigences et des soucis normatifs.
Une double question s’impose alors : est-il possible et légitime de résister aux pouvoirs des normes ? Afin de répondre, il faut esquisser une axiologie.
Les perspectives axiologiques
Tâchons de nous repérer dans les axiologies de Foucault. Il nous semble d’abord nécessaire de distinguer trois perspectives, de la plus large à la plus étroite. En premier lieu, il convient d’affirmer que « tout rapport de pouvoir n’est pas mauvais en lui-même, mais c’est un fait qu’il comporte des périls16 » ; il existe ainsi une dangerosité de principe, mais non négativité de principe, de tout pouvoir. De plus, il est à la fois impossible (en fait) et dogmatique (en droit) de condamner globalement et radicalement le pouvoir normatif « sur la vie ». N’est-ce donc pas en son nom que se déploie également un « droit à la santé17 » – mauvaise formule à laquelle il faut substituer « le droit d’accès » aux « moyens de santé18 » – et qu’une politique institue une « Sécurité sociale », une médecine et un droit du travail ? Est-il nécessaire d’affirmer, alors que nous traversons des « crises sanitaires », que des normes médicales peuvent travailler à sauver des vies et veiller à un certain bien-être physique et social des individus ? Enfin, ajoute Foucault, les « normations », en particulier « sexuelles », peuvent certainement donner lieu à des jeux et à des plaisirs de transgression19.
Mais ces précisions axiologiques ne signifient pas que « la norme » soit par principe valorisée par Foucault. Etre réglé par une norme, c’est être soumis à un « modèle ». Or, le militantisme de Foucault, de cinq points de vue au moins, déploie des discours et des « résistances » contre cette soumission.
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Un premier principe de combat est indiqué dans La Volonté de savoir : inventer des pratiques de plaisir non soumises à la « sexualité » et ses normes20. Dans de nombreux entretiens ce combat est pensé sous la forme d’une érotique gay, voire d’une « culture gay » dont le principe est la « création » de nouvelles manières, singulières et mobiles, de s’affecter de plaisirs et d’inventer des « échanges entre individus21 ». A l’opposé des normes non singularisantes, l’érotique gay est essentiellement une création de singularités, une invention de relations inter-subjectives et de plaisirs singuliers. L’enjeu n’est pas de découvrir, grâce à la reconnaissance de leurs plaisirs et de leurs désirs, la supposée vérité des sujets, comme s’y emploie la « sexualité », mais de les convier à se ré-inventer singulièrement.
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Les deux derniers livres non posthumes, L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, permettent de penser une reprise – c’est-à-dire une réactivation critique et sélective – de l’érotique grecque des plaisirs et de l’« art de la subjectivation » latin. Ils nous convient à une expérience plus ample encore : nous confronter à une rationalité foncièrement hétérogène à la « sexualité » et, en général, à la norme. A cet égard, il n’est guère étonnant que Marty, qui ne souligne pas la critique foucaldienne des pouvoirs normatifs, ne consacre qu’une ligne très désinvolte aux deux derniers monuments de Foucault22.
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Foucault fut toujours critique envers un droit soumis à la norme et, en particulier, envers l’idée d’individu « dangereux », c’est-à-dire anormal au regard de normes psychologiques, sociales ou comportementales. « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait. Mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement, encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir23 ». La loi doit punir le justiciable en raison des actes qu’il a commis, non en raison de sa subjectivité (présente ou future) supposée par les diagnostics psychiatriques24.
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L’intérêt – ne disons pas l’adhésion – pour le « néo-libéralisme » a pour objet une « société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable » n’est pas « requis » ; en effet, à une anthropologie de l’individu dangereux est alors substituée une rationalité économique des profits et des pertes25.
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Enfin, repérons l’insistance sur la création d’un nouveau droit, émancipé de la norme, un droit parfois identifié à un « droit des gouvernés », aux « droits de l’homme » ou à une « citoyenneté internationale ». Parce que la loi, « autant qu’on sache », punit un sujet seulement en raison de ses actes, ne permet-elle pas de penser un droit national et international non soumis à la rationalité normative ? Il n’est donc pas étonnant que l’intervention finale sur l’Iran de Khomeiny, la prise de position contre la Pologne de Jaruzelski, le souci envers les Boat Peoples soient ponctués de références au droit.
Par delà les discours de Foucault, qui n’aurait peut-être pas accepté nos conclusions, insistons sur cette valorisation du droit. Les normes sont particulières et individualisantes, mais non singularisantes, disions-nous. Or la loi peut être – et doit être – fondée à la fois sur l’exigence d’universalité et sur la protection des singularités subjectives. Alors la loi est réglée par le principe suivant : que les droits et les devoirs de chacun soient ceux de tous les autres, si bien que le déploiement de la singularité de chacun est légitime à condition qu’elle ne transgresse pas les droits de tous. Les lois, de ce point de vue, n’exigent pas de normalité, elles n’exigent pas de manières d’être psychiques ou corporelles normales. Elles exigent que le sujet ne transgresse pas les devoirs qui sont les siens parce qu’ils sont aussi ceux de tous les autres, et elles œuvrent à garantir l’égalité juridique. La loi se fonde donc sur deux principes : l’égalité et la liberté (l’égalité dans le déploiement des singularités subjectives). Cependant les démocraties n’instituent-elle pas et ne défendent-elles pas ces droits, répliquera-t-on ? Mais, précisément, l’intégration de la loi à des rationalités normatives soumet le « formalisme » de celle-ci à des « modèles ». Un exemple, ici, suffira : l’institution, dans les démocraties occidentales, de ce que le droit français nomme la « rétention de sûreté », que les juristes généralement et légitimement considèrent comme un scandale : le maintien de l’enfermement d’un justiciable qui a accompli sa peine, en raison de sa supposée « dangerosité » déterminée par des experts psychiatres.
Toutefois, refuser la soumission du droit à la norme ne signifie pas nécessairement rompre avec les normes, mais les régler sur la loi. Indiquons deux exemples. Ainsi que le dit Foucault en 1983, l’institution de ce que l’on nomme inadéquatement un « droit à la santé » exige un débat politique grâce auquel les limites respectives de l’autonomie individuelle et de la protection sociale fassent l’objet d’une réflexion sérieuse26, propos auxquels notre actualité sanitaire donne un brusque relief. Or, la détermination de ces limites ne doit pas être laissée à l’appréciation des seuls experts. Ou encore : elle ne doit pas être soumise sans discussion à des normalisations économiques ou sociales. « Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix de santé27 » exige, précise Foucault, de régler la pensée politique sur le double principe d’indépendance et d’égalité des individus – une exigence que seules des décisions juridiques raisonnées doivent, in fine, fonder.
Second exemple : l’école. Il convient de se féliciter qu’elle ne soit plus une institution disciplinaire, qui travaille à rendre les élèves assez instruits et dociles pour en faire des travailleur productifs et obéissants. On doit cependant méditer la remarque de Kant :
L’on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution28.
A l’école, ce que Kant nomme pour sa part « discipline » a pour finalité de rendre possible l’instruction en émancipant le sujet de son immédiateté affective, et en l’éduquant ainsi à une première maîtrise de lui-même. Cette norme scolaire est légitime si elle est nécessaire à l’instruction et aux commandements qui la rendent possible. A quelle fin ? Pour que les sujets, instruits, puissent développer une lucidité critique envers les pouvoirs qui prétendent les gouverner et consentent à obéir aux pouvoirs qui leur semblent légitimes. Seule une politique scolaire réglée sur les lois de l’instruction publique peut donc fonder la légitimité des normes éducatives.
Il est temps, désormais, de comparer ces principes à ceux de Butler.
Butler
La psycho-sociologie des sujets « genrés »
A juste titre, Marty insiste sur la perspective sociologique qui fonde la pensée de Butler. En effet, un de ses enjeux majeurs est d’analyser l’efficacité des pouvoirs sociaux qui assujettissent les individus, et nul n’ignore maintenant l’idée de « genre », cette construction sociale d’assignation sexuelle, masculine ou féminine, d’abord « normée » par l’exigence d’hétérosexualité29. Ces assujettissements sont produits sur un mode à la fois réitéré et dissimulé par les conditionnements culturels et par des modèles comportementaux qui mettent en jeu la puissance des stéréotypes. Précisément, ils sont les effets de ce que Butler nomme le « performatif », la répétition d’actes de discours (« c’est un garçon », « c’est une fille ») qui prétendent constater les normes de genres, alors qu’ils les font (to perform). Telle est la « performativité du genre », dont l’intelligibilité est le principe d’une anthropologie sociale.
On doit cependant ajouter à cette perspective sociologique, une référence elle aussi essentielle à l’idée freudienne de « mélancolie ». Cette référence permet de déterminer sur un second mode un principe d’identification « générique » hétérosexuelle du sujet. La mélancolie, telle qu’elle est comprise par Butler, désigne en effet une triple opération inconsciente : la perte de l’objet de désir – une perte rendue socialement nécessaire par l’interdiction de l’homosexualité lorsque cet objet est du même sexe que le sujet – la soumission psychique à l’interdiction de la perte, et l’intériorisation de cet objet désiré, perdu et interdit. Ainsi l’identification mélancolique à un genre, masculin ou féminin, et le désir hétérosexuel doivent-ils être conçus comme les effets impensés des prohibitions de l’objet masculin et féminin30. Je suis, « génériquement », ce dont je ne peux jouir car le désir et la jouissance de cet objet sont prohibés.
Toutefois cette référence psychanalytique est quadruplement contestable. En premier lieu, les lecteurs de Lacan et des psychanalystes ont souligné les déformations, volontaires ou non, des inventions théoriques proposées par Lacan31. Or ces contresens acquièrent leur signification au regard de la deuxième faiblesse : la référence analytique est sauvage, au sens ou l’on parle d’une « interprétation sauvage », c’est-à dire sans fondement clinique et sans écoute singulière d’un sujet en cure. Cette interprétation soumet Freud et Lacan au même principe général de lecture qui érige des penseurs (Foucault, Derrida, Lévi-Strauss, Kristeva ou Althusser) en maîtres, pour se donner le pouvoir de les déformer, de les commenter, de les préciser, de les rectifier, de les mettre indéfiniment en relation et de les faire jouer en des réseaux, perpétuellement sillonnés, de renvois et de critiques. Ce que Butler nomme la French Theory. C’est pourquoi la théoricienne doit convenir que l’« exégèse » analytique est extérieure au champ analytique et, plus encore, qu’elle ne possède aucune prétention empirique32. De plus, et c’est la troisième critique, la référence analytique hésite entre deux lectures. La première semble soumettre toute hétérosexualité au principe de mélancolie, si bien que l’homosexualité serait nécessairement la vérité inconsciente de l’hétérosexualité, la vérité première et sacrifiée d’un désir qui ne cesse de hanter le sujet. Plus encore, l’interdit de l’homosexualité constitue le premier principe social, puisqu’il est présupposé par le principe d’interdiction de l’inceste33. La seconde lecture, plus sobre, pense l’identification mélancolique comme un principe seulement contingent des constructions génériques34. Cependant l’une et l’autre lectures nous situent, plus ou moins caricaturalement, face à ce que Foucault a repéré : une pensée de la « sexualité », qui prétend reconnaître dans les façons de désirer et de prendre des plaisirs la vérité dernière de la subjectivité35.
Ces trois difficultés intellectuelles nous paraissent ainsi constituer le prix à payer pour bâtir une anthropologie psychanalytique du genre. Toutefois, nous évoquions quatre défauts. En effet, nous ne voyons pas comment s’articulent la perspective sociologique et la référence analytique, et comment l’anthropologie du genre n’est donc pas condamnée à être irréductiblement fêlée, à moins que l’inconscient ne soit radicalement et énigmatiquement dissous dans un pouvoir social36. Nous ne voyons pas comment il est possible d’articuler ce que l’on nomme parfois l’« autre scène », celle de l’inconscient, et la scène sociale, la production du performatif et des conditionnements hétérosexuels. Il nous semble que les deux analyses (indépendamment de leur force ou de leur faiblesse respectives) sont condamnées à rester juxtaposées37. L’anthropologie de Butler analytique et l’anthropologie sociale dessinent de la sorte deux silhouettes du sujet genré censées se rencontrer, mais qui ne se rejoignent pas. Ou, plus modestement : nous ne saisissons pas comment elles pourraient se rejoindre38.
Or une question essentielle s’impose : pouvons-nous, en inspectant ces silhouettes, saisir des enjeux politiques et intellectuels de la pensée de Butler ?
L,G,B,T, etc.
Afin de répondre, considérons le présent culturel et politique d’abord américain, et maintenant européen, dans lequel s’insère sa pensée. Celle-ci se situe au point de juxtaposition de la « sexualité » et d’une analyse de type sociologique. Que suis-je, militant ou militante du genre, et au-delà de mon anatomie, sinon ce que je dois socialement affirmer et défendre contre des pouvoirs : un mode de désir et de jouissance minoritaires qui constitue ma vérité et fut d’abord interdit ? Et qu’est-ce donc que le répertoire venu des Etats-Unis – le L, G, B, T auquel on peut ajouter le Q (le queer), voire le N (le neutre) qui ambitionne de « troubler », voire de « défaire », la binarité « genrée » de l’homme et de la femme – sinon ce que nous pourrions nommer un communautarisme à la fois culturel et sexuel ? Et in fine un mélange d’identification politique et de repérage sexuel censés représenter la vérité d’un sujet et que celui-ci peut contester ou faire jouer sur un mode volontaire voire parodique, une vérité indissolublement sociale (mon appartenance à une « minorité ») et sexuelle (le mode d’être le plus intime de mon désir et de mes plaisirs). Marty, à bon droit, identifie ce répertoire à un « flot d’assignations », puis à « une incroyable prolifération taxinomique » qui « semble plus relever d’un stéréotype américain que d’un désir de penser39 ».
Eric Marty oppose le LGB, qui désigne des « orientations sexuelles », à la figure du « trans » qui « renvoie à une identité » et à un « désir d’assignation » : l’individu du genre féminin passe au genre masculin (FtM), l’individu du genre masculin au genre féminin (MtF)40 ; toutefois, l’opposition est superficielle puisque, ainsi que Marty le remarque lui-même, le LGB est une promotion politique et culturelle des identités.
Certes, le militantisme des LGBT permet de lutter contre l’emprise culturelle des normes hétérosexuelles et peut travailler légitimement à étendre et garantir les droits des sujets. En cela il est fort appréciable et exige respect. Comment ne pas penser, par exemple, en Pologne, en Hongrie ou en Russie, aux combats courageux et nécessaires contre un mélange d’autoritarisme religieux, de conservatisme culturel et d’inégalité juridique ? Toutefois, puisqu’elles sont supposées par les luttes en faveur des minorités sexuelles, ces catégorisations sexuelles constituent elles-mêmes des modèles normatifs, des modèles certes non imposés mais choisis. Contre des pouvoirs parfois brutaux et puissants qui affirment l’existence de catégories sexuelles jugées infamantes, et qui méritent d’être radicalement combattus, elles érigent en principe de lutte des régularités comportementales et des ressemblances entre des manières d’être, de désirer et de jouir. Ces normes ne hiérarchisent pas les manières d’être et de faire, mais elles homogénéisent dans la mesure où elles les enveloppent en un « genre » déterminé. Elles sont individualisantes, non pas au sens où elles hiérarchisent les cas, mais dans la mesure où elles sont productrices de « subjectivations » particulières : le gay, la lesbienne, le ou la bi-sexuel(elle), voire la « butch » (lesbienne de genre masculin) et la « fem » (lesbienne de genre féminin). Bref, ces catégorisations indiquent des modèles sociaux et sexuels sans les imposer, homogénéisent sans hiérarchiser, et individualisent sans « discriminer ». Ainsi, parce qu’ils confondent se rassembler et se ressembler, les militants LGTB s’identifient à l’image commune qu’ils inventent et ne s’autorisent que de cette image. Accepter leurs catégories est donc – contre des pouvoirs illégitimes et parfois très violents – se régler sur un imaginaire normatif de la ressemblance, quitte à l’affirmer sur un mode parodique.
C’est donc soumettre les luttes à des particularismes nécessairement indifférents, voire hostiles, à l’universel et au singulier. Cette indifférence distingue le « gay » du répertoire sexuel du gay de l’érotique foucaldienne. En effet, ne serait-il pas plus légitime de méditer ici la leçon de Foucault ? Afin de lutter contre la norme hétérosexuelle, il est certes nécessaire, dans un premier temps, de retourner des catégories jugées infamantes, ainsi celle d’homosexualité, pour affirmer des « droits à la sexualité » non hétérosexuelle. L’enjeu toutefois – cet enjeu que Butler reconnaît41 mais dont elle ne semble pas tirer les légitimes conséquences – est qu’il faut in fine libérer le droit et « se libérer de la notion même de sexualité42 ». Il convient de s’émanciper de ce mode de penser et d’agir qui prétend reconnaître la vérité d’un sujet dans ses façons de désirer et de prendre du plaisir. Pour promouvoir quelle érotique selon Foucault ? Pour créer des plaisirs sans reconnaître en eux une vérité subjective, et pour proposer une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel, une fois que les particularismes sont mis hors jeu43. Ainsi ce programme s’oppose-t-il aux déficiences parfois attribuées à la pensée antique : proposer un « style d’existence » indifférent à la fois au singulier et à l’universel44. On peut entendre de bien des manières ce programme : naïveté, projet finalement insensé de se créer comme être de désir et de plaisir, ou bien sagesse lucide de ne pas soumettre l’érotique à l’exigence d’une (re)connaissance de soi. Du moins a-t-il les mérites de nous épargner le mélange d’identifications communautaires et de prétention à saisir la vérité subjective. Et il nous invite à penser ensemble et sur un mode innovant l’universel et le singulier.
La puissance des particularismes
Au contraire, l’alliance des identifications sexuelles et militantes constitue l’horizon intellectuel et le régime de savoir et de pouvoir à partir duquel Butler constitue sa pensée. Certes, Butler se pose comme un penseur de la contestation des normes, terme qui très souvent désigne, in fine, tout pouvoir social et tout processus d’identification, et certaines de ses critiques sont tout à fait fondées. Il est nécessaire de « saper toute tentative d’utiliser le discours de vérité pour délégitimer les minorités en raison de leur genre et de leurs sexualité45 ». Ainsi est-il légitime de « dénaturaliser » les genres et d’affirmer que les idéaux identificatoires sont contingents et ne doivent pas être imposés à titre de normes culturelles et politiques. Il est également légitime de mettre en évidence qu’aucun individu ne joue parfaitement le rôle social et sexuel qui lui est attribué ; l’identité « genrée » est toujours fragile et troublée, et elle manque donc de « cohérence » (selon un terme qu’affectionne Butler) ; autrement dit, l’idéal identificatoire ne peut jamais être parfaitement imité. Toutefois, comment Butler se bat-elle, voire se débat-elle, avec le communautarisme social et sexuel ? Indiquons simplement des perspectives de lutte, dont certaines sont repérées par Marty.
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Certes, le genre « n’est pas réductible à l’hétérosexualité hiérarchique » ; de plus la binarité du masculin et du féminin ne doit pas être assurée car le genre revendique désormais une « instabilité », c’est-à-dire une absence de cohérence46. Mais le programme militant laisse intact – plus que cela : il conforte et il légitime – les catégories sexuelles, même si une stabilité de principe leur est refusée. Il accorde une puissance axiologique aux identités indissolublement sociales et sexuelles de ces victimes que sont les « minorités ». Nous pouvons également entendre que des identités « genrées » (ainsi la butch et la fem) peuvent revêtir, écrit Butler, une « charge érotique » ; ce que Foucault affirme également à partir de son propre érotisme47 ; Mais il nous semble que jouer avec plaisir des rôles libidinaux et sociaux, prendre plaisir à se réunir en faisant jouer ces rôles, ne doit pas signifier fonder sur eux un programme politique.
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Ainsi que l’écrit Marty, le projet consiste à présenter « une prolifération en principe sans limite des possibilités de genres48 ». En effet, il s’agit, selon Butler, d’«ouvrir le champ des possibles en matière de genres sans dicter ce qu’il fallait réaliser49 ». Ce principe de « prolifération » ajoute à la liste, sur un mode non exhaustif, les « intersexes », les « asexuels », les « travestis », les « hésitants » (questionning), les « alliés », les « bi-spirituels » (two spirited), et les «pansexuels » ; le sigle peut ainsi être complété : LGBTTTIQQ2SAAP50. Cependant multiplier les genres, n’est-ce pas seulement multiplier les particularismes et, au lieu de s’en émanciper, leur accorder plus d’extension encore ?Butler remarque elle-même qu’« un simple accroissement numérique » ne peut suffire à constituer un programme politique51.
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Il convient d’être attentif à ce qu’une identité, même minoritaire ne soit pas affirmée aux dépens d’une autre. Songeons ainsi à une « identité gay ou lesbienne » qui travaillerait, hélas, à « désavouer toute relation constitutive à l’hétérosexualité52 ». Il convient, plus encore, d’être attentif à ce qu’un combat en faveur d’une identité ne se déploie pas en excluant d’autres combats. C’est pourquoi le programme politique suppose de complexifier les identités (par exemple, celle d’une personne qui se reconnaît à la fois lesbienne et noire, ou femme et colonisée) et de repérer des « carrefours » où les luttes des identités minoritaires doivent stratégiquement s’articuler et intensifier leur « puissance d’agir » (agency) grâce à leurs convergences53. Toutefois cette intensification n’est pas celle des singularités subjectives, mais celle du « groupe », et les luttes ont toujours pour horizon la « communauté » des minorités54. Et de la sorte ni le singulier ni l’universel ne sont reconnus en leur valeur spécifique. La singularité est mise hors-jeu au profit des identités politiques particulières, et l’universalité est condamnée à être ignorée au profit d’une connexion de ces identités grâce aux carrefours militants.
Il ne s’agit pas ici d’analyser les conceptions spécifiques de l’universel et du singulier, assurément complexes. Repérons simplement le statut que leur accorde Judith Butler selon les principes les plus fondamentaux de son militantisme LGBT. Bien que la militante déclare que « l’affirmation identitaire ne peut être la fin de la politique » et s’oppose clairement au prestige américain de cette affirmation55, ce militantisme semble cultiver les particularismes sur un mode certes non-binaire, non contraint et instable (une instabilité qui préserve cependant la communauté) : sur un mode positif, extensif et réticulé. Valoriser la catégorie militante de « minorité sexuelle », en affirmant néanmoins que cette catégorie « ne renvoie pas à une logique identitaire », c’est nécessairement réduire la diversité des « personnes très diverses » qui subissent les normes56, sauf à dissoudre l’identité sexuelle des minorités57. Ce qui est, in fine, l’opération légitime. Et enfin comment affirmer que « la théorie queer s’oppose par définition à toute revendication identitaire » et ajouter qu’« il ne s’ensuit pas pour autant que la théorie queer s’opposerait à toute assignation de genre », sinon en précisant l’opposition légitime à la « législation imposée de l’identité »58 – ce qui semble signifier l’accepter lorsqu’elle n’est pas imposée ?
Il convient de prêter attention à une étude précise dans laquelle Butler examine une subjectivité dont les devenirs manifestent un « écart » et une « incommensurablité » entre les normes et sa parole. Ce sujet et cette parole s’affirment ainsi « aux limites de l’intelligibilité59 ». Cette inintelligibilité a pour objet à la fois la singularité et l’universalité subjectives ; elle est en effet, d’une part, celle de David auquel il faut « rendre justice » et, d’autre part, celle d’une « certaine essence du sujet parlant, qui parle au-delà de ce que l’on peut dire60 ». Toutefois, Butler ne s’affronte pas ici à la question, à laquelle on peut penser qu’il convient de répondre par l’affirmative : tout sujet, même si par bonheur son existence n’est pas aussi dramatique que celle de David Reimer, ne s‘affronte-t-il pas à ces limites ? Penser ces limites ne nous oblige-t-il pas à nous confronter à ce qui, en tout sujet, « excède la norme61 » et les genres ? Affirmer, dans un autre texte, que « ce qui est en dehors des normes ne sera pas, à proprement parler, reconnaissable », que « nous n’avons pas de mots » pour dire ce dehors qui importe et « qui fait partie de notre expérience sans que nous le sachions62 », c’est, dans tous les sens du terme, accepter de n’en rien entendre, et s’empêcher de tirer les conséquences de cette extériorité pour parler, penser et agir. Déclarer, enfin, que cette absence de discours « peut également être le signe d’une prise de distance par rapport aux normes régulatrices, et par conséquent constituer un espace pour des possibilités nouvelles63 », c’est ne pas travailler à dire ce qui excède les normes, c’est ne pas tirer les conséquences de ce que les identifications génériques ne sont que des semblants, et ne pas s’interroger sur ce qu’est une singularité subjective afin de permettre l’actualisation de ces possibilités.
L’interrogation pourrait alors s’approfondir : une pensée qui accepte d’entendre et de dire ce qui est aux limites de l’identité subjective peut-elle se fonder sur une philosophie des devenirs subjectifs (Deleuze64) ou sur une intelligibilité de la « division subjective » qui disjoint radicalement ressemblance et vérité et ne prétend pas que la « vérité » permette d’identifier et de comprendre le sujet (Lacan) ? Il n’est pas question, ici, d’expliquer, ou de résumer ces réponses ; disons simplement qu’elles permettent de proposer un discours à ce qui fait qu’un sujet est irréductible aux normes sociales. Et leur existence nous permet de conférer une valeur à la fois intellectuelle, morale et politique tant à la singularité qu’à l’universalité65.
Certes poser qu’aucune subjectivité ne manifeste « une pleine cohérence », car les répétitions normatives sont toujours pour une part vouées à l’échec, et reconnaître une irréductible part d’« opacité » permet de s’élever, à bon droit, contre la « violence éthique » qui exige que le sujet soit identique à lui-même66. Mais qu’est-ce qui empêche ces propositions de déployer une philosophie et une politique de la singularité subjective ? La conviction que la définition du Je et de son émergence exige de « se faire sociologue67 ». Puisque, selon la formule si vague (et malgré des références explicites à Foucault, Levinas, Nietzsche, Hegel et « la psychanalyse »), « on ne peut en effet pas isoler le “je” de la pression de la vie sociale68 », nous comprenons que la subjectivité hors norme ne peut être entendue. Nous comprenons également que la philosophie se déploie en jugements sociaux. Et, puisque la société serait réductible in fine à des normes particulières (imposées, ou acceptées, voire parodiées), on comprend pourquoi cette philosophie se déploie en un militantisme qui défend certains particularismes.
Exposons un dernier signe de cette dévalorisation du singulier et de l’universel au profit de la société et de ses communautés particulières. Les très fortes réserves de Butler contre ce qu’elle nomme « le mariage gay et lesbien » sont fondées sur la conviction que sa reconnaissance juridique enveloppe « une norme qui menace de rendre illégitimes et abjects les arrangements sexuels qui ne se conforment pas à la norme du mariage sous la forme existante ou révisée » ; ainsi les « communautés de minorités sexuelles sont menacées de devenir non reconnaissables et non viables tant que le lien du mariage sera le mode d’organisation exclusif de la sexualité et de la parenté69 ». Des remarques s’imposent, outre le constat qu’il y a maintenant bien des années que le mariage n’est pas en Occident le seul mode légitime de sexualité et de parenté. 1) Sont ici posées une continuité et une complicité nécessaires de la possibilité juridique et de la contrainte normative. Cette continuité est justifiée par un jugement sociologique très fragile, mais littéralement incontestable, puisque Butler évoque seulement une « menace », celle de l’« abjection » des sexualités homosexuelles non maritales. 2) Cette menace, en admettant qu’elle existe, est toutefois restée sans effet : qui donc aurait observé une intensification de l’abjection attribuée aux couples homosexuels non mariés par la faute de la possibilité maritale qui leur est offerte ? 3) L’universel juridique dont peuvent user des sujets singuliers est dévalorisé au nom de cette menace que seraient donc censées subir des communautés particulières mises en position de victimes70.
Contre ce mouvement de pensée, il faut répéter que rien n’est plus étranger à Foucault que cette conception de Butler selon laquelle – retournons une citation du premier, proposée dans la première Partie – la seule réalité à laquelle puisse prétendre la pensée critique et militante, c’est la société. Foucault a refusé, disions-nous, de proposer une anthropologie ; il a congédié la « sexualité »; il a fréquemment congédié avec elle – à tort ou à raison – la psychanalyse ; il a souvent différencié la société et les programmes de pouvoir ; enfin, il a accordé une écoute et une intelligibilité aux rationalités et aux existences hors norme et fut attentif à nouer le singulier et l’universel. Butler a proposé une anthropologie du sujet genré ; elle a développé une pensée de la sexualité fondée sur une psychanalyse ; elle a toutefois érigé la société en objet ultime de la philosophie ; elle n’a pas accordé d’écoute et d’intelligibilité à ce qui est hors-norme, et a soumis la pensée du « je » à une sociologie. On ne doit pas reprocher à Butler d’avoir inventé et suivi son propre mouvement de pensée qui, malgré les hommages et les références, l’oppose frontalement à Foucault. Toutefois il nous semble que son anthropologie oscille, sans pouvoir les articuler, entre une sociologie et une psychanalyse, que celle-ci apparaît dogmatique et fragile, que celle-là conditionne l’intelligibilité du Je à l’analyse des particularités sociales et qu’elle interdit toute écoute du singulier et de l’universel.
Conclusion : la littérature, l’école et la psychanalyse
Nous désirons finir par une considération en apparence secondaire. On repère aisément l’importance que revêtait la littérature pour des penseurs qui sont les matériaux de la French Theory. S’agissant de Barthes, analyste de la littérature, cela va de soi. La littérature fut un objet d’expérimentation et un souci philosophique majeur pour Derrida. Elle constitua également un objet de pensée stratégique en certaines périodes du parcours de Foucault. Deleuze écrivit un magnifique Proust et les signes et réunit certaines de ses études littéraires en un volume71. Quant à Lacan, de Poe à Joyce, en passant par Claudel, Racine, Blanchot et Duras (la liste n’est pas exhaustive), il ne cessa de confronter la psychanalyse à la littérature.
Marty repère fort bien le sort fait à la littérature par beaucoup de « théories du genre » : la dévalorisation – voire la condamnation – de la littérature et des lectures littéraires auxquelles se livrèrent Barthes et Deleuze72. Nous n’osons penser, avec lui, que le discrédit de la littérature naîtrait de son identification à des « œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans leurs transgressions, au discours de la domination73 ». Plus sobrement, elle est jugée « élitiste », écrit-il, par les penseurs du genre74.
La littérature et, en général, l’art sont « élitistes » pour une pensée politique selon laquelle rien ne fait limite aux pouvoirs militants, lorsque l’Etat prétend imposer ses lois et ses normes dans l’intimité des relations culturelles et sociales ou lorsque des communautés prétendent dominer l’espace politique et culturel. L’on conçoit fort bien que la littérature et les arts soient dépréciés par les militants des communautés et qu’elle importe à ceux qui désirent ne pas se réduire aux particularismes. En effet, les arts, et donc la littérature, sont irréductibles aux particularismes ; ils sont les inventions de singularités et prétendent, en traversant et en exploitant les particularismes, s’adresser à tous. Créations singulières offertes à l’universel, ils sont « élitistes » pour ceux dont la politique et la pensée sont réductibles à une lutte entre des identités particulières.
Toutefois ils s’adressent à tous, à la condition que chacun soit instruit de leur existence. C’est pourquoi, il convient, en dernier lieu, de considérer de nouveau l’école. Ne doit-elle pas être l’institution grâce à laquelle les sujets sont ainsi instruits des arts et, en particulier, de la littérature, quelle que soit leur particularité « sociale » ou « genrée » ? Il faut dire de Lacan, Barthes, Deleuze et Derrida ce que Jean-Claude Milner dit de Foucault avec une naïveté qui n’est que superficielle : ils étaient de bons élèves d’une école qui les avait instruits75. Afin qu’il y ait d’autres élèves, et de bons élèves, qui puissent se confronter à la littérature et lire ces penseurs, il est nécessaire que l’école puisse accomplir sa mission de limitation des particularismes sociaux. Ainsi entendons-nous, dans le livre de Marty, moins qu’une nostalgie mais plus qu’un souci. Disons la griffe du désir et une inquiétude jamais explicitées, qui semblent pourtant porter et animer ses analyses : contre la dévalorisation de la littérature, réaffirmer sa puissance et son caractère précieux et indispensable à titre de création artistique et d’expérience de pensée.
Céder sur la littérature, c’est céder sur l’articulation paradoxale du singulier et de l’universel. On sait que le mot « tombeau » possède au moins deux sens : un hommage au créateur disparu et un mausolée. Le paradoxe du livre de Marty est donc qu’il permet de comprendre pourquoi il peut devenir illisible, c’est-à-dire pourquoi l’hommage peut se transformer en sépulcre, si la pensée et la culture se réduisent à des luttes en faveur des particularismes.
Enfin, céder sur le nouage de l’universel et du singulier, c’est également céder sur la psychanalyse, à moins d’en faire une bonne à tout faire des adaptations sociales, une thérapie sociale. Le psychanalyste ne rencontre pas un représentant de telle ou telle communauté sociale ou de tel « genre »; il rencontre un sujet en sa singularité, précisément un sujet singulier dans son rapport à des structures universelles : un corps parlant et parlé qui fait l’expérience du rapport singulier à une langue.
On peut donc le dire, brutalement : si les communautés sociales et sexuelles l’emportent, si elles secrètent le discours dominant qui soumet à ses pouvoirs les autres inventions politiques et culturelles, alors la psychanalyse, la littérature – et la philosophie qui peut être aussi la rencontre d’une singularité créatrice avec l’universel du discours rationnel – ne pourront recevoir qu’une place secondaire et toujours suspecte. Et les sujets alors, pour se dire et tenter de se faire entendre, seront plus intensément contraints qu’ils ne le sont présentement de se confier à des communautés sociales qui pourront les protéger et les reconnaître. Mais à condition qu’ils se désingularisent et s’affirment hors de l’universel, c’est-à-dire qu’ils se nient comme sujets.
Notes
Eric Marty, Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre (abrégé LSM), Paris, Seuil, 2021, p. 74. La citation de Butler renvoie à son livre Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Editions Amsterdam, 2007, trad. C. Nordamnn, p. 207 ; cette formule a explicitement pour objet le concept analytique de « forclusion ». Butler affirme que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine ». Voir Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (abrégé TG), Paris, La Découverte, 2006, trad. C. Kraus, p. 29.
LSM, p. 417-418. Ici, Marty se règle explicitement sur le jugement du psychanalyste Jean Laplanche.
Sécurité, territoire, population territoire, population, Cours du Collège de France de 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 58-65. Cette description est identique à celle proposée dans Surveiller et punir ; voir Surveiller et punir (SP), Paris, Gallimard, 1975, p. 185.
« Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 225.
« Il faut défendre la société », op. cit., p. 224-225 ; La Volonté de savoir (VS), Paris, Gallimard, 1976, p. 191-192.
La Vie psychique du pouvoir (VP) Paris, Editions Léo Scheer, 2002, trad. B. Matthieussent, p. 22. Butler souligne. De même : « dans Surveiller et punir, c’est le pouvoir disciplinaire qui semble déterminer des corps dociles incapables de résistance. » (Ibid., p. 159) Les commentaires de Surveiller et punir proposés par Butler sont toujours marqués par la confusion entre les programmes et les réalités sociales. Considérons deux exemples. Certes, le prisonnier « devient le principe de son propre assujettissement » (SP, p. 204, Butler, p. 138), mais ce devenir n’est pas décrit comme une réalité empirique de l’emprisonnement, mais comme un principe d’un « modèle généralisable de fonctionnement » dont le Panopticon de Bentham fournit le « diagramme » (SP, p. 206-207). Certes, l’« âme », c’est-à-dire l’intériorisation corporelle des pouvoirs, est dite la « prison du corps » (SP, p. 34,Butler, p. 138, 145). Mais la formule, qui renverse le jeu de mots platonicien – le corps (sôma) est le tombeau ou le gardien (séma) de l’âme –, désigne l’effet et l’instrument d’un programme de pouvoir. Elle ne signifie donc pas que les corps des détenus, des travailleurs ou des élèves soient effectivement et nécessairement emprisonnés par les normes. Elle signifie encore moins la proposition si extraordinairement massive selon laquelle « il n’y a aucun corps en dehors du pouvoir, car la matérialité du corps – en fait, la matérialité elle-même – est produite par et dans le rapport direct à l’investissement du pouvoir » (Butler, p. 145).
SP, p. 32. La référence à la « société » est très précise : « ces relations [de pouvoir] descendent loin dans l’épaisseur de la société … »
SP, p. 185. Cette page distingue très précisément les rationalités respectives de la loi et de la norme.
« Il y a, dans la sexualité, un grand nombre de prescriptions imparfaites, à l’intérieur desquelles les effets négatifs de l’inhibition sont contrebalancés par les effets positifs de la stimulation », DE, t. IV, p. 530 ; ainsi en va-t-il, énonce plusieurs fois Foucault, des plaisirs de la masturbation.
Ces deux livres ne seraient « en partie au moins, une compilation des mœurs des Anciens », LSM, p. 384.
Nous nous permettons de renvoyer, ici, à l’étude déjà publiée dans Mezetulle, « Les raisons de la dangerosité ».
Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 265. Voir p. 253 et suiv.
DE, n°325, t. IV, p. 367 et suiv. Marty repère bien que la critique qu’adresse Foucault à cette « sécurité » peut donner lieu à des « effets pervers ». Voir LSM, p. 426.
Trouble dans le genre et La vie psychique du pouvoir, qui semble préciser et approfondir le premier livre, proposent les analyses les plus développées de cette « mélancolie ».
Sur ce point, contentons-nous ici de renvoyer à Marty qui repère les contresens flagrants sur la « forclusion » lacanienne, LSM, p. 65-70
« J’aimerais caractériser et situer le type de texte que je produis comme un certain genre de critique culturelle de la théorie psychanalytique qui n’appartient ni au champ de la psychologie ni à celui de la psychanalyse, mais qui cherche néanmoins à établir un lien avec ces deux disciplines. […] Je ne défends aucune approche empirique, ni ne veux rendre compte des positions psychanalytiques présentes sur le genre, la sexualité, la mélancolie. » (VP, p. 206-207)
« L’hétérosexualité est produite non seulement à travers la réalisation de l’interdit de l’inceste mais, avant cela, par la mise en place de l’interdiction de l’homosexualité. » (Ibid., p. 203). Comprenons cet « avant » : l’interdit de l’homosexualité et la mélancolie précèdent l’interdiction de l’inceste théorisée par Lévi-Strauss non seulement d’un point de vue chronologique, mais aussi sur un mode logique et ontologique : « L’interdit de l’inceste présuppose l’interdit de l’homosexualité, car il fait l’hypothèse de l’hétérosexualité du désir. » (Ibid.)
« Je dirai, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existe de multiples modes d’expérience du genre et de la sexualité qui […] ne supposent pas que le genre soit stabilisé par la mise en place d’une hétérosexualité sans faille », « le genre est acquis au moins en partie par la répudiation des attachements homosexuels » (ibid., p. 204 ; nous soulignons). Encore plus sobrement : « l’hétérosexualité est cultivée à travers des interdits » (p. 205).
Ainsi, sur un mode nécessaire ou contingent, « la plus “authentique” mélancolique lesbienne est incarnée par la femme strictement hétérosexuelle, et le plus “authentique” mélancolique gay est l’homme strictement hétérosexuel » (ibid, p. 218). Mais inversement (et énigmatiquement, car l’hétérosexualité n’est pas prohibée), « une mélancolie spécifiquement gay » a pour principe « une perte [de l’hétérosexualité] qui ne peut être reconnue comme telle » (p. 221).
« Je me suis emparé de la notion psychanalytique de forclusion, et je lui ai donné un caractère spécifiquement social. » (Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Editions Amsterdam, trad. J. Vidal et C. Vivier, p. 105. Voir note 31)
Sur la difficulté, voire l’impossibilité, de concevoir pareille articulation, renvoyons aux analyses d’Anne Emmanuelle Berger dans Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, 2013, Berlin, p. 57 et suiv.
Nous n’entendons pas ce que signifie la formule, « la notion de performativité du genre appelle une refonte psychanalytique à travers la notion d’acting out, car elle émerge dans l’articulation de la mélancolie et dans la réaction de pantonymie à la perte, par laquelle l’autre est incorporé dans les identifications formatrices du moi », VP, p. 238. Le dernier chapitre de La Vie psychique du pouvoir, qui à certains égards se présente comme une explication de cette formule, ne nous permet pas de l’entendre.
« Le gay savoir », entretien publié dans les Entretiens sur la question gay, Béziers, H&O, 2005, p. 47 et 48. Cette idée essentielle de La volonté de savoir et de l’érotique gay, fréquemment énoncée : ainsi DE III, p. 260-261, IV, p. 308-312.
C’est ainsi que Foucault affirme d’une part : « Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être des rapports de différenciation, de création, d’innovation. » (Ibid., t. IV, p. 739) C’est pourquoi il propose « une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échanges entre individus qui soient réellement nouveaux » et ajoute, d’autre part : « Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point de vue, transposables aux hétérosexuels. » (Ibid., t. IV, p. 311) Simon Wade, qui relata sa rencontre avec Foucault en 1975 en Californie, cite des propos du généalogiste : « Je crois que le terme “gay” est devenu obsolète – en vérité, comme tous les termes du genre qui indiquent une orientation sexuelle précise. La raison en est la transformation de notre compréhension de la sexualité. On mesure combien notre recherche du plaisir a été considérablement limitée par le vocabulaire qui nous a été imposé. Les gens ne sont pas ceci ou cela, gay ou hétéro. Il y a une gamme infinie de ce que nous appelons le comportement sexuel et de mots qui empêchent cette gamme de se réaliser – soit des mots qui figent le comportement, qui sont faux et mensongers. », Foucault en Californie, Paris, Zones, 2021, trad. G. Thomas, p. 85. Il faut certes se méfier des jeux de la mémoire, ils sont ceux de l’oubli et de la déformation. Toutefois, la référence au plaisir ainsi que la critique de la « sexualité » et de ses catégories nous invitent à accorder un certain crédit au propos. Wade affirma que Foucault avait lu son manuscrit et autorisé sa publication ; voir la préface de H. Dundas, p. 10-11.
Lorsque le jugement se fait sévère, Foucault regrette que ce style d’existence soit soumis à « l’effort de le rendre commun à tous » ; il remarque toutefois que cette éthique ne « concernait qu’une toute petite minorité parmi les gens et même parmi les gens libres. » (DE, IV, p. 698)
L’Université de Californie du Sud proposait en 2015 une liste des genres qui occupait dix pages, que l’on peut consulter à l’adresse numérique suivante : https://lgbtrc.usc.edu/files/2015/05/LGBT-Terminology.pdf Il s’agit là simplement, est-il précisé, des termes les plus populaires et d’usages les plus communs.
Il s’agit bien de viser « l’augmentation de la puissance d’agir des groupes » (ibid, p. 127) et ainsi d’« esquisser la carte d’une communauté future » (Ibid, p. 128). Marty propose une lecture de des pages, op. cit., p. 228-230.
La formulation de Butler nous semble résumer la contradiction, qu’il ne suffit pas d’énoncer pour s’en émanciper : « Je continue de garder espoir en une coalition des minorités sexuelles qui transcendera la simplicité des catégories identitaires. […] Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c’est toujours courir le risque de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose. Ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé-e par, l’identité. » (TG, p. 49-50)
Ibid, respectivement, p. 91 et 92. Ce sujet est David Reimer. Né avec des chromosomes XY, il subit une erreur chirurgicale à l’issue de laquelle son pénis fut brûlé et amputé. Il fut soumis à une « chirurgie de réassignation » sexuelle, qui impliqua (entre autres opérations) l’ablation des testicules et fut éduqué comme une fille, sous le prénom de Brenda. Cependant, à partir de 8 ans, il manifesta ne pas se reconnaître en cette féminité et refusa avec horreur toute féminisation médicale de son corps. A l’adolescence, il obtint une reconstruction du pénis. David Reimer se suicida à l’âge de 38 ans. Cette histoire, que nous résumons trop brutalement, inspira à Butler des réflexions qui nous semblent subtiles, « Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégorie de la transsexualité » (p. 75 et suiv.). Si les faits sont avérés, ils mettent particulièrement bien en évidence la double objectivation psycho-médicale à laquelle fut soumis ce sujet. La première équipe, constituée de médecins et de psychologues, prétendit régler la féminité de Brenda sur des normes sociales et physiques, au nom d’un « constructivisme » qui réduit le « genre » à des inventions sociales. La seconde équipe prétendit fonder l’exigence de masculinité de David sur la présence génétique, et donc naturelle, du chromosome Y.
« Retour sur les corps et le pouvoir », dans Incidences, 4-5, 2008-2009, trad. N. Ferron et C. Gribomont, p. 111.
Signalons simplement que, selon Deleuze, la « majorité » désigne, non pas, ce qui est quantitativement le plus important, mais la domination des modèles. Inversement, « la minorité » désigne la « figure universelle, ou devenir tout le mond. » (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 588 ; voir également, p. 133-134). On pourrait aisément démontrer que cette « minorité » est inséparable des puissances singulières d’affirmations et de « devenirs créatifs » émancipés des modèles. Penser ensemble cet universel et ces singularités est un des enjeux essentiels de Mille plateaux.
Marty nous semble ici trop sévère, lorsqu’il évoque, à propos des réflexions de Butler sur David Reimer, un « cryptohumanisme », qui « contredit l’implacable sociologisme auquel Butler nous a habitué », LSM, p. 485. Nous interprétons les propos de Butler comme une incapacité – ou faut-il dire un refus ? – de penser ce qui n’est pas réductible aux normes et de poser le principe de la singularité et l’universalité. Mais, certainement, cette incapacité empêche la militante de penser le statut de la subjectivité indépendamment des combats des minorités.
Remarquons cependant que dans l’entretien du 4 décembre avec C. Pagès et M. Trachman, publié sur le site La Vie des idées, Butler affirme la légitimité du « mariage gay ». Elle remarque bien plus sobrement qu’« aux États-Unis, la position en faveur du mariage gay a eu tendance à installer une nouvelle normativité au sein de la vie gay, en accordant en récompense aux gays et aux lesbiennes qui adoptent la vie de couple, la propriété et les libertés bourgeoises la reconnaissance publique. » Elle regrette que « ce sujet soit devenu plus important que d’autres objectifs politiques, en particulier le droit des personnes transgenres à être protégées de la violence, y compris de la violence policière, la poursuite de la formation, de l’action sociale et du traitement du VIH, la nécessité de services sociaux pour les personnes LGBTQ qui ne sont pas en couple, une politique sexuelle radicale qui ne se calque pas sur les normes maritales prédominantes. »
J.-C. Milner, « D’une sexualité l’autre » in Milner J.-C., Zizek S., Lucchelli J.-P. Sexualités en travaux, Edition Michèle, Paris, 2018, p. 25-26.
Table des matières
Le sexe des modernes
Ouverture
Présentation du Sexe des Modernes
La norme et ce qui lui échappe : sur Foucault et Butler
Existences politiques et psychanalyse
Le neutre ou le double ? La question du symbolique dans Le Sexe des Modernes
Renewing theory
Le concept de trauma : de la théorie littéraire à la trauma-culture globale. Les relectures du genre du « testimonio » en Amérique latine (2000-2015)
Les postcolonial studies sont-elles utiles aux artistes et à l’histoire de l’art ?
Ecriture translingue et littérature mineure
Nomadisme. La réinvention théorique d’une catégorie dans Mille plateaux et Le Chant des pistes
La fiction narrative comme une « nouvelle frontière » de la recherche théorique selon Umberto Eco
Psychanalyse et littérature. Le problème des récits de cas en psychanalyse
Des yeux au cœur, l’intime comme exercice en théorie
Rêve et source : Le travail sur la métaphore selon Derrida et Blumenberg
Travailler l’éthos avec Jean Paulhan
Comment décrire l’éthos du critique littéraire ? Réhabiter une notion théorique et pratique