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Résumé

Dans cet article, en nous appuyant sur les essais et les romans d’Umberto Eco, nous montrons en quoi la fiction narrative peut être considérée comme une « nouvelle frontière » de la recherche théorique. En effet, selon lui, si la théorie se heurte à des limites indépassables dans la connaissance de l’homme et de la réalité, le texte narratif permet au lecteur de les appréhender autrement, par le biais des expériences vécues par les personnages de ce monde possible fictionnel autre que le monde réel. Ainsi la fiction narrative remplit une fonction cognitive complémentaire qui, en rendant poreuses les barrières entre ces deux mondes et en facilitant le transfert des croyances et des connaissances de l’un à l’autre, amène le lecteur à franchir ces limites théoriques, avec des effets à la fois positifs et négatifs sur sa compréhension du texte, de lui-même et de la réalité qui l’entoure.

Abstract

In this paper, based on Umberto Eco's essays and novels, we show how narrative fiction can be considered as a "new frontier" of theoretical research. In fact, according to him, if the theory comes up against unsurpassable limits in the knowledge of man and of reality, the narrative text allows the reader to apprehend them differently, through the experiences lived by the characters of this possible fictional world other than the real world. Thus narrative fiction fulfills a complementary cognitive function which, by making the barriers between these two worlds porous and by facilitating the transfer of beliefs and knowledge from one to the other, leads the reader to cross these theoretical limits, with both positive and negative effects on his understanding of the text, of himself and of the reality that surrounds him.

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Dans le rabat de la première de couverture de l’édition italienne de 1980 du Nom de la rose, premier roman d’Umberto Eco, il est possible de lire une phrase qui parle de lui et qui dit : « S’il a écrit un roman, c’est parce qu’il a découvert, à l’âge adulte, que ce qui ne peut pas être théorisé doit être narré1. » Nous avons décidé de commencer notre article par cette citation parce que nous sommes convaincus qu’à travers ces mots, qui — comme nous le verrons plus loin — recèlent un renvoi intertextuel ironique et provocateur, Eco a voulu nous ouvrir une piste de réflexion très importante. Nous estimons en effet qu’il s’agit dans ce cas d’un clin d’œil adressé au lecteur dans un espace destiné habituellement à la communication avec lui : c’est-à-dire le rabat de la première de couverture qui est l’un des lieux paratextuels2 où l’auteur, en donnant au lecteur quelques informations sur le contenu de son ouvrage et sur lui-même, cherche à établir un premier contact avec lui. Le but en est effectivement d’entamer un dialogue tacite avec lui, qui se poursuit tout au long du livre — et, à ce sujet, nous verrons plus précisément par la suite de quel genre de dialogue il sera question.

Selon une telle optique, dans ce rabat de la première de couverture du Nom de la rose, Eco demande ainsi à celui qui lit son roman une attention et une collaboration particulières, afin de comprendre le sens de cette phrase qu’il met en relation avec un aphorisme très connu de Ludwig Wittgenstein, celui qui correspond à la célèbre septième proposition de son Tractatus logico-philosophicus : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence3 ». À travers cette citation, Eco, s’il accepte l’assertion de Wittgenstein sur le plan philosophique, parce qu’elle exprime l’impossibilité de pousser le questionnement au-delà de certaines limites logiques et langagières, nous suggère qu’il est possible de l’aborder d’un autre point de vue, celui qui est propre à la fiction narrative.

L’écart qu’il établit entre son affirmation et celle du philosophe autrichien manifeste sa conviction selon laquelle s’il faut se taire sur certains sujets, car notre langage assertif ne peut pas les énoncer, sous peine de tomber dans l’insignifiance, l’indicible ou l’indémontrable, ces sujets peuvent être traités différemment, par exemple au moyen de l’écriture fictionnelle. Par conséquent, l’idée qui découle de cette prise de conscience consisterait, selon Eco, à passer du langage explicatif au langage narratif, sa vision étant que le monde de la fiction, qui est régi par des principes ontologiques et épistémologiques en partie différents de ceux qui caractérisent le monde réel, nous offrirait des outils cognitifs qui pourraient nous permettre de mieux éclairer ces mêmes sujets. Parmi ceux-ci, ainsi que nous le verrons ci-après, c’est surtout le concept de vérité qui fait l’objet de son examen.

Placée donc dans ce contexte théorique et critique, la question est de savoir dans quelle mesure et par quels moyens cognitifs la fiction narrative peut, d’après l’écrivain italien, être considérée comme une « nouvelle frontière » de la recherche théorique actuelle. Afin de répondre à cette problématique, nous allons d’abord reconstruire, à grandes lignes, le cadre historique et culturel à l’intérieur duquel s’est manifestée, dans la seconde moitié du XXe siècle, la crise des grands systèmes idéologiques du passé qui a contribué, entre autres choses, à mettre à nu les limites de notre savoir et de nos méthodes d’investigation.

Ensuite, nous analyserons la nature de la fiction narrative et de certaines de ses caractéristiques constitutives, ce qui nous permettra de bien montrer en quoi l’univers fictionnel se distingue du monde réel par rapport notamment à la notion de vérité. Enfin, nous illustrerons des cas où certaines affirmations fictionnelles, c’est-à-dire celles qui concernent des faits ou des personnages émanant des œuvres de fiction évoquées plus loin, acquièrent comme une existence réelle dans notre imaginaire à tel point qu’elles peuvent même être prises pour des vérités indiscutables ou pour des réservoirs de connaissances, d’expériences ou de modèles affectifs, cognitifs et comportementaux auxquels faire référence dans la vie de tous les jours.

Considérée sous cet angle, la fiction narrative s’entremêle étroitement à la réalité et leur entrelacement peut engendrer des effets négatifs et dangereux tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, avec des conséquences même sur le plan historique, comme l’affaire des Protocoles des sages de Sion le démontre. Ou, au contraire, l’imbrication étroite entre fiction narrative et réalité peut avoir des effets positifs et enrichissants sur nos expériences de vie comme sur le développement de la recherche théorique et, plus généralement, du savoir humain.

La crise des systèmes idéologiques du passé et les limites du savoir humain

Par quelles raisons la décision d’Eco de passer du paradigme théorique et argumentatif au paradigme narratif et fictionnel aurait-elle été dictée ? Il semble que ces raisons relèveraient de questions d’ordre épistémologique et gnoséologique, et concerneraient, plus particulièrement, celle des méthodes, des fondements et des vérités de la connaissance humaine ainsi que celle d’une conception différente de la réalité contemporaine.

En partageant certaines prises de position théoriques liées à la pensée dite « postmoderne », le sémioticien italien affirme que, suite à la « fin de l’Histoire » et à celle des « métarécits » — pour employer les formules très célèbres de Gianni Vattimo et de Jean-François Lyotard4 —, les philosophes contemporains ont dû reconnaître le caractère limité et partiel de notre savoir et l’absence d’une cause finale dans le progrès de l’humanité. En ce sens, la conscience que la nature et l’histoire des hommes ne doivent pas être considérées comme l’accomplissement d’un dessein préétabli, chargé de donner du sens à notre existence, nous a appris à douter des certitudes acquises et des vérités universelles héritées des siècles révolus. Cette vision est incontestablement le résultat le plus évident de la crise des grands systèmes philosophiques et religieux du passé, qui a amené à expérimenter d’autres formes de pensée revendiquant leurs points de vue critiques et partiels, et s’opposant aux idéologies dominantes et totalisantes. C’est ainsi que sont nés, en effet, des approches théorico-méthodologiques et des courants d’études différents, tels que, par exemple, les cultural studies, la microhistoire, la déconstruction, les études postcoloniales, la sémiotique d’Eco, etc.

Toutefois, la conscience de la fin des vérités universelles et des certitudes acquises, associée parallèlement au constat de la relativité de nos connaissances et de nos méthodes, ne doit pas nous conduire vers des attitudes nihilistes et défaitistes. Au contraire, d’après Eco, fort de cette conscience, l’homme se doit de continuer à s’interroger davantage sur son savoir et sur l’importance que ce dernier revêt dans la société contemporaine. Ne pouvant plus se fonder sur une acceptation dogmatique des valeurs et des idées reçues, la recherche théorique doit alors être menée dans un but de vérification empirique et critique de ses vérités, sur lesquelles doit ainsi reposer le progrès du savoir et dont nous devons reconnaître, en même temps, le caractère limité et réfutable. En effet, comme le dit Eco, en citant à ce propos Karl Popper5, nos vérités, nos théories et nos méthodes, pour être scientifiquement valables, doivent pouvoir être réfutées.

Néanmoins, la conscience de la réfutabilité de notre savoir ne doit pas nous décourager ; bien au contraire, elle doit nous inciter à questionner continuellement le sens de notre investigation de la réalité, en étant conscients que la fin ultime de l’homme et de sa connaissance est insondable, non seulement parce qu’elle est inatteignable, mais parce qu’elle n’existe pas.

Et si la spéculation philosophique, arrivée à ce point-là, ne peut que s’arrêter, ainsi que Wittgenstein le propose, pour Eco, la recherche de la vérité doit se faire avec d’autres moyens cognitifs et d’autres langages qui puissent explorer d’autres pistes de réflexion. De cette façon, nous comprenons mieux le sens de la phrase rapportée dans le rabat de la première de couverture qui, dans sa valeur ironique et provocatrice, cache un petit manifeste de poétique romanesque pouvant être résumé de la manière suivante : tout ce qui ne peut pas être dit par des affirmations théoriques, sous peine de déboucher sur l’inexplicable et le non-sens, peut être dit à travers la fiction narrative.

Sur la nature et certaines caractéristiques de la fiction narrative

Mais pourquoi justement la fiction narrative ? Et comment peut-elle raconter le non-dit philosophique, historique ou scientifique ? La réponse qu’Eco suggère concerne notamment la notion de vérité. Plus spécifiquement, elle porte sur la valeur épistémologique différente que prend la notion de vérité dans le cadre d’un discours sur le monde fictionnel et dans le cadre d’un discours sur le monde réel. En d’autres termes, le concept de vérité, en passant du premier type de discours au second, d’indiscutable devient flottant. Pour expliquer cette distinction, le philosophe italien affirme que si, jusque récemment, on a toujours cru que la réalité était détentrice d’une idée de vérité plus forte et authentique, alors que la fiction avait un « niveau aléthique inférieur », aujourd’hui on s’est rendu compte que c’est plutôt l’inverse :

[Les philosophes] ont toujours supposé que les univers fictionnels avaient un niveau aléthique, un niveau de vérité, inférieur. Pour moi, c’est exactement le contraire. Oui, nous savons que Napoléon est mort à Sainte-Hélène, mais il est toujours possible qu’un savant, en feuilletant des archives, découvre un jour que Napoléon a été enlevé par les services secrets anglais ! Tout ce que nous appelons la vérité dans le monde de la réalité peut être remis en question. Nous découvrirons peut-être un jour qu’Einstein s’est trompé, tandis que dans la fiction, le fait qu’Emma Bovary meure, c’est sûr. Cela ne se discute pas. Si vous voulez, vous récrivez une autre histoire, mais en ce qui concerne l’univers de Flaubert, elle meurt. La narrativité nous donne des univers ancrés, qui flottent moins que les univers réels, même si d’habitude on pense le contraire6.

Dans ce passage, Eco nous fait remarquer qu’une œuvre de fiction nous autorise à faire certaines affirmations sur des aspects qui la concernent, dont la vérité est considérée comme incontestable maintenant et pour toujours, parce qu’elle est attestée par le texte (le fait que, chez Flaubert, Madame Bovary meure ne pourra jamais être nié). À l’inverse, dans un ouvrage censé être scientifique, nous pouvons faire des affirmations vraies sur le monde réel, mais elles ne seront jamais des vérités indiscutables, car elles pourraient être contredites et réfutées par la communauté scientifique en raison de l’évolution critique de notre savoir. Par conséquent, il semble que, si dans le cadre d’un discours fictionnel nous pouvons énoncer des vérités qui jouissent d’un statut aléthique bien défini et qui constituent des certitudes inébranlables, dans le cadre d’un discours sur la réalité, par contre, la notion de vérité s’avère être beaucoup plus fuyante et historiquement déterminée, puisque nos connaissances encyclopédiques sont susceptibles d’être modifiées sans cesse7.

En outre, nous savons tous, grâce à notre expérience de lecteurs, qu’un texte de fiction relate des événements qui ne se sont jamais produits et nous parle de personnages qui n’ont jamais existé. Et pourtant nous ne considérons pas ce que ces personnages disent et font comme de véritables mensonges ; au contraire, nous prenons au sérieux leurs propos et leurs actions, parfois à tel point que nous y croyons fermement.

Comment cela est-il possible ? Qu’est-ce qui provoque cette forme de croyance ? Que nous en soyons conscients ou non, la lecture d’une œuvre fictionnelle engage notre attitude épistémique8, c’est-à-dire notre disposition à modifier nos croyances et nos convictions afin de ne pas prendre pour des mensonges les affirmations que nous y lisons. Or, de ces observations surgit inévitablement une autre question qui est la suivante : comment faisons-nous pour déclencher cette attitude épistémique ? La réponse qu’Eco apporte à ce sujet est abordée dans son livre Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, où il met en évidence le fait que, lorsque nous commençons la lecture d’un texte narratif, nous sommes invités à pénétrer dans le monde fictif imaginé par l’auteur et à conclure avec lui un accord tacite, un pacte fictionnel qu’il explique ainsi :

Aborder un texte narratif signifie adopter une règle fondamentale : le lecteur passe tacitement un pacte fictionnel avec l’auteur, ce que Coleridge appelait « la suspension de l’incrédulité ». Le lecteur doit savoir qu’un récit est une histoire imaginaire, sans penser pour autant que l’auteur dit des mensonges. Simplement, comme l’a dit Searle, l’auteur feint de faire une affirmation vraie. Nous acceptons le pacte fictionnel et nous feignons de penser que ce qu’il nous raconte est réellement arrivé9.

Par l’effet de ce pacte, qui se fonde sur l’adhésion au principe de la « suspension consentie de l’incrédulité10 », nous acceptons donc d’être placés dans un univers imaginaire et de faire semblant de prendre pour vrai tout ce qui est dit et se passe dans cet univers. En d’autres termes, en reprenant les mots employés par le linguiste et philosophe américain John Searle dans son volume Sens et expression, nous pouvons dire qu’au lieu de prendre les affirmations fictionnelles pour des mensonges, nous faisons semblant de croire que ce que l’auteur a écrit est vrai11. En outre, comme Thomas Pavel nous l’explique de manière plus approfondie dans son ouvrage Univers de la fiction :

[…] les œuvres de fiction ne sont pas de simples suites de propositions, mais les instruments d’un jeu de faire-semblant, jeu du même genre que ceux des enfants qui s’amusent avec des poupées ou se prennent pour des cow-boys. Le lecteur qui accepte qu’Anna Karénine soit malheureuse, ou qu’elle aime Vronsky, reconnaît bien entendu que ces propositions ne sont vraies que dans le monde du jeu en question. Et, tel l’enfant qui, en faisant semblant de nourrir une poupée devenue dans son jeu un bébé (fictif), devient lui-même un père ou une mère nourriciers fictifs, les lecteurs d’Anna Karénine qui pleurent lors de la fin tragique de l’héroïne sont par là même des spectateurs fictifs du suicide d’Anna, et participent ainsi (comme spectateurs) au jeu de faire-semblant. Dès lors, plutôt que d’accepter l’opinion selon laquelle les lecteurs d’Anna Karénine contemplent tel monde fictionnel d’un point de vue extérieur et privilégié, Walton insiste sur le fait que les lecteurs sont placés à l’intérieur du monde de la fiction et que, pendant la durée du jeu, ils tiennent ce monde pour vrai12.

Ce que Thomas Pavel souligne surtout ici c’est le fait qu’à travers cet accord entre auteur et lecteur, ce dernier, afin de donner suite et d’attribuer du sens aux affirmations contenues dans le texte de fiction qu’il lit — affirmations qui, sinon, resteraient des messages inouïs —, accepte de prendre part à ce jeu de faire-semblant. Pour faire en sorte que ce « jeu » soit possible, qu’une histoire imaginée et ses personnages acquièrent tout leur sens, il est important que le lecteur soit prêt, tout le long de la lecture, à modifier ses convictions, ses croyances et ses vérités sur le monde réel, ce qui lui permet ainsi de tenir pour vraies les affirmations faites par l’auteur sur le monde imaginaire.

Autrement dit, afin que cette attitude épistémique soit engagée, le « pacte fictionnel » nous demande de faire semblant d’habiter un monde fictif qui est composé de personnages, faits et actions, tout comme le monde réel ; mais, contrairement à celui-ci, le monde imaginaire, en vertu du fait qu’il nous dit tout ce que nous devons savoir sur ce qui s’y passe, pourvoit en plus son histoire et ses personnages de vérités et de sens auxquels nous sommes amenés à croire. Toutefois, pour que cela soit vrai il est également nécessaire que nous soyons bien conscients qu’il existe des différences entre le monde fictif et le monde réel, qui nous permettent d’éviter de mélanger la fiction à la réalité et de provoquer par là même des effets, qui sont parfois agréables, mais qui peuvent souvent être très dangereux, comme nous le verrons mieux par la suite.

Donc, pour récapituler, le lecteur qui lit par exemple un roman, sur la base du « pacte fictionnel » passé implicitement avec l’auteur et sur la base de son « attitude épistémique » adoptée vis-à-vis de ce texte de fiction, est appelé ainsi à considérer les affirmations fictionnelles comme si elles étaient des vérités indiscutables. Or, si ces vérités indiscutables, qui sont telles uniquement à l’intérieur du discours fictif, étaient transposées dans le cadre des assertions concernant le monde réel, elles pourraient engendrer des modifications importantes dans nos croyances qui pourraient, à leur tour, donner lieu à des actions ou à des comportements concrets dans la vie quotidienne. En ce sens, les conséquences que de tels phénomènes impliqueraient au niveau de nos convictions et de nos modes d’agir pourraient avoir des issues tantôt inoffensives et drôles, tantôt sérieuses, négatives et positives à la fois. Comme le précise à ce propos Eco toujours dans les Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs :

Dans la fiction narrative, les références au monde réel se mêlent si étroitement que, après avoir habité un roman et en avoir confondu, ainsi qu’il convient de le faire, les éléments fantastiques et les références à la réalité, le lecteur ne sait plus très bien où il en est. Cela donne alors lieu à certains phénomènes bien connus. Le premier consiste à projeter le monde fictionnel sur la réalité, autrement dit à croire en l’existence réelle de personnages et d’événements fictifs13.

C’est le cas, en effet, — nous dit l’auteur du Nom de la rose — « des gens qui ont cru ou croient à la véritable existence de Sherlock Holmes14 » ou de ceux qui, en visitant Dublin, vont à la recherche des lieux et croient en l’existence réelle des personnages décrits par Joyce dans ses ouvrages, ce qui pourrait être vu comme une expérience amusante, voire stimulante.

Toutefois, la projection du monde fictionnel sur la réalité peut entraîner des conséquences négatives, telles que celles qui se produisent lorsque nous interprétons la vie comme une fiction et, en faisant cela, ajoutons des éléments fictifs à l’interprétation de nos expériences quotidiennes. Un tel scénario est exactement celui qui se présente aux lecteurs du deuxième roman d’Umberto Eco, Le Pendule de Foucault (1988). Dans cet ouvrage, en effet, les protagonistes Belbo, Casaubon et Diotallevi, en surinterprétant les textes qu’ils lisent, non seulement sont amenés à contaminer réalité et fiction, mais arrivent même à croire en l’existence réelle du complot qu’ils ont imaginé eux-mêmes pour chercher à déchiffrer un prétendu message des Templiers sur la domination du monde, qui n’était rien d’autre qu’une liste des courses.

Un autre cas, terriblement actuel, de modification de nos croyances induite par la confusion de vérités fictionnelles et de vérités historiques, est représenté par ces gens qui prennent pour vrais Les Protocoles des Sages de Sion15, un document manifestement faux, sur lequel — soit dit en passant — Eco axe le développement de l’intrigue de son avant-dernier roman, Le Cimetière de Prague (2010)16. Dès la publication de leur version complète — qui date de 1905 — jusqu’à nos jours, ces Protocoles, en dépit des mensonges patents qu’ils diffusent, ont été utilisés et continuent d’être utilisés, notamment par certains écrivains et certains milieux racistes occidentaux et orientaux (dont Hitler pour son Mein Kampf), comme des sources réelles, objectives et donc véridiques pour prouver le bien-fondé de l’antisémitisme et, par conséquent, pour inciter des milliers de personnes à mener une croisade contre les Juifs.

Le dernier des cas pris en examen ici, celui qui nous intéresse le plus, se produit quand les influences et les échanges entre fiction et réalité sont porteurs de conséquences positives. En d’autres termes, tout cela arrive lorsque les vérités contenues dans des œuvres narratives peuvent être envisagées, dans le domaine du réel, comme autant d’hypothèses ou d’idées de recherche, susceptibles de faire évoluer la réflexion théorique et les applications pratiques. Un exemple éclairant cette tendance est constitué par certains chefs-d’œuvre de la littérature et des arts qui, à travers la portée originale et extrêmement innovante de leurs formes ou thèmes, ont su anticiper les temps, en inaugurant de nouvelles conceptions de l’homme et de la réalité ou en concourant à changer la façon de vivre et d’agir dans la société. Nous pensons notamment à La Recherche de Marcel Proust, pour l’attention particulière portée aux concepts de mémoire et de temps, dont la vision novatrice a contribué au progrès de la recherche théorique et scientifique contemporaine, et à 1984 de George Orwell, pour avoir su prévoir, à travers l’image du Big Brother, des scénarios politiques, sociaux et idéologiques qui se sont avérés dans les décennies ayant suivi la publication du livre.

Conclusion

En créant des univers totalement fictifs ou en réécrivant de manière fictionnelle certains épisodes historiques, les œuvres de fiction imaginent d’autres réalités possibles, des mondes parfois très différents du monde réel, mais qui lui sont cependant très semblables, pour la simple et bonne raison qu’ils sont conçus en prenant en compte celui où nous vivons. En effet, les événements et les personnages qui sont décrits dans les textes de fiction, même s’ils n’ont jamais vu le jour dans le monde réel, sont perçus comme ayant vraisemblablement existé, car ils représentent des gestes, des croyances et des comportements qui peuvent réellement s’incarner en nous. À travers justement certains processus d’identification, voire de projection psychologique et idéologique qu’ils engendrent dans nos pratiques de lecture, ces ouvrages nous donnent donc la possibilité d’imaginer et de nous confronter avec des situations et des problèmes que nous pourrions devoir affronter dans la vraie vie. C’est pourquoi les vérités, dont nous faisons l’expérience dans les œuvres fictionnelles, s’offrent à nous comme des réservoirs de connaissances, d’expériences ou de modèles affectifs, cognitifs et comportementaux dans lesquels nous pouvons puiser lorsque nous cherchons à comprendre certains aspects de notre propre existence.

En effet, comme l’a bien expliqué Eco, par le biais de la fiction narrative « nous exerçons notre capacité à ordonner l’expérience du présent comme du passé17 », car, par la narration, en racontant ou en lisant une histoire, nous sommes appelés à la « théoriser18 », c’est-à-dire à l’encadrer dans une vision d’ensemble, dans un dessein structuré et pourvu de sens, de manière à l’interpréter et à la doter d’un contenu de vérités. Et c’est exactement grâce à ce contenu de vérités, que les œuvres de fiction nous suggèrent, que nous pouvons rendre le monde « théorisable », c’est-à-dire différemment observable, interprétable, structurable et concevable, à condition, bien évidemment, que les vérités et les sens proposés soient scientifiquement acceptables.

Notes

1

« Se ha scritto un romanzo è perché ha scoperto, in età matura, che di ciò di cui non si può teorizzare, si deve narrare » (Umberto Eco, Il nome della rosa, Milan, Bompiani, 1980). C’est nous qui traduisons.

2

Cf. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987. À propos des lieux paratextuels d’un livre, Genette distingue entre ceux qui relèvent du « péritexte », c’est-à-dire de l’ensemble des informations et des écrits qui font partie intégrante de l’ouvrage (première de couverture, titre, préface, notes en bas de page, etc.) et ceux qui relèvent de l’« épitexte », qui concerne tout message qui s’ajoute au texte et qui ne fait donc pas partie de l’ouvrage, par exemple les interviews et les annonces publicitaires.

3

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 112.

4

Les notions de « fin de l’histoire » et de fin des « métarécits » sont abordées dans les ouvrages de Gianni Vattimo, notamment La fin de la modernité : Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Seuil, 1987 et La società trasparente, Milan, Garzanti, 1989, de Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979 et de Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], trad. Florence Nevoltry, Paris, ENSBA, 2007.

5

D’après Karl Popper le concept de « réfutabilité » désigne, dans le champ épistémologique, la condition d’une affirmation, d’une théorie ou d’une méthode qui, afin d’être considérées comme scientifiques, c’est-à-dire démontrables, doivent pouvoir être réfutées (Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973).

6

Umberto Eco, entretien avec Michel Arseneault, dans Lire, Paris, 243, mars 1996, p. 41.

7

En parlant de la différence entre les « affirmations encyclopédiques », c’est-à-dire celles qui désignent « tous ces éléments de la connaissance commune que nous apprenons dans les encyclopédies », et les affirmations fictionnelles, Eco affirme : « Je considère ces informations [encyclopédiques] comme vraies parce que j’ai confiance en la communauté scientifique […]. Pourtant, les affirmations encyclopédiques ont leurs limites. Elles font toujours l’objet de révisions, car la science, par définition, est toujours prête à reconsidérer ses découvertes. […]. À l’inverse, l’affirmation [fictionnelle tirée de Tolstoï] “Anna Karénine s’est suicidée en se jetant devant un train” ne peut être mise en doute. Toute affirmation concernant les vérités encyclopédiques peut, et souvent doit, être mise à l’épreuve de la légitimité empirique externe […] ; alors que les affirmations sur le suicide d’Anna ne relèvent que de la légitimité textuelle interne […]. Pour peu qu’on se fonde sur la même légitimité interne, l’identité des personnages de fiction est indubitable. » (Umberto Eco, Confessions d’un jeune romancier, Paris, Grasset, 2013, p. 104-105)

8

Selon Lorenzo Corti, l’attitude épistémique est déclenchée en présence d’une « proposition envers laquelle le sujet a une attitude de croyance, ou que le sujet a une tendance à croire vraie » (Lorenzo Corti, Scepticisme et langage, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2009, p. 87).

9

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, 1994, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1996, p. 101-102. Cet ouvrage est un recueil d’essais regroupant les six communications qu’Eco a faites à l’Université de Harvard à l’occasion des prestigieuses Norton Lectures dans les années 1992-1993.

10

La locution « suspension consentie de l’incrédulité » est la traduction de l’expression willing suspension of disbelief, forgée par Samuel Coleridge dans Biographia Literaria, chapitre XIV, 1817. Cet ouvrage fait partie du recueil d’écrits poétiques et critiques de l’auteur anglais, Coleridge’s Poetry and Prose, dir. Nicholas Halmi, Paul Magnuson & Raimonda Modiano, New York, Norton, 2004, p. 490.

11

John Searle, « Le statut logique du discours de la fiction », dans Sens et expression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 101-119.

12

Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 74.

13

Umberto Eco, Six promenades, op. cit., p. 135.

14

Ibid.

15

Sur l’histoire et les utilisations des Protocoles à des fins de propagande antisémite voir Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des sages de Sion. Faux et usages d’un faux, 1992, Paris, Berg International-Fayard, 2004.

16

Dans ce roman, Umberto Eco reconstruit la genèse fictionnelle et non factuelle de ce document, en imaginant que son protagoniste, Simone Simonini, un faussaire sans scrupules, est l’auteur occulte des Protocoles qu’il aurait ensuite vendus aux services secrets russes. En effet, dans la fiction romanesque, Simonini, pour fabriquer le projet du complot juif visant à la domination du monde, se sert, comme source d’inspiration, de différents textes narratifs, comme les romans Joseph Balsamo (1846-1849) d’Alexandre Dumas et Les Mystères du peuple (1849) d’Eugène Sue, et le pamphlet anti-napoléonien Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864) de Maurice Joly.

17

Eco, Six promenades…, op. cit., p. 142.

18

Nous nous référons ici à l’étymologie grecque du mot « théorie ». En effet, ce terme dérive de θεωρεῖν (theorein), qui veut dire « contempler, observer, examiner ». C’est précisément dans le sens originel de ce mot que nous entendons ici le verbe « théoriser ».

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