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Résumé

L’ouvrage d’Éric Marty Le Sexe des Modernes propose une contribution décisive à la vive discussion qui traverse psychanalyse et théorie du genre. L’auteur dégage, sous le signifiant genre, les soubassements idéologiques et épistémologiques du concept de performativité tels qu'ils apparaissent dans l’œuvre de Judith Butler. L'objet de cet article est de différencier, à partir de l'analyse proposée par Eric Marty, une conception du performatif fondée sur des enjeux d’auto-défense des « subjectivités » et une expression et une analyse du « sujet » qui est celle qui oriente la théorie et la pratique de la psychanalyse. 

Abstract

Éric Marty's book Le Sexe des Modernes is a decisive contribution to the lively discussion between psychoanalysis and gender theory. The author identifies, under the signifier gender, the ideological and epistemological grounds of the concept of performativity as they appear in the work of Judith Butler. The aim of this paper is to differentiate, from the analysis proposed by Eric Marty, a conception of the performative based on self-defense stakes of "subjectivities" and an expression and analysis of the "subject" which is the one that orients the theory and the practice of psychoanalysis. 

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Théorie du genre et psychanalyse

En mars 2021, Éric Marty publie son ouvrage Le Sexe des Modernes, pensée du Neutre et théorie du genre1, aux éditions du Seuil. Cet écrit nous a semblé tomber à pic dans l’embarras conceptuel plus que clinique que produisait la difficile discussion entre théorie du genre et psychanalyse. Devrait-on le préciser, ces discussions animaient les psychanalystes confrontés à une dite nouvelle clinique, à des revendications militantes, et finalement à une tentative pour tresser la théorie du genre et les invariants de la psychanalyse. Cette tresse à deux brins ne semblait pas tenir. En 2016, Fanny Chevalier, que nous remercions pour l’organisation de cette discussion, organise un colloque Genre et Psychanalyse à l’Université d’Aix-Marseille, qui donne lieu à un ouvrage collectif. Fabrice Bourlez publie en 2018 Queer psychanalyse2, approchant autrement la question épistémologique pour introduire la volonté d’allier l’impossible convergence entre pratique de la psychanalyse et théorie du genre. Laurie Laufer, autrice de Qu’est-ce que le genre ?3 et plus récemment de Vers une psychanalyse émancipée4, tente aussi ce tressage. La proposition d’une clinique mineure, donnant leur place aux enjeux que convoque la théorie du genre élaborée par Judith Butler en 1990 dans Trouble dans le genre5, prétendait remettre en question une psychanalyse vieillie sommée de se réinventer au regard de ces enseignements. On comprend bien l’invitation à modifier le discours et les propositions thérapeutiques des psychanalystes, à tenir compte des signifiants de l’époque qui les déterminent, ou, pour le dire simplement, à évoluer avec son temps. Cette invitation pourtant ne résolvait en rien l’enjeu de différenciation conceptuelle, ni les effets réels de cette différenciation dans la pratique clinique, entre subjectivité et sujet, communauté et singulier, identité et identification, c’est-à-dire entre théorie du genre et psychanalyse.

C’est dans ce contexte, comme praticienne de la psychanalyse, que ma lecture de l’ouvrage érudit d’Éric Marty intervient, et que je trouve en quelque sorte, dans la première partie de son écrit, un troisième brin.

Le performatif : appareil conceptuel d’auto-défense

Judith Butler introduit sa théorie du genre au moment du conflit entre féministes et lesbiennes qui défraye la chronique universitaire des années 1990 aux États-Unis. Pour Judith Butler, la discussion doit être repensée à la lumière d’une cause commune à défendre. Il s’agit de partir des existences qui sont concernées par ce débat, et de resituer à partir d’elles l’engagement qui détermine son travail. Ces existences s’éprouvent dans le champ social sur le mode de la répression, de la maltraitance, ou sous le coup d’interdictions. Le projet butlerien se construit donc dans l’objectif de reterritorialiser les concepts pour penser ces existences interdites, forcloses pour reprendre ses termes.

Quel défi ce royaume d’exclusion et d’abjection présente-t-il pour l’hégémonie symbolique, qui pourrait imposer une réarticulation radicale de ce qui est reconnu comme des corps qui comptent, des manières de vivre qui comptent comme des « vies », des vies dignes d’être protégés, d’être sauvées, ou d’être pleurées6 ?

Ceci implique la création d’un appareil conceptuel que nous qualifions d’auto-défense. Le travail d’Elsa Dorlin, Se défendre, Une philosophie de la violence, publié en 2019, permet d’entendre le lien implicite fait, dans le travail de J. Butler, entre vies à défendre pour qu’elles deviennent vivables et création passant par la réappropriation de techniques langagières d’auto-défense. L’enjeu est de détourner la fonction du langage comme une arme pour défendre « ces corps qui comptent ».

C’est la dimension performative du langage qui soutient cette défense. Dans la première partie de son ouvrage, « Le Neutre / le genre : une question de méthode », É. Marty propose une analyse méthodique de la construction du concept de performatif chez J. Butler. Par cette étude, il établit une démonstration rigoureuse visant à argumenter les termes de son constat : « Le genre (gender) est le dernier grand message idéologique de l’Occident envoyé au reste du monde7. » Il s’agit donc de se demander ce qu’est le genre, producteur à son tour de nouvelles normes. L’auteur souligne une double dimension à l’œuvre : idéologique et conceptuelle.

Afin de mener à bien sa démarche, il initie une lecture comparative et historicisée des auteurs de ladite French Theory, réinscrite comme construction américaine. Ces auteurs (Lévi-Strauss, Barthes, Derrida, Deleuze, Lacan) deviennent dans cet ouvrage « Les Modernes ». Leur pensée serait fondamentalement marquée par le formalisme du structuralisme en opposition avec la méthode des gender studies, qui s’orienterait précisément d’un anti-formalisme permettant les torsions conceptuelles qu’É. Marty met en évidence dans l’œuvre butlerienne. L’utilisation évoquée précédemment du concept de forclusion, opération structurante de la psychose selon J. Lacan qui la relie au terme freudien de Verwerfung, est exemplaire. Chez J. Lacan, la forclusion concerne un signifiant et non un sujet. Le glissement du signifiant au sujet est symptomatique de l’ensemble du projet butlerien. Son appropriation du concept de forclusion est solidaire d’une pensée qui matérialise l’exclusion des sujets victimes de discriminations sexistes et hétéronormées : ce qui les exclut, c’est une certaine organisation langagière, y compris féministe, comprise comme un effet de la loi symbolique. Le postulat est clair : le langage produit une forclusion, « un dehors 8» qui entraîne certaines existences dans l’exclusion.

Au contraire, le langage est producteur, constitutif, voire, pourrait-on soutenir, performatif, dans la mesure où cet acte signifiant délimite et trace les contours du corps dont il prétend ensuite qu’il précède toute signification9.

Cet acte signifiant que serait le performatif, É. Marty permet de le resituer dans le débat linguistique de la fin des années50 qui oppose les thèses développées par Austin dans Quand dire c’est faire (thèses développées dans le cadre conceptuel de la philosophie analytique et appuyées sur des énoncés du quotidien et du langage ordinaire aux États-Unis) au discours du structuralisme tel qu’il se déploie parallèlement en Europe dans le champ des sciences humaines, notamment en anthropologie et dans le domaine de la psychanalyse en Europe. Le structuralisme est alors taxé aux États-Unis d’intellectualisme.

Le performatif de Butler s’appuie sur le pari d’Austin, qui repère des énoncés performatifs produisant des effets réels de modification du quotidien. En s’appuyant sur le formalisme logique de la philosophie analytique, le performatif permet d’introduire la notion d’agency « qui rend possible la puissance d’agir » du sujet butlerien, lui-même pensé à partir de ce qu’elle définit comme forclusion. Ce montage conceptuel indique que le sujet exclu par l’opération de forclusion peut se défendre par la réappropriation et la création d’énoncés (performatifs). Mais l’originalité de la proposition d’É. Marty, c’est la mise en relief du soubassement comportementaliste lié « à la philosophie analytique, à la psychologie cognitive et à la dynamique transactionnelle10 ». Se dégage, au fil des pérégrinations du concept de performativité en discussion avec J. Lacan, Althusser, Derrida et Foucault, que l’idéologie du « self making », associée à une « puissance d’agir » dans le cadre de la théorie du genre, impliquerait une fabrication de soi qui ne peut tout à fait coïncider avec la division du sujet ($) sur laquelle repose la psychanalyse lacanienne, ou le Neutre des Modernes.

Il serait donc question dans le projet butlerien d’une torsion du formalisme des Modernes et de leurs concepts offrant au sujet la possibilité d’une réappropriation de soi et un moyen d’auto-défense. Butler promeut un pragmatisme comportemental, qui entend rendre à ces existences les droits « de ce qui fait une vie11 ». La prise en compte massive, avec les outils conceptuels de la philosophie analytique, de la dimension comportementale de cette résistance du sujet forclos jette un éclairage nouveau sur ce qui, dans le cadre psychanalytique continental classique, apparaissait comme un impossible et menaçait de devenir une impasse pour la clinique.

Sujet et subjectivités

Comment dès lors penser, en psychanalyse, la résistance du sujet face à l’exclusion, tout en continuant de situer la forclusion où elle se joue psychanalytiquement, c’est-à-dire au niveau du signifiant ? F. Bourlez réintroduit d’abord la différence entre le sujet de la psychanalyse et ce qu’il qualifie de « subjectivités » :

« Soulignons encore une fois que si, d’un côté, le sujet ex-siste, de l’autre, les subjectivités se battent, ré-sistent12. »

L’ex-sistence du sujet fait référence au sujet divisé par le langage tel que J. Lacan le définit dans le cadre de sa théorie du signifiant. Le sujet ne peut se penser qu’à partir d’une exclusion interne à une chaîne signifiante : il lui ex-siste, c’est-à-dire qu’il s’y déplace. Il ne s’agit pas d’un sujet subjectif et central qui pourrait se confondre avec un individu, mais il s’agit d’un lieu, d’un Autre, dans lequel s’articule cette chaîne : « un signifiant, c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant13». Le produit de la division du sujet au lieu de l’Autre est l’objet a. Autrement dit la division fondamentale du sujet n’est pas genrée, mais structurale, entre l’Autre et l’objet a. Cette division du sujet ($) n’est pas une division entre des catégories (identitaires) homologues, mais entre un lieu, ou un champ (A) où il s’origine, et un produit, ou un reste (a), qui subsiste après la division : la division s’inscrit donc dans une topologie. Et c’est depuis cette topologie qu’il s’agit, pour le psychanalyste, de penser, d’interpréter la différence sexuelle et les identités de genre telles qu’elles s’expriment dans le discours du patient.

La division du sujet, que J. Lacan pose comme formule dans le Séminaire X, L’Angoisse14, produit un sujet divisé en extériorité interne à son objet : extériorité parce qu’il s’origine au champ de l’Autre ; interne parce que le produit de cette division est la castration symbolique constitutive du sujet barré. Cette théorie constitue une formalisation structurale de la castration freudienne. Ainsi, le sujet lacanien qui « ne peut se penser que comme exclu du signifiant15 », et non du langage, est à différencier des subjectivités, que F. Bourlez associe à une ré-sistance.

É. Marty éclaircit la manière dont la réappropriation des concepts et le projet de performer le genre comme construction sociale concernent effectivement les subjectivités. Car ce que J. Butler appelle « sujet » est produit par une forclusion de la loi symbolique (associée à une norme hétérosexuelle) appliquée au champ social. Un tel sujet n’est pas superposable avec le sujet lacanien, divisé au lieu de l’Autre. Pour l’un, la forclusion porte sur un signifiant spécifique de la chaîne (celui du Nom du père) dans la psychose, pour l’autre c’est le sujet qui est forclos du social par les lois du langage.

Toute conceptualisation de la différence sexuelle et de la question du genre repose sur une définition du sujet bien souvent inconciliable avec les modélisations théoriques voisines : c’est ce qu’É. Marty nous démontre en nous embarquant dans l’aventure du Neutre chez les Modernes. L’auteur nous fait visiter la manière dont Barthes, Derrida et Deleuze produisent chacun une topologie propre à un sujet de leur théorie.

Idéologie et théorie

Il faut donc souligner, pour conclure, que la division qui définit le sujet de la psychanalyse n’est pas la forclusion qui produit le sujet butlerien. Un effet essentiel de cette conceptualisation du genre par Judith Butler a été la multiplication des identités, non plus seulement relatives au choix d’objets mais à la construction de genre que le sujet performe dans l’espace social. Ces outils d’auto-défense qui accompagnent la fabrication de soi seraient, selon la lecture de l’auteur, associés à une idéologie néolibérale qui n’aurait aucun mal à se caler sur la logique entrepreneuriale du capitalisme contemporain. Le 4 avril 2021, dans l’émission de Marc Weitzmann sur France-Culture, É. Marty soulignait que « la théorie n’est jamais libérée de l’idéologie ». La théorie de J. Butler, dont nous avons rappelé les cadres épistémologiques, notamment quant au performatif, serait associée à une idéologie néolibérale. Mais quelle idéologie sous-tend Le Sexe des Modernes ? Malgré la méthode rigoureuse d’historicisation des concepts et un examen approfondi de leurs enjeux conceptuels, si aucune théorie n’échappe à l’idéologie, quelle est celle qui sous-tend le maillage réalisé entre les auteurs étudiés et la lecture qui en résulte ?

On peut par exemple, à ce titre, s’interroger sur l’utilisation que fait É. Marty de la théorie lacanienne : détachée de lapraxis qu’elle implique, ne vient-elle pas fournir un cadre idéologique, qui risque de se retourner contre la psychanalyse elle-même ? Faut-il dès lors lire l’ouvrage d’E. Marty comme subversion de la clinique psychanalytique se référant à l’inconscient freudien et au sujet lacanien ? A moins que l’enquête généalogique qu’il propose, en permettant une meilleure compréhension des termes épistémologiques à l’œuvre dans cette discussion, n’ouvre de nouvelles perspectives à la psychanalyse pour étayer son rapport critique à la théorie du genre…

Notes

1

Eric Marty, Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, 2021.

2

Fabrice Bourlez, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstruction du genre, Paris, Hermann, 2018.

3

Laurie Laufer, Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot, 2014.

4

Laurie Laufer, Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion, Paris, La Découverte, 2022.

5

Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006.

6

Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Amsterdam, 2018.

7

Éric Marty, op. cit, p. 11.

8

Judith Butler, op. cit, p. 48.

9

Ibid, p. 55.

10

Éric Marty, op. cit, p. 74.

11

Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zone éditions, 2010.

12

Fabrice Bourlez, op. cit, p. 154.

13

Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819.

14

Jacques Lacan, Le Séminaire livre X. L’angoisse, séance du 21 novembre 1962, éd. J. A. Miller, Seuil, 2004, p. 37.

15

Jacques Lacan, Le Séminaire livre IX. L’identification, séance du 2 mai 1962.

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