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Je remonte à la source où cesse même un nom1. (Valéry, « Le Rameur », Œuvres, Charmes, t. I, 153)

Métaphores explosives

En tant que métaphysique qui cherche à régner sur les métaphores qu’elle a engendrées elle-même, le projet de métaphorologie serait impossible. Ainsi pourrait-on résumer le verdict de Derrida qui laisserait sous-entendre une opposition à Hans Blumenberg. « La mythologie blanche » de Derrida, texte programmatique des années 1970 en Marges de la Philosophie, évoque seulement en passant le concept de « métaphorologie2 » ; le nom de Blumenberg est complètement écarté. « La Mythologie blanche » s’avance pourtant sur le même terrain d’enquête, lorsqu’il annonce dès le début l’objet de son interrogation, « la métaphore dans le texte philosophique » (M, 249), une formule qui trouve son centre de gravitation dans une intériorité réciproque : la métaphore n’est pas à l’extérieur du texte philosophique, elle le hante de l’intérieur. Cette observation donne suite à un appel : il faudrait entendre, comme le suggère l’Exergue de « La mythologie blanche », « chaque mot de cet énoncé, se précipitant à comprendre ». « Y a-t-il de la métaphore dans le texte philosophique ? sous quelle forme ? jusqu’à quel point ? est-ce essentiel ? accidentel ? etc. » S’interroger sur l’usage des métaphores dans la langue philosophique emporte toute l’assurance d’un discours qui a tendance à s’ignorer dans sa dimension rhétorique : l’usage de la métaphore se révèle comme usure qui « ne surviendrait pas à une énergie tropique destinée à rester, autrement, intacte » (M, 249). Derrida dénonce la certitude de pouvoir traquer des métaphores dans un discours philosophique afin de dégager le sens originaire et d’éviter le « détour des tropiques » :

Mais traquer, c’est aussi lever l’illusion, débusquer toutes les questions et tous les concepts d’origine. C’est déceler à la source l’écart d’une différence altérante. (M, 345)

Le retour « à la source » est complexe : Il s’agit non seulement de faire un geste archéologique vers ce qui pourrait être au début d’un fondement métaphysique de l’origine mais il faudrait en même temps y déceler « l’écart d’une différence altérante ». La source est dotée d’un potentiel épistémologique qui lui est inhérent. N’est-ce pas ce trait différentiel de la théorie dont nous avions entendu parler au début de notre colloque ? Derrida insiste sur la nécessité de penser un chiasme qui n’est pas que rhétorique mais nous impose d’entendre le transfert à l’œuvre dans la métaphore :

« La philosophie, comme théorie de la métaphore, aura d’abord été une métaphore de la théorie. » (Marges, 303)

À qui alors jeter la première pierre ? Si la philosophie ne peut se situer que « comme théorie », comment pourrait-elle se penser « dans la métaphore » ? Quel est exactement le projet de cette métaphorologie qui se rappelle elle-même à son devoir de revenir à ses propres sources ?

Selon Hans Blumenberg, la tâche de la métaphorologie consiste à percer à jour « les substructures de la pensée » et à s’approcher d’une structure sous-jacente de la pensée, de ses cristallisations systématiques. À quel point l’esprit s’avance-t-il lui-même dans ses propres images ? Blumenberg parle des « métaphores absolues » lorsque elles ne se laissent remplacer par aucun concept. C’est la raison pour laquelle elles ont une certaine fonction d’orientation de l’existence ou encore de traduction du mouvement de l’esprit. Les métaphores absolues sont des réponses aux questions auxquelles l’esprit ne peut répondre. Leur coïncidence avec une vision substantielle du monde est propre à la métaphysique et à l’ontologie antiques et pré-modernes. Or, il est frappant que l’épistémè moderne ne s’en tire pas sans métaphores.

Ces observations rejoignent l’interrogation de Derrida sur la théorie. Blumenberg considère que les métaphores ne sont pas des dévoilements, venant de l’être comme un destin auquel l’homme doit répondre, mais au contraire des « actes de l’esprit ». Comme Derrida, Blumenberg est loin de vouloir éradiquer les métaphores et les mythes. Il les justifie par le « principe du fondement insuffisant » (Schiffbruch mit Zuschauer, 88) et donc moins par leur substance que par leur fonction à la fois théorique et pragmatique. Mais contrairement à Derrida, Blumenberg introduit une autre perspective dans sa métaphorologie qui est celle de l’anthropologie3. Si la pratique de la métaphorologie suit « d’abord » le destin de certaines métaphores (par exemple le lever du soleil comme image d’une nouvelle époque, le monde comme livre, la navigation comme métaphore de l’existence...) afin de supposer l’« unité » d’un arrière-fond culturel (la pensée occidentale) et de faire apparaître, au travers des modifications de sens des métaphores ou des symboles, des changements parfois radicaux de conception du monde4, elle s’attaque en même temps à l’idée même de « conceptualisation », ce qui rend nécessaire de développer une théorie de l’Unbegrifflichkeit. (de l’inconceptualisable). Un danger consiste en revanche dans le fait qu’elles ont tendance à se figer. C’est le cas lorsque la métaphore est prise à la lettre, dans le malentendu d’une description adéquate de ce qu’elle est censée représenter.

Pour surmonter le danger d’une captivité aveugle qui ne veut rien savoir de sa dimension tropologique, Blumenberg introduit le phénomène de la « métaphoricité explosive » (Paradigmes, 178). Si la métaphore est capable d’accomplir un transfert et de dire autre chose, elle porte en elle la possibilité de se dépasser. En refusant de se laisser « résorber » par les concepts, la métaphore absolue est poussée au-delà d’elle-même, faisant par là l’expérience à la fois de sa transgression et de son échec. Pour illustrer ce potentiel explosif, Blumenberg se réfère à la théologie négative de Nicolas de Cues, qui pousse la métaphore du cercle jusqu’à son éclatement : c’est la figure d’un cercle dont le rayon s’agrandit jusqu’à ce que sa surface infinie fasse coïncider circonférence et ligne droite. Contrairement aux « métaphores qui violent la conceptualisation », la métaphore explosive entraînerait alors « la conceptualisation dans un processus » qui est circulaire et sans progrès5.

Cette brève esquisse soulève bien entendu la question d’une métaphorologie qui permettrait de dramatiser la pensée (dans le sens de Deleuze évoquant l’invention des concepts). Mais est-ce que Derrida ne va pas plus loin dans la mesure où il prend en considération l’implication d’une théorie de la différence et du dédoublement, alors que Blumenberg resterait dans la perspective d’une observation extérieure de l’histoire des idées6 ? Ou ne devrait-on pas dire au contraire que, justement grâce à « une perspective sur l’anthropologie sous-jacente à la pensée », Blumenberg « a puissamment contribué à promouvoir une pratique nouvelle de l’histoire des idées7 » ? Si je pose ces questions aujourd’hui, ce n’est pas pour me lancer dans une comparaison exhaustive entre les deux projets métaphorologiques. Cela reste encore à faire et dépasse largement le cadre de ma conférence. Ce qui m’intéresse est de savoir si la métaphorologie est à la hauteur de tenir sa promesse d’une critique qui ne fige pas son objet d’analyse. Même si cela nécessiterait plus de temps et resterait finalement encore à vérifier dans le détail, mon hypothèse d’une proximité lointaine entre Derrida et Blumenberg attise l’attention pour une métaphore qui est à l’origine de tout un questionnement : c’est la métaphore de la source, en allemand Quelle. Pour les deux philosophes, l’impossible retour à la source est central. Non seulement la source dévoile tout un programme « archéo-téléologique8 » qui n’est pas anodin et aboutit pour Derrida à un supplice, comme le suggère le titre en allemand Qual Quelle / Supplice Source, mais aussi elle amène la philosophie directement vers quelque chose qu’elle a tendance à ignorer : la littérature.

« Valéry après Derrida »

Pour Derrida, la question de la source est l’occasion de revenir sur le « Moi pur » de Paul Valéry : « Car ce que Valéry appelle ici le Moi pur et que les philosophes nomment plutôt le je ou l’ego transcendantal, ce n’est pas la “personne”, le moi ou la conscience empirique des psychologues », écrit Derrida sous le titre déjà évoqué « Qual Quelle », chapitre qui intervient juste après « La Mythologie blanche » dans Marges de la philosophie : « Source innommable, “inqualifiable”, elle n’a en effet aucun caractère déterminable puisqu’elle n’est pas dans le monde et ne se présente jamais. » (M, 334) Remonter à la source suggère d’abord un retour à l’origine – ce qui a évidemment des connotations suspectes. Mais ce retour est beaucoup plus complexe qu’une régression, voire une formule brève et dense de Valéry qui décrit un mouvement circulaire : « Nous entrons dans l’avenir à reculons… » (Œ, I, 1040). De quel « nous » s’agirait-il ici ? Et quel serait le lieu, la perspective théorique d’où parle ce “nous” ? Et qu’est-ce qui se cache dans cet avenir qui n’est autre qu’un à venir, c’est-à-dire un temps qui est encore en suspens, un potentiel de ce qui est à advenir, je cite encore Derrida : « Source innommable, “inqualifiable”, elle n’a en effet aucun caractère déterminable puisqu’elle n’est pas dans le monde et ne se présente jamais. » (M, 334)

Mais tout d’abord la question : Pourquoi Valéry ? La lecture que Derrida propose de Valéry – à partir de Fragments du Narcisse, Léonard de Vinci et d’autres textes épars sur l’eau et l’arbre – n’est évidemment pas simple, mais au contraire doublement pliée, c’est-à-dire « positive et négative ». Dans Heidegger et la question, Derrida avait d’abord constaté les affinités dangereuses entre les positions respectives de Valéry, de Husserl et de Heidegger sur l’Histoire et sur la crise de l’Europe. Il y voit un « horizon commun » où puise aussi le nazisme9. D’où la nécessité de rendre doublement justice à la « source » de Valéry, « d’abord en prenant acte de l’inquiétante proximité qu’elle dénonce, puis en prolongeant les analyses sur le Moi pur »10.

« Nous entrons dans l’avenir à reculons… », cette phrase de Valéry ne décrirait donc pas seulement une expérience commune à l’humanité moderne mais aussi une attitude théorique qui se prend elle-même en considération et s’inscrit dans un mouvement circulaire : « tout procède du Moi pur et y ramène11 ». Le Moi pur, caché dans sa réserve, séparé, devient l’instance d’un retrait radical de l’Origine, la source d’où procède l’expérience de l’espace et du temps, comme l’écrit Derrida : « redevenir à soi, revenir à soi, retrouver, avec la pure transparence de l’eau, le mirage toujours efficient de ce point de surgissement, de cet instant du sourdre, cette fontaine ou ce puits surnommé la Vérité, qui parle toujours pour dire Moi » (M, 329). Mais n’est-ce pas aussi un concentré dans l’instant évanescent du temps nié et du refus en bloc ? Le Moi pur interdirait finalement toute résistance et ferait entrevoir un refus radical opposé au temps et à l’Histoire.

Ce qui semble être clair, c’est que le Moi pur est une véritable source. Car la source n’est que source par le fait que quelque chose découle d’elle. On peut donc dire avec Derrida que « la source ici résulte » (M, 334). Je cite encore Qual Quelle :

« la source elle-même est l’effet de ce dont elle passe (pour) l’origine. […] Que le propre ne soit pas le primitif, qu’il ne soit pas à la source… » (M, 333).

La question empruntée à Plotin, à savoir « comment la source peut-elle se diviser » (M, 337) articule donc exactement l’ambiguïté de la métaphore absolue : Car la métaphore de la source suspendrait dans le même geste ce qu’elle tente de localiser : « en ce point d’eau – incalculable syntagme – qu’on appelle source : origo fontium ». Point d’eau – désigne à la fois l’endroit d’où découle l’eau et son dessèchement, n’ouvrant qu’une trace de ce qui resterait de la source tarie – ou pour le dire encore une fois avec Derrida :

« Point d’eau – qui soit d’elle. Elle n’a donc pas de nom propre. » (M, 335)

Par sa division originaire, faisant semblant d’être une « première métaphore de l’origine » (M, 337), la source n’est jamais l’Un mais toujours double ou plusieurs. Il est important dans ce contexte de rappeler que la figure du double, en allemand Doppelgänger, est, avec le miroir, la métaphore centrale de l’autoréflexion moderne qui tient à l’existence d’un soi original dont le double n’est que la copie. Mais que devient cette distinction à l’heure des mondes virtuels de la post-modernité, où l’ancien reflet du miroir est devenu autonome ? Lorsque le sujet autonome a perdu sa fonction d’orientation, copie et original n’ont plus de fonction d’orientation. Comme la source, le double devient ainsi un « complice de métaphoricité » , il ne fait plus découvrir aucun sens propre, seulement des effets de ses dérivations : « N’étant jamais à elle-même présente, la source existe à peine. » (M, 334) Le Moi pur de Valéry est toujours double : à la fois acte pur et antithèse même de l’actuel12. Il est signifiant dans ce contexte que Derrida prête à Valéry une formule qu’il inverse à sa façon, tandis que Valéry se contente de rappeler une opposition classique bien connue de l’aristotélisme entre« potentiel et actuel » (C, XXII, 305), Derrida semble commettre un lapsus en transformant cette opposition en une juxtaposition : « Potentiel et inactuel. » Mais si pour Valéry, le Moi pur en tant qu’acte pur et antithèse même de l’actuel, est inscrit dans une double temporalité, la citation infidèle de Derrida n’est malencontreuse qu’en apparence. L’inactuel devient ici équivalent de potentiel. La phrase de Derrida se légitime du coup, comme dans une sorte d’après-coup. Si le Moi pur aspire à se soustraire au temps – « L’éternel potentiel, c’est moi. », écrit Valéry, cela inverse aussi le rapport de celui qui lit à ce qui est lu. « Valéry devance Derrida » : ainsi le résume Laurent Mattiussi que je viens de citer dans mon sous-titre « Valéry après Derrida ». On pourrait ainsi dire que Valéry, dans son modèle du Moi pur comme instance critique, devance Derrida, puisqu’il lui « arrive même d’inventer presque déjà la notion de “différance” » (Matuissi, 8) : « Je ne travaille qu’à différer — devenir différent », dit une note des Cahiers (CIX, 32). Valéry fait de la pensée de l’instant une pensée de la crise « où tout peut se jouer, se retourner, se déjouer, où il peut être opportun, éventuellement, de regarder en arrière » (Ibid.). Si le Moi pur est la source, l’instance critique, qui ne revient jamais en arrière que pour retourner à soi, il indique en même temps la condition indispensable pour survoler l’Histoire d’un regard froid et la penser sans parti pris. Voir la question de Valéry : « Qu’importe à la source, le flot sorti ? » (C2, 286)

« Le Valéry (possible) de Blumenberg »

Blumenberg se livre à son tour intensément aux métaphores de l’eau et se lance comme Derrida dans une lecture attentive de Valéry, qu’il ne réalise pourtant qu’en partie. Le projet entier envisageait quatre figures centrales de l’écriture valéryenne : Eupalinos ou l’architecte, Léonard, Faust et Monsieur Teste. Le choix d’une coupure transversale de l’œuvre à travers les quatre figures centrales montre déjà que Valéry importe moins à Blumenberg en tant que poète qu’en tant que penseur. Blumenberg ne se laisse pas impressionner par l’autoportrait de Valéry en tant qu’« anti-philosophe », il ne revient pas non plus à sa poésie et à ses écrits sur l’art et la composition en tant qu’objet d’analyse (Gegenstand). Il préfère retourner aux sources et s’exprime volontairement à travers elles. Une conférence inédite de Blumenberg articule ce mouvement d’une traversée dans la condensation du titre : « Le Léonard de Vinci possible de Paul Valéry ». L’objet d’analyse, la source, le nom de l’artiste de la Renaissance qui donne lieu aux réflexions de Valéry sur le lien entre construire et connaître, n’est pas le point de départ mais s’inscrit au contraire dans le futur d’un possible. Le titre de Blumenberg, « Le Léonard de Vinci possible de Paul Valéry », lie le possible au rapport de l’écrivain français à la personne historique de Léonard de Vinci. Le possible est ce qui remplace l’idée d’un recours à l’histoire et rentre ainsi en rapport avec le Moi pur que nous venons de caractériser avec Derrida comme « potentiel et inactuel ». C’est justement l’occasion pour Blumenberg de procéder à un transfert : il alimente son herméneutique de l’histoire par le concept de construction qui porte en lui même un caractère destructif. Tout au début de sa conférence, Blumenberg écrit :

Mein Thema ist, den Gedanken eines der großen Lyriker der Moderne über einen großen Maler der Kunstgeschichte nachzugehen, und das Ergebnis dieser fast ein ganzes Leben umfassenden Anstrengung ist erstaunlich weit von Ausgangspunkt und Gegenstand, von Dichtung und Malerei, entfernt: es ist eine Theorie der Anstrengung selbst, eine Theorie der Möglichkeit des Verstehens in der Geschichte und über die Jahrhunderte hinweg. (Hans Blumenberg, „Paul Valérys möglicher Leonardo da Vinci“, Manuskript im Nachlass, S. 1-25)

Mon sujet est de suivre la pensée d’un des plus grands poètes de la modernité sur un grand peintre de l’histoire de l’art, et le résultat de cet effort est étonnamment éloigné du point de départ et de l’objet, de la poésie et de la peinture : c’est une théorie de cet effort même, une théorie de la possibilité de la compréhension dans l’histoire et au delà des siècles. (Hans Blumenberg, „Le Léonard de Vinci possible de Paul Valéry“, Manuscrit, Œuvres posthumes, pp. 1-25, Traduction A.A.)

Il s’agit d’un geste constructeur qui exige un effort : il ne faut pas seulement relire mais voir « le résultat de cet effort » qui est, comme le souligne Blumenberg, « étonnamment éloigné du point de départ de l’objet ». Car il est tout d’abord frappant que Valéry n’a pas choisi lui-même l’objet de son essai Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci. Il effectue ce travail sur une commande de La Nouvelle Revue Française. Le sujet correspond au goût de l’époque. À la fin du XIXe siècle, Léonard de Vinci atteint le sommet de sa gloire en tant que chercheur, ingénieur et architecte. Pour Valéry c’est l’occasion d’étayer une « hypothèse13 » et de brosser l’esquisse d’un esprit extraordinairement ingénieux14. C’est une spéculation qui se sert d’un exemple. L’artiste-ingénieur rend plausible un « modèle » ; il en apporte la preuve, mais montre en même temps que ce n’est pas la seule possibilité de réaliser une « créature de pensée15 ». Alors que Valéry résume sa critique dans la formule que « le fait historique n’est pas un fait16 », Blumenberg va encore plus loin et voit dans le refus du recours à la personne historique une véritable « destruction ». Le point de départ de Valéry n’est pas la thématisation d’un objet historique, mais plus précisément la difficile « situation théorique face à cet objet17 ». La seule issue, face à la « facticité » aveugle, est pour Valéry un élargissement dans le sens d’une spéculation, comme le précise ce passage de Blumenberg :

Die Wirklichkeit des Historischen, die uns mehr oder weniger zufällig und nach der Lage der Quellen und Dokumente zugänglich ist, verdeckt ihm gerade in dieser Zufälligkeit einen Zugang zum Wesentlichen dessen, was überhaupt verstanden werden kann, zu dem, was er das ‘innere Gesetz’ (la loi intime de ce grand Léonard) und ‘das Mögliche’ (le possible d’un Léonard) nennt. (Hans Blumenberg, „Paul Valérys möglicher Leonardo da Vinci“, Manuskript im Nachlass, S. 1-25)

La réalité de l’historique qui nous est plus ou moins accessible et relative à la situation des sources et documents, lui cache dans ce hasard un accès à l’essentiel de ce qui peut, du reste, être compris, de ce qu’il appelle la “loi intime de ce grand Leonard” et “le possible d’un Léonard”.

L’inscription de la critique de Valéry dans une « théorie de la possibilité de compréhension dans l’histoire18 » soulève la question de la source : les sources de l’histoire auraient « quelque chose à quoi on se heurte », constate Blumenberg dans Beobachtungen an Metaphern (193)19. Leur mouvement indécis entre apparition et disparition, jaillissement et infiltration fait naître un rythme qui est propre aux métaphores explosives. La fabrication hypothétique d’un Léonard de Vinci n’a donc pas besoin de retourner aux sources – même si Blumenberg montre bien que les réflexions de Valéry ne manquent pas de références historiques. Car la coïncidence entre modèle et réalité est sans importance, c’est une « construction de la possibilité à partir des données de la réalité20 ». L’idée de l’invention montre l’ampleur de ce déplacement : « Qu’importe, me disais-je, ce qui n’arrive qu’une fois ? » demande Valéry : « L’histoire m’est un excitant, et non un aliment. » (Œuvres, 1202-1203) Si la méthode de Valéry est la méthode de Léonard de Vinci, comme c’est expliqué au début de l’essai, on y découvre la figure d’une boucle paradoxale : c’est une sorte de contamination de la méthode par son objet et vice versa. C’est l’exemple d’une « métaphore explosive » telle que nous l’avons trouvé dans la figure du cercle. Dans son dédoublement entre « Potentiel et actuel », « la source ici résulte », elle est dans la clarté de « l’impossibilité de son accomplissement »21. Cela nécessite une « double optique » telle que Walter Benjamin la développe dans Origine du drame baroque par ailleurs non sans se référer aux métaphores de la source et du flot :

Ursprung, wiewohl durchaus historische Kategorie, hat mit Entstehung doch nichts gemein. Im Ursprung wird kein Werden des Entsprungenen, vielmehr dem Werden und Vergehen Entspringendes gemeint. Der Ursprung steht im Fluß des Werdens als Strudel und reißt in seine Rhythmik das Entstehungsmaterial hinein. Im nackten offenkundigen Bestand des Faktischen gibt das Ursprüngliche sich niemals zu erkennen, und einzig einer Doppeleinsicht steht seine Rhythmik offen. (Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, in Gesammelte Schriften, I, 1, 226).

L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. (Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, 1974, trad. Sybille Muller, 44)

Naufrage avec spectateur

Que montre cette imbrication des sources que nous avons entrepris de dégager à partir de Valéry : Valéry après Derrida, le Valéry de Blumenberg ? Nous avons posé la question de savoir si la métaphorologie pouvait tenir sa promesse d’une critique qui ne figerait pas son objet d’analyse. Blumenberg a consacré plusieurs essais tardifs à cette question. Sa collection posthume Sources, Flot, Iceberg est un trésor qui attend toujours sa découverte au fond de la mer. Ce sont des textes qui témoignent d’un épuisement de sources pourtant sur la longue durée d’un travail de métaphorologue : il s’agit d’une collection d’exemples rassemblés pendant plus de quarante ans. C’est une sorte de florilège qui pousse son lecteur dans la vallée et lui met devant les yeux sa propre situation en tant que spectateur d’un naufrage.

Un dernier saut vers l’origine : Pour déterrer le potentiel explosif de ses sources, Blumenberg se réfère entre autres à l’Interprétation des rêves de Freud, où il n’est étonnamment pas question de la confluence des sources mais de leur rassemblement. Cette contamination d’un champ sémantique dénonce encore l’illusion de la pureté de l’origine. Dans l’Interprétation des rêves, Freud évoque un entre-deux (Mittelstück) qui rassemblerait les sources affectives. Freud poursuit sa comparaison en enchaînant avec une autre métaphore de l’eau : le Mittelstück serait à imaginer « comme unevasque qui rassemble les eaux22. C’est un glissement de sens par quelque chose de semblable. Et c’est aussi une méthode que Blumenberg traverse lui-même dans l’essai Quellen. Il ne s’agit pas de traquer les métaphores afin de dégager un sens originaire, mais il faut au contraire se mettre sur le terrain glissant de leurs effets et dérivations, ce qui nous permet d’observer un travail théorique en cours. Ce sont des transitions fluides entre exemples, citations et sources qui forment ici le sous-sol ou l’horizon de ce qui ne peut pas être saisi23. « Je découvre ce soir que je fais inconsciemment de l’histoire », écrit Valéry à André Gide trois ans avant l’apparition du livre de Freud. Et il ajoute, après une hésitation qu’il marque de deux tirets : « -- à ma façon ». Le lien entre inconscient et histoire, rêve et source, n’échappe évidemment pas non plus à Derrida à qui je laisserai presque le dernier mot. Au début de son essai Qual Quelle, Derrida cite quelque vers du Dialogue de l’arbre et commente : « Ici s’entame le rêve et la source24. » (M, 329)

Personne, même le métaphorologue, ne peut éviter de s’embarquer dans les métaphores. C’est cette implication nécessaire que Derrida et Blumenberg nous font comprendre. Pour Blumenberg le point de départ est la métaphore cosmologique du naufrage avec spectateur. Mais ce spectateur qui perçoit les événements de la nature sans se laisser atteindre ni perturber ne serait rien sans bateau et marins, sans acteurs sur scène. L’affinité étroite entre les contextes imaginaires du théâtre et de la navigation introduit une double optique entre savoir et voir ou encore entre réflexion et expression25. Par sa fracture optique, la métaphoricité nautique permet d'historiciser la phénoménologie26. Ainsi le travail de la métaphorologie ressemblerait à un travail de rêve qui déforme les pensées oniriques afin de les garder en retrait. Rudolf Gasché insiste avec Derrida sur le fait que « la métaphoricité est une structure de renvoi qui rend compte de la possibilité et de l’impossibilité du discours philosophique ». Le lien entre le possible et l’impossible est à la fois celui de l’opposition et de la juxtaposition. L’impossibilité porte en elle-même le potentiel inactuel de la littérature, qui se révèle finalement nécessaire pour la philosophie. Ce potentiel inactuel parle à travers une voix littéraire, un médium : « La philosophie, comme théorie de la métaphore, aura d’abord été une métaphore de la théorie. ».

Notes

1

Steig ich zum Quell zurück, wo selbst der Name lischt. (Paul Valéry: “Der Ruderer”, Werke Bd. I, 184f.)

2

Cf. Derrida, « La mythologie blanche », Marges de la philosophie, 294, « métaphorologie - sens propre / sens figuré chez Aristote » ; et 317, « métaphorologie - sur le retour du même chez Bachelard ».

3

« bändigende Anthropomorphie, der Natur im Dienst des Subjekts, das sich an ihr reflektiert » (Schiffbruch mit Zuschauer, 28).

4

Monod, « Métaphores et métamorphoses », Revue germanique internationale, 10/1998, http://rgi.revues.org/698.

5

Blumenberg, Paradigmen, 184.

6

Mende Vorwort, Metaphorologie, 16.

7

Raulet, La philosophie allemande depuis 1945, 206.

8

Derrida, L’autre cap, Paris 1991, 31-32.

9

Cf. « Heidegger, l’enfer des philosophes », entretien avec Didier Éribon paru dans Le Nouvel Observateur, Paris, 6-12 novembre 1987. Jacques Derrida : « Il ne s’agit pas de tout mélanger. Mais d’analyser les traits qui interdisent la coupure simple entre le discours heideggérien et d’autres discours européens, qu’ils soient anciens ou contemporains. Entre 1919 et 1940 (mais ne le fait-on pas encore aujourd’hui?) tout le monde se demande : «Que va devenir l’Europe ?» et cela se traduit toujours en «Comment sauver l’esprit ?». On propose des diagnostics souvent analogues sur la crise, sur la décadence ou la «destitution» de l’esprit. Ne nous limitons pas aux discours et à leur horizon commun. Le nazisme n’a pu se développer qu’avec la complicité différenciée mais décisive d’autres pays, d’États «démocratiques», d’institutions universitaires et religieuses. A travers ce réseau européen s’enflait alors et s’élève toujours cet hymne à la liberté de l’esprit qui consonne au moins avec celui de Heidegger, précisément au moment du «Discours du Rectorat» et d’autres textes analogues. J’essaie de ressaisir la loi commune, terriblement contaminante, de ces échanges, partages, traductions réciproques. »

10

Laurent Mattuissi : « Le moi intempestif : Valéry après Derrida », in : ‘Regards’ sur l’histoire, 2008, 223-243, ici 243.

11

Laurent Mattuissi : « Le moi intempestif : Valéry après Derrida », in : ‘Regards’ sur l’histoire, 2008, 223-243, ici … (3).

12

12 « D’abord, le Moi pur est inactuel parce que soustrait au temps, y compris au présent, qui ne peut constituer que par métaphore une approximation de l’éternité. En second lieu, le Moi pur est un “point virtuel” (C 2, 284). Dans l’instant, il demeure en puissance, non encore réalisé, fixé, déterminé, c’est-à-dire dans l’état qui s’oppose à l’acte, suivant la doctrine aristotélicienne. “Je m’aime en puissance – je me hais en acte” (C 1, 120), déclare Valéry, qui, à travers cet aveu, dégage un trait du Moi pur : “L’éternel potentiel, ce moi. […] Il n’a d’actualité que lorsque un acte va se faire” (C VIII, 120). Alors que la notion de potentialité est inséparable du processus temporel qui permet le passage de la puissance à l’acte, Valéry tente ici de l’associer à la notion d’éternité. Cette association paraît moins improbable, moyennant la formule que Derrida prête à Valéry, par un lapsus chargé de signification : “Potentiel et inactuel.” » (Mattiussi, 7)

13

« Comme par l’opération d’un mécanisme, une hypothèse se déclare, et se montre l’individu qui a tout fait, la vision centrale où tout a dû se passer […]. La production de cette hypothèse est un phénomène qui comporte des variations, mais point de hasard. Elle vaut ce que vaudra l’analyse logique dont elle devra être l’objet. Elle est le fond de la méthode qui va nous occuper et nous servir. » (Paul Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », Œuvres I, 1154)

14

« Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. » (Paul Valéry, op. cit., 1155)

15

« Presque rien de ce que j’en saurai dire ne devra s’entendre de l’homme qui a illustré ce nom : je ne poursuis pas une coïncidence que je juge impossible à mal définir. » (Ibid., 1156) Sa déclaration sur l’impossible coïncidence entre le modèle et son historicité se double d’une mise en doute du recours à l’histoire, qu’elle expose au soupçon. Ce soupçon est exprimé de façon récurrente : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie et l’intellect aient élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples » (De l’histoire, Œuvres II, 935). C’est aussi une critique qui s’adresse aux historiens qui ne prêtent aucune attention au langage et à la rhétorique de leurs sources et qui, en tant qu’auteurs ignorants, nient même les « joies de construction » (Œuvres I, 1181)

16

Valéry, Cahiers, éd. en fac-similé, Paris, CNRS, 1957-1961, 29 vol., oco XXXVI, 932, cité dans Michel Jarrety, Valéry devant la littérature. Mesure de la limite, Paris 1991, p. 37.

17

La compréhension de l’Histoire ne se heurte pas au retrait du passé, mais à la contingence et à l’irrévocabilité.

18

Blumenberg, VML, 1, cité dans Krauthausen, 50.

19

Cette citation de Blumenberg pourrait évoquer une phrase qui se trouve chez Valéry dans les Études et Fragments sur le rêve : « On pense comme on se heurte » (Œuvres I, 933). « Die Quellen des Historikers sind es deshalb, weil sie in den Strom der Geschichte eingegangen, aber nicht in ihm untergegangen sind. » (Beobachtungen, 193)

20

« Konstruktion der Möglichkeit aus den Daten der Wirklichkeit. » (VML, 5) La construction de l’histoire a besoin de « l’invention d’un ordre unique, de l’hypothèse constructive ».

21

« Unmöglichkeit ihres Vollzuges anschaulich demonstriert », Beobachtungen, 189)

22

« Mittelstück der Traumgedanken, das die in den Traumgedanken waltenden Affektregungen, wie eine Brunnenschale die zugeleiteten Gewässer, sammelt ».

23

Licht als Metapher der wahrheit, 139 : Die Philosophie, die es mit dem Unbegriffenen und Vorbegriffenen aufzunehmen hat . La référence à l’Interprétation des rêves serait bien entendu encore à exploiter ultérieurement. Je me contente ici juste d’une autre phrase de Valéry que Blumenberg cite dans sa conférence inédite.

24

« L’arbre rêve d’être le ruisseau / L’arbre se rêve dans l’air d’être une source vive… / Et de proche en proche, se change en poésie, en un vers pur… »

25

C’est finalement la zone intermédiaire – l’entre-deux (Mittelstück) – qui permet à la métaphore nautique de se hisser au rang d’une phénoménologie des crises historiques.

26

Haverkamp, Nach der Metapher, 501. En saisissant la construction figurale de son propre fondement, le concept de la métaphore ne prouve pas seulement la configuration figurale de tous les concepts ; il désorganise aussi en même temps ce qu’il saisit, puisqu’il ne le saisit pas au sens propre, mais au sens métaphorique.

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