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Du théorique dans l’intime

Disséqué, genré et investi d’innombrables significations, le corps tient désormais une place centrale dans les études littéraires et culturelles, dans la recherche en anthropologie et en architecture, non moins que dans des pratiques artistiques aussi diverses que l’art vidéo, les installations et les conférences spectaculaires. L’entrelacement du corps et de la théorie est aussi, depuis plusieurs décennies, un point d’intérêt majeur pour la recherche dans les sciences humaines, ce qui lui a permis de devenir l’objet d’une étude intensive et comme une métonymie omniprésente et commode. La complexité de ce que le corps peut dire, faire et signifier a été systématiquement déchiffrée pour devenir l’épicentre d’une réflexion plus large. Dans le même temps, de telles approches théoriques ont parfois été accusées d’un excès de sophistication et décrites comme une activité outrageusement désincarnée. Le vieux débat concernant la possibilité et les conditions de la représentation s’est donc vu alimenté par des querelles sur la pertinence même d’une pensée portant sur le corps. De Foucault à Butler et de Serres à Agamben, quelques-uns des intellectuels les plus éminents de nos jours ont émergé, au moins partiellement, à travers ce débat animé. Bien plus, des champs interdisciplinaires vigoureux sont apparus et ont revendiqué leur propre position à l’intérieur du domaine académique.

Dans tous ses virages, ce débat est marqué par la conviction que le corps ne peut être vu que comme politique, comme une entité inséparable de la sphère publique et impensable comme strictement personnelle. Des concepts emblématiques tels que ceux de biopolitique et de thanatopolitique ont réorienté l’attention de la critique vers un certain nombre de questions qui varient — la liste est longue — des pratiques de propreté aux morts qui méritent ou non le deuil. Récemment, les images d’enfants réfugiés se noyant dans la Méditerranée ont proliféré sur Internet, alertant la conscience occidentale et, à plusieurs occasions, nourrissant des discours philanthropiques touchant aux limites de la pornographie du spectacle. Le vif intérêt pour les histoires cachées derrière ces scènes allait de pair avec la dimension politique de ces événements : ces images crues nous ont, pour une énième fois, rappelé qu’il n’existe pas de corps apolitique et que, conformément au vieil adage, le personnel doit être compris comme politique aussi. Néanmoins, on ne devrait ni sous-estimer les tensions entre les deux ni penser que quelque automatisme lie l’un à l’autre. Si le personnel et le politique s’entremêlent, les conditions de leur coexistence sont toujours à élucider et à théoriser, aussi bien pour éviter la dépolitisation du personnel sans permettre qu’il soit dissous dans le politique que pour forger les notions qui pourraient bien nuancer leurs liens. S’il est déjà difficile de dire à qui appartient un corps et de quoi un corps est une partie, alors la notion d’un « corps propre » pourrait aussi, dans ce contexte, passer pour une contradiction dans les termes.

Ce questionnement est inhérent à certaines écritures de soi et, plus précisément, dans le cas du genre atypique et fascinant que l’on pourrait appeler les récits de soi théoriques. Parmi les exemples les plus significatifs figurent les deux textes qui formeront le corpus de cet article : « Savoir » de Hélène Cixous qui fait partie du volume Voiles (1998) qu’elle a coécrit avec Jacques Derrida et L’Intrus (2000) de Jean-Luc Nancy. « Savoir » de Cixous relate l’impact d’une opération au laser intervenant sur la myopie de la narratrice et, en un sens plus large, sur son propre regard, sur sa manière de se voir elle-même et de voir sa mère. Une bonne partie de ce court texte tourne autour des voiles qui empêchaient sa vision et ne sont découverts qu’a posteriori. De l’autre côté, L’Intrus de Jean-Luc Nancy se concentre sur la transplantation cardiaque de l’auteur et sur le traitement de son cancer. D’abord publié en 2000, il a été complété par deux postfaces (la première pour l’édition de 2005 et la seconde pour celle de 2010) qui servent aussi de preuve de la survie de l’auteur. Le texte a inspiré un film de Claire Denis, également intitulé L’Intrus (2004), que Nancy lui-même décrivait comme une adoption plutôt que comme une adaptation1. L’Intrus de Nancy nous rappelle ce que signifie devenir étranger à soi ou porter un étranger en soi, mais aussi comment l’on doit se perdre soi-même afin de survivre. En outre, le texte décrit comment l’on peut être touché de l’intérieur en ouvrant la part intime de soi-même à une véritable invasion de ce qui était ordinairement compris comme étranger.

Les deux textes se focalisent donc sur des expériences corporelles vécues, en articulant un captivant mélange dans lequel les récits qui problématisent le soi se mêlent avec des discours quasi médicaux, un imaginaire littéraire et la rhétorique de l’essai théorique. De plus, dans « Savoir » Cixous s’adresse à Derrida qui lui répond avec « Un ver à soi » dans la seconde partie de Voiles, tandis que L’Intrus établit un dialogue entre un corps et deux cœurs, c’est-à-dire, comme le dit éloquemment Egginton2, deux points de « at-itself-ness » : le cœur original, mais étranger et le cœur transplanté qui s’ajuste dans le sternum ouvert. En tant que textes-en-dialogue, ils font sortir le corps du narrateur-théoricien de son secret et l’exposent à une lecture presque voyeuriste prise en charge par un public qui n’est pas habitué à cette sorte de nudité3. Plus que méditer sur deux opérations en tant qu’événements bouleversants qui se produisent sur et dans le corps, ils racontent et théorisent une véritable rupture péri- et intracorporelle.

Je me permettrai ici un bref détour pour expliquer le choix de me pencher sur deux textes atypiques qui ont été publiés il y a presque vingt ans afin de parler de ce que la théorie pourrait ou devrait faire aujourd’hui. Vers la fin des années 1990 et le début des années 2000, moment par excellence post-théorique, de nombreux ouvrages monographiques et collectifs se sont proposé d’exposer les échecs, les impasses et le déclin de la théorie et l’ont fait sur un ton tantôt nostalgique tantôt triomphal. Certains autres textes, un peu plus rares, ont tenté d’esquisser les nouvelles perspectives de la théorie ainsi que la dynamique de ses transformations et de ses croisements avec des domaines tels que la philosophie politique. Cette période a été précédée par ledit « tournant politique » de la pensée de Jacques Derrida, expression qui, trop sommairement et assez injustement, qualifiait sa première phase allant jusqu’à la fin des années 1980 comme centrée sur des questions éminemment textuelles et sa deuxième phase comme plus politique. Cette réception de la pensée de Derrida n’aurait pu qu’avoir un effet considérable sur celle de ses interlocuteurs privilégiés, dont Cixous et Nancy, donc sur les textes en question. N’ayant pas le temps de récapituler ce débat ici, je me contente de dire que je vois « Savoir » et L’Intrus comme un défi potentiel à la pertinence des distinctions susmentionnées entre théorie et post-théorie, ainsi qu’entre écriture déconstructionniste plus ou moins politique.

Si un retour, sans doute un peu tardif, sur eux me semble important, c’est pour revoir la complexité du theorein comme acte de voir et comme acception du personnel pouvant déstabiliser, redéfinir et enrichir une certaine conception de l’écriture à visée théorique. Pour ce qui est de l’acception du personnel, je pense, plus précisément, aux confessions biographiques que Kargiotis4 a analysées comme mode du discours critique. Il s’agit de l’obligation, très courante depuis quelques années dans une grande partie de la bibliographie critique anglo-américaine, de définir la position à partir de laquelle l’auteur parle — sa subject position (celle de la femme subalterne, de l’activiste transgenre, du savant indigène, etc.) —, afin d’élucider les conditions de son discours, légitimer ses revendications intellectuelles et politiques, et radicaliser son propos. Dans mon étude, par contre, je m’appuie sur l’hypothèse que « Savoir » et L’Intrus, au lieu de partir des positions politico-biographiques et de les consolider par la suite, ouvrent tout l’éventail de leur potentiel théorique. Au lieu de prendre une position de départ explicite, ils risquent des arrivées multiples.

Les deux corps-protagonistes de ces textes renvoient à une pathologie médicale interrogeant les limites de l’individualité et font en sorte que la figure quelque peu éthérée du narrateur-théoricien soit remplacée par son corps périssable. Ce qui est en jeu, c’est l’ouverture vers la corporéité tangible et, par conséquent, l’élaboration d’une intimité avec eux ; cette notion sera centrale dans ce qui suit. Dans L’« il y a » du rapport sexuel, un texte qui interroge l’une des prémisses les plus fondamentales de Lacan, Nancy écrit :

[C]e qui survient dans le rapport intime n’est pas du tout la mise en rapport de deux intimités comme deux choses données de part et d’autre (comme si je pouvais avoir une intimité à part moi, comme on dit, c’est-à-dire à part de l’autre) : c’est, au contraire, le rapport lui-même en tant qu’intimité. Mais l’intimité, à son tour, doit être comprise selon sa nature propre, qui est celle du superlatif : intimus, c’est le plus intus, le plus au-dedans. C’est le dedans tel qu’il n’y a plus de dedans plus avant ou plus au fond : s’il avait un fond, ou s’il était fondé (en quelque sens que ce soit), il (ou elle) ne pourrait même pas entrer en rapport. […] L’intime est toujours plus au fond que le fond le plus profond […]. Mais aussi, l’intime est toujours le lieu d’un partage — de soi et de l’autre. C’est ce que prouve le « journal intime » : mais quelle écriture n’est pas à sa manière un tel journal5 ?

Nancy fait évidemment allusion ici à la très célèbre expression de saint Augustin « interior intimo meo » (« plus à l’intérieur que l’intime de moi-même »). Celle-ci est censée vouloir dire que Dieu est plus proche de l’être humain que l’être humain l’est de lui-même et, par conséquent, que les profondeurs les plus profondes du moi ne sont pas connaissables à travers l’introspection, mais à travers l’exposition à Dieu en tant qu’autre ultime et à travers la synergie avec Lui. Selon cette logique, c’est grâce à l’acte de faire entrer un autre dans le secret — par une confession, un dévoilement, l’ouverture de son cœur —, que ce secret sera pleinement compris et même mieux gardé. Bien qu’il ne soit plus aussi opaque qu’il ne l’était auparavant, il sera renforcé dans l’intimité d’un entre-deux, dans un partage en tant que mise en commun et séparation6. Dans ce sens, je vois « Savoir » et L’Intrus comme des journaux intimes qui sont écrits et publiés de façon à proposer un défi à l’idée même de l’intimité. De plusieurs façons différentes, ils affinent la position exprimée par Nancy dans le passage susmentionné, à savoir le fait que l’intimité est un espacement unique qui ne peut advenir qu’entre deux sujets — ou plus que deux — et qui ne peut être partagé que par eux7. De telles intimités en viennent à s’articuler comme des objets de pensée accessibles à la critique, voire comme des moteurs de théorisation, et donnent à voir comment elles peuvent être maintenues comme telles malgré l’intrusion de l’œil du lecteur ou, peut-être, grâce à lui.

Bref, mon approche se situera au croisement entre le caractère quelque peu excentriquement théorique des textes de mon corpus et le rapport qu’ils maintiennent avec la notion de l’intimité. Je me propose de considérer quelques-uns des biais par lesquels de tels textes hybrides peuvent être considérés comme de la théorie en devenir, en prenant en compte la manière dont ils nous permettent de revisiter notre propre mode d’être à l’intérieur de nos propres corps. Alors que les deux textes choisissent le corps donné et hérité — le corps « comme il est » — pour point de départ, ils insistent sur le non-naturel dans le naturel et le fonctionnel dans l’artificiel. Plus encore, ils observent, et parfois célèbrent, l’intimité qu’ils développent avec leur propre défamiliarisation. Puisqu’ils interrogent les limites entre le personnel et le secret, d’un côté, et celles entre l’ouvert et le dialogique, de l’autre8, je les examinerai comme un travail en théorie s’appuyant sur l’intimité. En d’autres termes, je ne les aborderai pas tant comme objets d’une confession ou d’une révélation, voire d’une épiphanie, que comme un exercice de visibilité et comme un mode théorique.

Une intimité myope

Théoricienne féministe et romancière, Hélène Cixous a méthodiquement travaillé sur le corps et l’a réécrit de la façon la plus attachante. Certains de ses néologismes suffiraient à indiquer la finesse de son projet : « être-dame », « enfant-oreille », « juifemme », « j’ouis-sens » et tant d’autres ont élucidé plusieurs questions et donné naissance, pour ce qui est de la traduction de ces textes, à ce que Sardin a appelé « trajouir » au sens de la « manipulation libre, décomplexée et créative du signe linguistique dans le texte d’arrivée » qui « se rapproche de la technique du supplementing », donc de l’« action volontariste » sur le texte9. Même en dehors du cadre de la traduction, mais toujours en profitant de la technique du supplementing, ces néologismes sont bien plus que des jeux de mots gratuits visant à récapituler telle ou telle pensée ou à embellir tel ou tel propos. Ils développent un nouvel espace vital pour la réflexion, ouvrent une brèche dans le texte en repérant un point aveugle qui passait jusqu’alors inaperçu et en incitant l’intrusion d’une pensée nouvelle. Ils deviennent ainsi les points d’un contact intime avec ce qui est encore inconnu, le brouillard qui vient avec lui et le doute à son égard. À maintes reprises, ces néologismes nous rappellent la fonction des organes et des sens corporels chez Cixous, comme la place d’un contact indécis. Au début de « Savoir » on lit :

Le Doute et elle furent toujours inséparables : les choses étaient-elle parties ou bien était-ce elle qui les mévoyait ? Jamais elle ne vit en sûreté. Voir était un croire chancelant. Tout était peut-être. Vivre était en état d’alerte. En courant à toutes jambes vers sa mère elle se réservait la possibilité de l’erreur jusqu’à la dernière seconde. Et si sa mère n’était soudain pas sa mère à l’instant où elle atteignait son visage ? […] Il y a un profit dans la confiance aveugle dont elle était privée. La myopie ébranlait jusqu’à la propre paix qu’établit l’aveuglement. Elle était la première à s’accuser. Même les yeux fermés elle était myope. Myopie maîtresse d’erreur et d’inquiétude10.

Combinant une confiance imposée et une vigilance salutaire, ces lignes ne décrivent pas seulement l’expérience profondément déconcertante qui consiste à ne pas pouvoir reconnaître sa propre mère, mais aussi la gêne de la myopie comme zone grise entre la tranquillité de la vision et la sérénité inquiétante de la cécité complète. Elle est aussi liée aux pratiques les plus ordinaires du mouvement : la marche normale est impossible parce qu’une direction précise est inconcevable, tandis que le déplacement est incertain parce qu’on est obligé de se retrouver dans quelque ailleurs inconnu. La myopie pourrait conduire à une rencontre en face à face non sollicitée ou même à un contact dérangeant des organes et des corps, ou encore à des fréquentations sans intimité. Mais quand la narratrice se démène pour immobiliser son regard impuissant qui échoue à se décider sur son objet, elle tente de devenir une Méduse inoffensive, car elle essaie de fixer son objet tout en le gardant vivant et de le sonder tout en le tenant à distance.

Ces quelques lignes vont, à mon avis, au-delà d’une problématique générale de la vue. La description rétrospective de la myopie n’est pas exactement un regard sur le regard qui correspondrait à une certaine conception de la theoria, marquée par le biais autoréflexif. La narratrice examine un regard plein de doute et crédule qui en vient à ne plus être le sien, grâce à la science qui « venait de vaincre l’invincible11 ». Elle ne peut voir qu’à travers un regard irréversiblement sain et clair, élucidant une performance visuelle qui ne va pas sans une touche de nostalgie, mais qui ne consiste pas en un désir de retourner à un passé achevé et ne méprise pas non plus la clarté actuelle de la vue de la narratrice. Cette performance visuelle est d’un caractère théorique en ce qu’elle rappelle à la vue son ancienne incompétence et lui indique la possibilité d’un obstacle en la faisant dévier de sa naturalité actuelle. C’est ainsi qu’elle met au jour une ressemblance bien plus forte avec un effort méditatif sur le mélange d’un regard myope et d’un regard presbyte qui n’aboutirait ni à la clarté (combinant les deux manières de voir, de près et de loin) ni à la quasi-cécité (combinant les deux non-vues). Il s’agit plutôt d’imaginer un regard qui ne deviendrait jamais panoramique, mais qui ne perdrait jamais de vue ce qui importe non plus, qui profite de la possibilité d’une vue réduite afin de remettre en question ses compétences et ses itinéraires.

Après l’opération, quelques lignes du récit prennent un caractère progressivement apocalyptique qui continue dans cette veine :

Le lendemain au sortir de la nuit elle vit subitement le motif du tapis qu’elle n’avait jamais vu. Ensuite vinrent doucement les étagères, elles vinrent les premières la saluer en souriant. Hier encore c’était elle qui tournait ses lunettes vers la gauche afin que les étagères qui n’étaient jamais là puissent faire leur apparition. Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine, de ses absences cruelles. Le monde montait à elle, précisant ses visages. Toute la journée12.

Ce passage, qui montre des affinités électives avec Le motif dans le tapis de Henry James, est suivi par la traduction que fait la narratrice du fait suivant : la figure majeure qui émerge est celle des étagères, l’endroit où ses mots et ses précédentes lectures avaient été conservés et, dans une certaine mesure, oubliés. Parmi les choses à présent visibles pour elles figurent les titres de livres, « encore invisibles sirènes13 », qui flottent devant elle, se détachent lentement mais sûrement pour devenir enfin perceptibles. À ce moment précis, ils « se dégageaient de la peau floue et voici : ils surgissaient, les traits dessinés. Ce qui n’était pas est14 ». Et les titres des livres — la référence minimale et indispensable pour un texte, le résumé du résumé, le paratexte-promesse d’un discours surgissant du brouillard — également se font jour. Commencer à voir, une fois encore, c’est sortir d’un état de non-lecture ou d’une lecture déjà oubliée et s’ouvrir à un texte qui est, de nouveau, à découvrir. La narratrice développe graduellement un regard qui remet en cause les lectures trop bien digérées, intériorisées et naturalisées pour les réexposer à leurs sources, les désorienter en les ré-historicisant. D’une certaine manière, les titres se transforment en néologismes grâce à l’interruption bienvenue provoquée par le « voir-à-l’œil-nu, le miracle15 ». Celui-ci ne consiste pas à revenir à une situation précédente, mais plutôt à faire connaissance avec un nouveau mode de vue : « Non, la joie n’est pas “retrouver la vue”, c’est faire connaissance avec voir-à-l’œil-nu16 ».

Ce qui était précédemment censé la conduire au-delà de tout doute à la mère unique tout en gardant le souvenir de son incapacité passée, interrompt maintenant le processus apocalyptique et lui permet de faire face à ce qui l’a déjà formée intellectuellement en l’incitant à établir un nouveau contact intime avec les textes déjà trop intériorisés. Bien plus, ce qui, quelques secondes auparavant, se détachait d’une surface floue est maintenant désigné comme figure tangible :

Mais à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses propres yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact. La continuité de sa chair et de la chair du monde, le toucher donc, c’était l’amour, et là était le miracle, la donation. Ah ! Elle n’avait pas su la veille que les yeux sont les mains miraculeuses, n’avait jamais joui du délicat tact de la cornée, des cils, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement les icis proches et lointains17.

Si la vision problématique était précédemment décrite comme cause d’une marche instable, la vision claire devient ici une pensée qui touche18 au fur et à mesure que les yeux se transforment en mains qui se re-touchent en ramenant le potentiel du regard sain aux limites de l’œil. Le « Je » voyant de la narratrice rassemble de nombreux « ici » différents, devenant l’épicentre d’un nouveau monde en création et donnant naissance à une nouvelle double intimité, avec le monde et avec l’intérieur, tous les deux revus et retouchés. C’est au moment où elle est capable de voir très loin qu’elle choisit de toucher la chair du monde avec ses paupières et de redéfinir ce qui la sépare et l’unit avec lui : non plus sa myopie, mais la surface de ses yeux. Au lieu de ne devenir que l’observatrice du lointain, elle témoigne aussi du proche accessible de manière à la fois télescopique et microscopique. Comme on le verra plus tard, cette nouvelle intimité avec ce qu’elle voit est la base de son exercice en théorie.

De plus, l’intimité dans « Savoir » est aussi transposée en une contemplation de la rupture que représente l’opération au laser. La narratrice a l’opportunité de penser sa myopie comme une étrangeté nouvellement découverte à l’intérieur d’elle-même, une étrangeté qu’elle a accueillie pendant des années en développant une intimité extrême avec elle : « Mais si l’on pouvait expulser sa myopie, c’est donc qu’elle était une étrangère ? Elle l’avait toujours pressenti : sa myopie était sa propre étrangère, son étrangèreté essentielle, sa propre faiblesse nécessaire accidentelle19 ». Du reste, cette étrangeté est une patrie non désirée, l’indésirabilité de ce qui était jusqu’à présent une proximité impensable : « elle disait : “ma myopie”, comme ma vie, ma ville natale20 ». Le regard naturel, réel, qui n’était pas capable de discerner sa mère et de décrypter les titres des livres est tacitement remplacé ici par un regard (que j’appellerai théorique) s’interposant entre elle et le brouillard le plus intime. En reconstituant son propre passé comme un état d’étrangeté inaperçue, la narratrice prend de la distance avec son passé récent et ouvre l’espace qui est requis pour la construction de sa nouvelle intimité : un espace entre son ancien et son nouveau moi qui peut à présent manifester le moyen par lequel il produisait auparavant ses propres secrets21. Cette étrangeté n’est pas entièrement pensée comme une histoire liée au passé, mais plutôt comme un futur antérieur, une préhistoire qui est en cours de formation : « un jour elle s’entendrait dire : “quand j’étais myope22” ». C’est une ère avant l’écriture, plutôt qu’une période de faiblesse et d’obscurité : « “Chaque jour diminue l’imprécision de l’imprécision”. Avec lenteur, avec rapidité, selon le point de vue, elle non-voyait un peu moins d’heure en heure23 ». La narratrice ne se duplique pas elle-même, mais ajoute plutôt un degré de non-presbytie à sa non-myopie afin d’éviter les automatismes et les inconséquences d’une vision parfaite.

De façon saisissante, cette disparition graduelle est éprouvée comme une véritable perte, lorsqu’elle « tressaillit sous le coup d’aiguillon d’un deuil inattendu : mais je suis en train de perdre ma myopie24 ! » C’est le moment même où elle peut enfin aimer sa myopie, et où elle peut la voir comme un « don à l’envers » précisément parce qu’elle « va s’achever25 ». Dans cet adieu anticipé qui est aussi la célébration d’un jamais-plus, la perte de la myopie fait l’objet d’un deuil plein de ressources. La narratrice ne laisse pas seulement derrière elle un cas médical ordinaire, mais ce à quoi elle se réfère avec insistance comme « ma-myopie » et son besoin pour un obstacle imposé à la vision. Cette séparation commence comme une division topographique entre le « continent aveugle et le continent voyant26 » nécessitant « un pas encore » spatial, mais qui se transforme immédiatement en la possibilité d’ouvrir ses yeux et de voir « le pas encore » temporel27. Lors d’une rencontre perpétuellement reconduite entre l’ancien et le nouveau moi, juchés sur la crête de ce chiasme28, un pas-encore impatient fait peser un sérieux doute sur une certitude importante qui n’avait pas été interrogée jusqu’à ce point : « Les non-voyants savent-ils qu’ils voient autrement29 ? ».

C’est comme une ré-articulation de cette question que je comprends l’exercice théorique de Cixous : comment voir comme un ex-non-voyant qui ne veut pas oblitérer l’expérience de sa vision autre ? C’est maintenant que l’on peut se rappeler le moment où le corps n’avait pas encore été perçu comme étranger, et par conséquent n’avait pas été lié à une écriture innovante ni n’avait déclenché la théorisation qu’il méritait. Si la myopie était « son murmure inaudible incessant30 », donc une intimité qui ne pouvait pas suffisamment être dite, le murmure est maintenant audible et bien dessiné. En fait, c’est désormais un discours articulé, l’étranger-en-soi-même tel qu’il est épelé. Prendre de la distance vis-à-vis de mon-ex-corps et écrire mon-corps-à-venir (se décrire en néologismes, dirait-on) était le pivot d’une procédure qui a révélé l’intime comme un levier théorique plutôt que comme le noyau d’un moi unique et cohérent.

Une intimité greffée

L’Intrus fait partie du vaste travail de Nancy sur le corps et maintient une relation spéciale avec sa définition de concepts tels que l’être-ensemble, l’être-singulier-pluriel31 et le toucher. Parlant de son premier cœur, Nancy fait observer :

Il me devenait étranger, il faisait intrusion par défection : presque par réjection, sinon par déjection. J’avais ce cœur au bord de lèvres, comme une nourriture impropre. Quelque chose d’un haut-le-cœur, mais en douceur. Un doux glissement me séparait de moi-même. J’étais là, c’était l’été, il fallait attendre, quelque chose se détachait de moi, ou cette chose surgissait en moi, là où il n’y avait rien : rien qu’une « propre » immersion en moi d’un « moi-même » qui jamais ne s’était identifié comme ce corps, encore moins comme ce cœur, et qui se regardait soudain32.

Un imaginaire intéressant est ici en jeu. Le cœur est en passe de sortir du corps comme une masse inassimilable de nourriture et comme un organe irremplaçable. Il devient remarquable au moment où il est sur le point d’être rejeté, même s’il n’a jamais été à proprement parler avalé. Le cœur se fêle et se détache imperceptiblement, en questionnant l’idée même du moi-même et en devenant ex-corps et, par là, non-corps, tandis que le corps du narrateur s’avère ainsi plus complexe qu’un corps unique et cohérent, éprouvant à regret son être-un. Plus encore, le cœur-intrus n’étant pas un nouveau venu, il se révèle rétrospectivement comme un organe vital dans l’espace où il fait intrusion, s’introduisant sans entrer et se dissimulant lui-même comme intrus. Nancy33 dit que tout se produit « là où il n’y avait rien ». Cette expression pourrait signifier la place du cœur qui n’a jamais été perçu en tant que lacune auparavant, mais qui a maintenant émergé comme un vide inédit. Mais il peut aussi signifier l’abîme indifférencié du corps — ce qu’il y a de plus intérieur dans celui-ci, son intime le plus profond, la (non-)chair de sa chair — qui commence à devenir autre que le corps même, donc à exiger une intimité impossible avec le reste du corps dont il se différencie. Comme dit Nancy, « la transplantation impose l’image d’un passage par le néant, d’une sortie dans un espace vidé de toute propriété ou de toute intimité, ou bien au contraire de l’intrusion en moi de cet espace : tuyaux, pinces, sutures et sondes34) ». Pendant la durée de l’opération, l’endroit où se trouvait le cœur est un espace accessible à beaucoup de mains, de matériaux et de techniques, mais n’accueillant personne ; un espace avec lequel l’intimité se rejoue de fond en comble.

C’est sur ce même espace indécis que les spécialistes sont intervenus afin de le remplir à nouveau, puis de le fermer. Pendant l’opération il est devenu un carrefour de techniques plutôt qu’un point de rencontre, tandis que le nouveau cœur est posé de manière à créer une profondeur intime plutôt qu’une intimité entre l’ancien corps et le nouvel arrivant. Dans ce sens, le cœur rejeté laisse derrière lui un intérieur qui est celui de tout le monde et de personne ; c’est pourquoi Nancy insiste sur le fait que l’opération dans son ensemble est habituellement représentée comme la reconstruction d’un corps complet, bien articulé, unique et consistant. Selon lui, « toute la symbolique douteuse du don de l’autre, d’une complicité ou d’une intimité secrète, fantomatique, entre l’autre et moi, s’effrite très vite35 ». S’il sollicite la représentation la plus commune des transplantations, celle d’une rencontre du donneur et du receveur, c’est pour rejeter l’idée d’une intimité dans l’absence, entre deux personnes qui demeureront sans doute inconnues l’une à l’autre. De manière plus implicite, Nancy remet en question l’idée même d’une intimité en harmonie, cohérente et inclusive. Comme Cixous, qui a resitué son intime « ma-myopie » au centre de sa nouvelle vision claire, Nancy réintroduit la question de l’intimité nécessaire avec le nouveau cœur — ainsi que de l’intimité avec le donneur, illusoire et vouée à disparaître — afin de théoriser son propos. Puis, ni les protocoles médicaux ni une compréhension humanitaire simplifiée à l’extrême de l’échange d’organes ne peuvent expliquer ce qui est en jeu et en danger dans une telle intimité précaire. Se référant à ce qui est arrivé à sa propre personne, Nancy dit :

La possibilité du rejet installe dans une double étrangeté : d’une part, celle de ce cœur greffé, que l’organisme identifie et attaque en tant qu’étranger, et d’autre part, celle de l’état où la médecine installe le greffé pour le protéger. Elle abaisse son immunité, pour qu’il supporte l’étranger. Elle le rend donc étranger à lui-même, à cette identité immunitaire qui est un peu sa signature physiologique. Il y a l’intrus en moi, et je deviens étranger à moi-même36.

À plus d’un titre, ces lignes nous rappellent le non-aveuglement de Cixous : le fait d’être étranger à soi-même n’est découvert que rétrospectivement, parce que, lorsque le cœur est extrait et expulsé, une étrangeté inouïe surgit, et aussi parce que celle-ci est nécessaire pour cet exercice d’auto-théorisation. L’ouverture sans intimité dont il a été question tout à l’heure cède ici sa place à une inconsistance à l’intérieur du corps renouvelé qui s’ouvre maintenant différemment. Le cœur arrivant altère le corps du greffé qui, à son tour, s’ajuste afin de survivre. Ensemble ils créent un site d’incohérence et de dialogue, parce que le corps remanié ne peut pas se passer d’affirmer et de taire, tout à la fois, ses propres tensions. C’est d’ailleurs ainsi qu’a lieu ce que Ricco37 appelle « l’espacement de l’exposition partagée de l’existence ». Nous l’avons déjà vu : ce ne sont pas des tensions entre deux corps distincts et elles ne débouchent pas sur un certain type de proximité, pas plus qu’elles ne sont résolues de cette manière. Nancy explique brièvement que le fait de devenir étranger à soi-même ne l’entraîne pas plus près de l’intrus. Au lieu de cela, « s’expose une loi générale de l’intrusion : il n’y a jamais eu une seule intrusion : dès qu’il s’en produit une, elle se multiplie, elle s’identifie dans ses différences internes renouvelées38 ». Son projet (bio-)théorique réside précisément en ceci : maintenir un minimum de discontinuité en soi, se heurter sur elle et devenir intime avec elle afin de ne pas la perdre de vue.

Devenir conscient d’une intrusion permet donc de voir les multiples intrusions qui suivent, ou même de se voir soi-même comme clivé entre un intrus obstiné et le receveur forcé des intrusions qui ne devraient jamais être niées39. Pour franchir un pas de plus, il est crucial de commencer à se penser soi-même comme un être « fermé-ouvert » et comme un étranger qui ne peut se laisser accomplir comme une seule et unique entité, parce qu’« il y a là une ouverture par où passe un flux incessant d’étrangeté : […] jamais l’étrangeté de ma propre identité, qui me fut pourtant toujours si vive, ne m’a touché avec cette acuité. “Je” est devenu clairement l’index formel d’un enchaînement invérifiable et impalpable40 ». Pour Nancy, l’incision indique la distance vitale entre moi et moi-même qui est aussi le site de leur théorisation et, de plus, ni la douleur ni la joie ne sont possibles sans ce chiasme41. Nancy décrit cette ouverture comme la matrice d’un « je » qui est en devenir perpétuel, et ce parce qu’il ne cesse jamais d’être exploré, découvert, et théorisé comme étant son propre dans toute son étrangeté.

Un dernier point : L’Intrus ne porte pas tant sur une résurrection profane que sur le processus qui consiste à créer des perceptions toujours plus intenses et plus complexes du moi. Il nous apprend que tout a commencé comme « un dérangement, un trouble dans l’intimité42 », mais que le moi entreprend en définitive davantage qu’une simple incorporation du cœur étranger comme quelque chose qui devrait devenir une part naturelle du corps. Nancy définit le mérite de l’intrus en disant qu’il « m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte, il m’exproprie43 ». Une fois de plus, il ne s’agit pas que d’un acte d’extraction, d’une addition à des parties du corps déjà existantes, ou d’une contribution à leur survie. Nancy se décrit lui-même en utilisant les métaphores si peu idylliques de la cellule cancéreuse et du greffon, ou des agents immunodépressifs et de leurs palliatifs44. Il affirme en outre : « je suis les bouts de fil de fer qui tiennent mon sternum et je suis ce site d’injection cousu en permanence sous ma clavicule45 », ajoutant qu’il est en train de se transformer en un androïde de science-fiction. Ouvert-fermé, naturel-artificiel et réaliste-fictionnel, son corps accueille une part de lui-même qui ne lui appartient pas à proprement parler. Penser le corps à travers son artificialité, celle-ci vue comme un acquis, garantit qu’il ne redeviendra pas évident et transparent, donc indétectable, que son étrangeté ne sera pas réabsorbée et homogénéisée, et qu’il devra être toujours plus théorisé pour être mieux compris. En se voyant soi-même et son corps comme de la science-fiction, on garde vivace la surprise qui est provoquée par le fait que l’intrus « s’introduit de force46 ». D’ailleurs, la dénaturalisation de l’expérience corporelle apporte l’assurance qu’une part de l’intrus sera encore « hors d’attente » et « hors d’accueil47 » et imposera une arythmie inédite48.

Ce devenir-autre est encore plus évident lorsque Nancy conclut en disant que « l’intrus n’est pas un autre que moi-même et l’homme lui-même. Pas un autre que le même qui n’en finit pas de s’altérer, aiguisé et épuisé, dénudé et suréquipé, intrus dans le monde aussi bien qu’en soi-même, inquiétante poussée de l’étrange, conatus d’une infinité excroissante49 ». L’intrusion combine deux mouvements opposés et ne peut être conçue que dans sa contradiction fondamentale : elle garantit la survie d’un corps dont elle restitue l’intégrité et elle devient un espace d’intimité, de partage, de diversité à l’intérieur de soi-même. Une fois que l’opération a pratiqué une ouverture dans le corps, celui-ci tel qu’il était jadis connu et éprouvé disparaît et son identité est renégociée. Comme l’écrit Nancy :

[L]e « je » le plus absolument propre s’éloigne à une distance infinie (où passe-t-il ? en quel point fuyant d’où proférer encore que ceci serait mon corps ?) et s’enfonce dans une intimité plus profonde que toute intériorité (la niche inexpugnable d’où je dis « je », mais que je sais aussi béante qu’une poitrine ouverte sur un vide ou que le glissement dans l’inconscience morphinique de la douleur et de la peur mêlées dans l’abandon50).

Ce qui a donné à Nancy ce regard concernant l’intimité n’est ni l’intégrité, ni la sacralité du corps naturel, ni la présence effective d’un second sujet dans le premier. Bien plus, la profondeur où réside l’intimité n’est rendue possible que par une intervention technique et l’arrivée d’un artifice. Si Saint Augustin a décrit la possibilité d’une intériorité à travers l’avènement du regard divin, Nancy la rattache à une offrande eucharistique et la voit dans les termes les plus profanes possible : « Corpus meum et interior intimo meo, les deux ensemble pour dire très exactement, dans une configuration complète de la mort du dieu, que la vérité du sujet est son extériorité et son excessivité : son exposition infinie51 ». Nancy construit l’intimité dans et autour d’une profondeur qui est enracinée dans un corps. Et pourtant cette intimité ne peut être explorée que par davantage qu’un regard qui fait l’état des lieux ; elle invite le regard théorique.

Un dissensus théorique et intime

Dans l’analyse ci-dessus, j’ai envisagé « Savoir » et L’Intrus comme une illustration de ce que peut être un projet théorique à travers un travail sur l’intimité. Comme je l’ai expliqué au début, au moment où la fin de la théorie était parmi les thèmes les plus ardemment débattus à la fin des années 1990 et au début des années 2000, Cixous et Nancy ont opté pour un genre textuel hybride ramenant la théorisation à une étrangeté quasi inexprimable ; ils se sont concentrés sur ce qui demande à être dit et qui ne peut être dit que dans l’inouï du langage. « Savoir » et L’Intrus explorent les régions les plus cachées et les topoï les plus profonds de l’incroyable dans la théorie. Leur dimension théorique est davantage qu’une abstraction généralisante ou qu’un regard autocritique sur eux-mêmes : elle sert de méthode pour établir l’intimité, non pas en s’opposant au concept du corps politique, mais comme une manière de le nuancer.

Dans « Savoir », Cixous affirme que l’expérience du dévoilement ne pouvait avoir lieu qu’une seule fois, pensée qu’elle a trouvée particulièrement dérangeante. Sa myopie n’a pas refait surface, « l’étrangère ne lui reviendrait jamais, sa myopie si forte, — une force qu’elle avait toujours appelée faiblesse et infirmité. Mais voici que sa force, son étrange force, lui était révélée, rétrospectivement au moment même où elle lui était retirée52 ». Dans L’Intrus, Nancy fait l’expérience d’une pareille nostalgie pour l’étrangeté secrète de son cœur originel qui ne reviendra jamais et qui, même s’il devait revenir, ne lui permettrait pas de vivre. Au même moment, Cixous veut voir avec ses nouveaux yeux et Nancy veut vivre avec son nouveau cœur, survivant à l’ancien. Comme je l’ai démontré, il y a là plus que la gêne initiale avec sa propre étrangeté et qu’un contact inattendu. Il s’agit de l’excitation ressentie à raconter une histoire inattendue, à placer un processus déconstructionniste à la jonction du corps et du corpus, à découvrir de nouvelles manières de comprendre l’intimité, et à marmotter un langage théorique à partir de celui-ci.

Commentant « Savoir » de Cixous, Jacques Derrida dit qu’il ne peut pas être lu seulement en français, du moins pas de la façon dont le français nous est donné. Il doit être lu dans un français à venir, imprévisible et pour le moment indicible et inintelligible. Il appelle cela une « tunique indémaillable et sans précédent » dans laquelle un événement est et sera habillé sans qu’il soit, ajouterais-je, déguisé53. Avec un geste semblable à celui de Cixous et de Nancy, Derrida ouvre le texte déjà écrit à ce qui demeure inexprimable à l’intérieur de lui tout en se trouvant au-delà de lui. Il redirige le texte vers une compréhension qui est encore à accomplir dans le futur. Derrida reconnaît que « Savoir s’endette, reconnaissant sa dette, auprès d’un événement qui reste unique, à jamais unique, à jamais hétérogène à toute langue, à savoir l’opération qui lui rendit la vue, tel jour, il y a peu, à elle-même, la signataire de Savoir, en une seule fois, de la main armée de l’autre, un laser la privant à jamais de l’invu54 ». Ce commentaire pointe vers l’historicité de cet événement inoubliable et indestructible, fondamental et séminal pour ce qui le précède comme pour ce qui le suit. Plus qu’un moment de rupture dans l’histoire d’un corps, il s’agit du futur infini de ses théorisations.

« Savoir » et L’Intrus nous rappellent les moyens par lesquels « la signification est une part inextricable du “nous-monde” […], mais jamais un monde homogène », car « la signification n’est jamais monolithique ou totalisante, mais toujours partagée ou divisée55 ». Encore mieux, ils nous montrent comment l’intimité est une manière de construire « une communauté d’êtres singuliers plutôt que d’êtres individuels56 ». Cette même discontinuité réinventée et resituée au cœur (aussi bien métaphoriquement que littéralement) du sujet a été décrite comme un trouble57, comme une « départenance », ou comme un « nous » incompatible avec le fait d’être mort58 ; plus encore, il rejoint l’idée d’une révolte unique de l’intime59. C’est pour ces raisons-là que « Savoir » et L’Intrus adressent à l’activité théorique d’aujourd’hui (et avec l’expérience théorique ou post-théorique qui a marqué les vingt ans qui se sont écoulés depuis leur parution) une série de rappels et de défis que j’essaierai de résumer ici.

Si les deux textes ne se veulent ni proprement théoriques ni proprement littéraires, ils m’ont interpellé, car, bien qu’ils aient été publiés dans un contexte intellectuel marqué par l’importance politique du corps, ils n’ont pas suivi la rhétorique des études sur des questions d’actualité, et cela au risque d’être perçus comme insuffisamment politiques. On peut légitimement se demander pourquoi on devrait revenir sur les récits d’une opération laser et d’une transplantation cardiaque à un moment où il y aurait, aussi bien il y a vingt ans qu’aujourd’hui, des questions bien plus urgentes et d’un intérêt bien plus collectif à débattre. Néanmoins, dans ce qui peut paraître comme une hésitation politique ou comme une réticence vis-à-vis de l’évolution même de la pensée sur le corps, j’ai aussi vu le recul nécessaire pour l’élaboration d’un projet théorique.

Je me permettrai ici un détour avant de conclure. Dans deux textes qu’elle a publiés avec un écart d’une dizaine d’années et pendant la même période post-théorique que « Savoir » et L’Intrus, Maria Margaroni est revenue sur le paradigme du theorein en en esquissant deux conceptions différentes. La première60 s’articulait autour de la distinction d’origine anti-théorique entre la lecture « aberrante » ou « perverse » de la théorie et la lecture « normale », « saine » ou « illuminée » de la critique traditionnelle. Cette approche ne voyait la lecture théorisante ou théorisée que comme une satisfaction du désir du critique, un regard narcissique qui aboutissait à une hubris, c’est-à-dire une arrogance vis-à-vis de la vérité du texte61. Elle se heurtait pourtant sur le fait qu’elle présupposait une distinction trop claire entre le texte lu et le geste théorique, en sous-estimant le fait que celui-ci ni ne glorifiait ni ne renforçait le rôle du théoricien, mais le remettait en cause et le sapait62. Cette relation s’appuyait sur l’exigence du respect pour le texte vu et lu, donc sur une déontologie et une délimitation du regard. Au contraire, « Savoir » et L’Intrus se sont voulus théoriques sans passer par une relation respectueuse avec leur texte de départ, pour ainsi dire, c’est-à-dire le corps guéri qui redevenait cohérent. Au contraire, ils se sont appuyés sur une double et intime confrontation avec l’absence de la myopie et du premier cœur, d’un côté, et avec la nouvelle vue et le cœur étranger, de l’autre. C’est cette intimité paradoxale qui a donné naissance au geste théorique en annulant la possibilité même d’une hubris.

Cependant, deux questions étroitement liées entre elles restent ouvertes. Si l’on qualifie « Savoir » et L’Intrus de textes théoriques, de quel type de théorie sont-ils l’expression ? Et comment redéfinissent-ils l’idée d’une théorie qui regarde, voit, fait voir et conditionne le regard ? À cet égard, j’en viens au deuxième texte de Margaroni63, intitulé « Comment tombe le théoricien parfait ? » Margaroni y évoque L’humain parfait (1967), le court-métrage classique de Jørgen Leth sur lequel portait le film Les cinq obstructions (2004) de Lars von Trier : Lars von Trier engage son mentor et ami Leth à revoir et à refaire son chef-d’œuvre cinq fois en lui imposant cinq obstacles différents. Là où la réflexion de Margaroni dans l’article précédent portait surtout sur les modalités de la rencontre entre le texte et la théorie comme appareil de son interprétation, dans celui-ci elle met en relief quelques autres caractéristiques de la théorie, parmi lesquelles je me contenterai de n’en mentionner que trois.

Margaroni64 tient à préciser que la théorie ne devrait plus être comprise comme une activité purement apocalyptique menant à une limpidité inouïe du regard et à un face à face plus que direct avec l’événement ou le texte étudié. Par contre, elle devrait se vouloir apotropaïque aussi, à savoir empêcher un champ de vision afin de retarder et de rediriger le regard, juste comme, « chaque fois que l’on prend un livre, un tableau ou quelque chose d’autre pour le mettre devant nous, ce qu’on fait est précisément d’interrompre notre ligne de mire65 ». C’est en s’imposant cet obstacle que la théorie devient apotropocalyptique66, aussi défamiliarisante qu’élucidante. Margaroni suit Felman et Lyotard pour nous rappeler que ce que la théorie a exclu est « les concrets corps qui souffrent et la voix feutrée des victimes oubliées ». La responsabilité de la théorie serait donc, sinon de faire entendre ces voix-là — ce qui risque d’être impossible —, du moins de ne pas oublier la censure qu’elle a elle-même imposée, ne serait-ce qu’involontairement, à celles et à ceux dont, ou au nom de qui, elle parle. Enfin, Margaroni67 situe le genre du témoignage entre deux exigences de la théorie qu’elle voit comme « également contraignantes quoique conflictuelles » : d’une part, le désir de la vérité qui fait tourner le regard vers la source brûlante du trauma, la compulsion de narrer et l’impératif de s’adresser à un public plus large à travers un mandataire ; d’autre part, la peur de la cécité, le fait que narrer, c’est trahir et que c’est aussi la solitude permanente du vrai témoin.

Ces trois définitions complémentaires de la théorie (la théorie déroutant le regard, faisant taire la souffrance, hésitant entre le témoignage nécessaire et urgent et le témoignage par définition impossible et inexact) recoupent les caractéristiques de « Savoir » et de L’Intrus que j’ai exposées ici. « Savoir » refuse de regarder avec la naturalité récemment acquise et d’adopter un regard trop serein ; il se cherche dans le souvenir de ma-myopie, un voir-mal qui est la condition et l’horizon de multiples nouveaux regards. Pareillement, L’Intrus refuse de ne voir que la surface désormais close du corps opéré et de faire avec la cécité rassurante vis-à-vis du cœur en dessous. En désarçonnant une certaine façon de regarder, les deux textes ne proposent pas une visibilité améliorée, mais ils bloquent les automatismes qui sont en train de se développer afin de mettre en place une intimité avec le corps tel qu’il n’est plus là. Outre cela, ils opèrent comme des témoignages, moins des anciennes souffrances qui sont définitivement tues, que des regards et des voix que les corps remaniés n’ont pas encore opérés. Les deux textes sont théoriques en ce qu’ils maintiennent une intimité à la fois avec la censure qu’ils performent et avec les voix qu’ils suscitent. Les narrateurs-théoriciens sont à la fois les témoins et les mandataires de leur propre témoignage, font de leur mieux pour bien trahir leur propre intime, à savoir l’intime comme secret et comme profondeur, afin de passer à l’intime avec les inconnus devant leurs yeux et les étrangers en eux-mêmes. Et comme ils le font en passant par l’« étrangèreté » de la mère (re)vue ou par celle du cœur d’origine (in)connue, ils nous rappellent la portée et les limites de l’entreprise théorique.

Si mon analyse portait sur des textes de caractère, entre autres, autobiographique, c’est aussi parce que c’était une façon de revoir le mode de la confession ou de l’anecdote comme le propre d’un certain type de discours critique mettant l’accent sur la position à partir de laquelle parle le sujet de l’écriture, parfois même aux dépens de ce qu’il dit. La clarification de la subject position faisant naguère partie de la déontologie théorique68 à laquelle j’ai fait allusion dans mon introduction, elle a comme objectif de faire éviter toute prétention à l’universalité du discours critique et de consolider les termes d’un dissensus critique essentiel. Dans mon analyse de « Savoir » et de L’Intrus, cependant, j’ai exploré une tactique différente. J’ai insisté sur l’aporie vis-à-vis de l’idée même d’un sujet achevé et déterminable comme légitimation ou clarification du discours proposé. Je me suis méfié de la position selon laquelle plus un discours se veut radical et plus le personnel doit s’exporter vers le politique, plus ancré il doit être dans une biographie racontée en détail69. À l’encontre de l’obligation que se donnent certains discours critiques de déclarer leur position de départ, les deux textes ont opté pour la stratégie, fondamentalement théorique, du détournement du regard, de l’allusion aux voix qu’ils mettent sous silence et du témoignage de ce qui n’est pas encore arrivé.

Si je vois un intérêt théorique toujours d’actualité dans ces textes, c’était dans leur intimité avec cet humain parfait que Jørgen Leth appelait « un minuscule petit point blanc au centre de mon cœur70 » : un point aveugle du regard, un petit bout de cœur manquant, une lacune béante, un trauma illuminant, une promesse de visibilité. Il s’agit de l’intimité avec le déjà-vu et l’invisible de la théorie, ou une théorie qui assume le poids persistant de ce qu’elle a rejeté (la ma-myopie, le cœur naturel) et de ce à quoi elle s’ouvre (ce qui est encore à voir, les palpitations à venir). Textes indiquant une théorie qui fait (re-)voir sans dévoiler et qui fait (re-)vivre sans biographier, « Savoir » et L’Intrus esquissent l’intime non seulement comme défi à la relation entre le personnel et le politique, mais aussi comme site du théorique.

Notes

1

Jean-Luc Nancy, « L’Intrus selon Claire Denis », Remue, 2005 URL : <http://www.lettre-de-la-magdelaine.net/IMG/pdf/_Jean-Luc_Nancy_L_Intrus_selon_Claire_Denis.pdf> ; cf. Apostolos Lampropoulos, 2014 : « Between Two Transplantations, An Adoption », Contemporary French & Francophone Studies: SITES 18:2, p. 164-171.

2

William Egginton, « The Sacred Heart of Dissent », CR: The New Centennial Review 2:3, 2002, p. 124.

3

Christopher Fynsk, « L’Irréconciliable », CR: The New Centennial Review 2:3, 2002, p. 29.

4

Dimitris Kargiotis, [Καργιώτης, Δημήτρης], « Η εξομολόγηση ως τρόπος, στοιχεία για μια κριτική του βιογραφικού λόγου », Νέα Εστία, 1863, 2014, p. 196-211.

5

Jean-Luc Nancy, L’» il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001, p. 45.

6

Anne Elizabeth O’Byrne, « The Politics of Intrusion », CR: The New Centennial Review 2:3, 2002, p. 169-187, p. 177.

7

Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 11.

8

Cf. Véronique Montémont & Françoise Simonet-Tenant, dir., Intime et politique, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2, 2012, p. 8.

9

Pascale Sardin, « Traduire ou trajouir : de la traduction des néologismes dans Vivre l’orange d’Hélène Cixous et Mère la mort de Jeanne Hyvrard », Palimpsestes, 25, 2012, p. 111-123, p. 120-122

10

Hélène Cixous & Jacques Derrida, Voiles, Paris, Galilée, 1998, p. 14.

11

Ibid. p. 15.

12

Ibid.

13

Ibid.

14

Ibid.

15

Ibid. p. 16.

16

Ibid.

17

Ibid.

18

Cf. Martin Jay, Downcast Eyes, The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 512

19

Cixous & Derrida, op. cit., p. 16-17.

20

Ibid., p. 17.

21

Ginette Michaud, Battements du secret littéraire : Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous, 1, Paris, Hermann, 2010, p. 69-98.

22

Cixous & Derrida, op. cit., p. 17.

23

Ibid.

24

Ibid.

25

Ibid., p. 18.

26

Ibid.

27

Ibid., p. 12.

28

Cf. Ginette Michaud, « Comme en rêve... » : Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous, 2, Paris, Hermann, 2010, p. 11-21

29

Cixous & Derrida, op. cit., p. 19.

30

Ibid., p.17.

31

Cf. David Palumbo-Liu, « The Operative Heart », CR : The New Centennial Review 2:3, 2002, p. 87-108, p. 105.

32

Nancy, L’intrus, op. cit., p. 16..

33

Ibid.

34

Ibid., p. 26.

35

Ibid., p. 29.

36

Ibid., p. 31.

37

John Paul Ricco, The Decision Between Us, Art and Ethics in the Time of Scenes, Chicago, University of Chicago Press, 2014, p. 61.

38

Nancy, op. cit., p. 31-32.

39

Kamuf, Peggy « Béance », CR: The New Centennial Review 2.3, 2002, p. 37-56, p. 38.

40

Nancy, op. cit., p. 35-36.

41

Ibid., p. 169.

42

Ibid., p. 12.

43

Ibid. p. 42.

44

Ibid. p. 170.

45

Ibid., p. 43.

46

Ibid., p. 11.

47

Ibid.

48

Susan Hanson, « The One in the Other », CR: The New Centennial Review 2.3, 2002, p. 203-209, p. 204.

49

Nancy,op. cit., p. 45.

50

Ibid., p. 42.

51

Ibid.

52

Cixous et Derrida, op. cit., p. 19.

53

Ibid., p. 75.

54

Ibid.

55

Diane Perpich, « Corpus Meum: Disintegrating Bodies and the Ideal of Integrity », Hypatia, 20.3, 2005, p. 75-91, 77.

56

Phillip Warnell, « Intimate Distances: Mediating Mutuality, Contestation and Exchange between Bodies », Leonardo, 42.1, 2009, p. 28-35, 31.

57

Philip M. Adamek, « The Intimacy of Jean-Luc Nancy’s L’Intrus», CR: The New Centennial Review, 2.3, 2002, p. 194.

58

Marc Froment-Meurice, « (Strictly) Between Us: ‘Take another little piece of my heart, baby…’ », CR: The New Centennial Review, 2,3, 2002, p. 71-72.

59

Maria Margaroni & Effie Yannopoulou, « Intimate Trasnfers, Introduction ». In Margaroni, Maria – Yannopoulou, Effie, dir., « Intimate Transfers », European Journal of English Studies, 9.3, 2005, p. 222-227.

60

Maria Margaroni, « From Medusa’s Gaze to the Myth of Narcissus, Textual Jouissance and Theoretical Hubris », European Journal of English Studies, 1.1, 1997, p. 75.

61

Ibid., p. 78.

62

Ibid., p. 84-85.

63

Ibid., p. 25-29.

64

Ibid., p. 84-85.

65

Josep Maria Català Domènech, « Our ability to look rebels. An introduction to a phenomenology of interfaces », Formats: Revista de comunicació audiovisual, 3, 2001, p. 1-12, p. 4.

66

Margaroni, op. cit., p. 26.

67

Ibid., p. 29.

68

Kargiotis, op. cit., p. 208-211.

69

Ibid., p. 210.

70

In Margaroni, op. cit., p. 33.

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