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Résumé

Dans Le Sexe des Modernes, Éric Marty dégage une opposition théorique majeure qui traverse la théorisation des sciences humaines telle qu’elle s’est pratiquée chez les Modernes (essentiellement en France dans les années 1960) et telle qu’elle se pratique aux États-Unis aujourd’hui (depuis Judith Butler et avec l’essor des gender studies). Alors que la pensée des Modernes procède du Neutre, par quoi le structuralisme pense son impensable limite, la non-division du signifiant, la pensée des gender repose sur la performativité, qui se manifeste dans la performance du sujet. Cet article propose de revisiter cette opposition à partir de Sarrazine, la fiction balzacienne sur laquelle Barthes a bâti sa théorie du Neutre, et de son intertexte casanovien, l’histoire de Bellino. La figure du travesti, à laquelle E. Marty accorde une place décisive dans le glissement théorique auquel nous assistons aujourd’hui, y apparaît alors non comme une figure du Neutre, mais comme une figure du double, nous invitant à repenser l’articulation théorique centrale des sciences humaines à partir d’un dédoublement symbolique dont Lacan esquissait peut-être les contours dans ses derniers séminaires.

Abstract

In Le Sexe des Modernes, Éric Marty identifies a major theoretical opposition that runs through the theorization of the human sciences as it was practiced by the Moderns (essentially in France in the 1960s) and as it is practiced in the United States today (since Judith Butler and with the rise of gender studies). While the thought of the Moderns proceeds from the Neutral, by which structuralism thinks its unthinkable limit, the non-division of the signifier, the thought of gender relies on performativity, which is manifested in the performance of the subject. This paper proposes to revisit this opposition starting from Sarrazine, the Balzacian fiction on which Barthes built his theory of the Neutral, and its Casanovian intertext, the story of Bellino. The figure of the drag, to which E. Marty grants a decisive place in the theoretical shift we are witnessing today, appears not as a figure of the Neutral, but as a figure of the double, inviting us to rethink the central theoretical articulation of the human sciences starting from a symbolic duality whose contours Lacan was perhaps sketching in his last seminars.

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    Il me semble que Le Sexe des Modernes porte un double enjeu. Il y a d’abord l’enquête sur la genèse des Gender Studies à partir du matériau théorique de la French Theory, et plus précisément sur l’appropriation par Judith Butler des notions et leur détournement hors des structures et de l’appareil conceptuel hérité du structuralisme et de la philosophie allemande, afin de les adapter au cadre, aux mécanismes de raisonnement de la philosophie analytique, c’est-à-dire à l’épistémè universitaire américaine. Mais ce n’est là que le premier étage du dispositif. Car le transfert culturel qui est ici mis en évidence est l’occasion d’une réflexion qui dépasse largement la théorie du genre, et interroge ce qu’Eric Marty appelle une « pensée du Neutre », par référence au cours donné par Roland Barthes au Collège de France en 1977-1978. La pensée du Neutre serait la pensée des Modernes (français), le legs de ces Modernes à la théorie du genre. Comme chez Barthes, Neutre porte ici la majuscule, tandis que genre, comme le pratique Butler, en est dépourvu : le Neutre se trouve ainsi typographiquement surplomber le genre, une certaine structure du Neutre viendrait, de façon fantomale, organiser la fluidité du genre.

    Une structure du Neutre… Eric Marty se garde bien d’une telle formulation et définir le Neutre comme structure relève du paradoxe. « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme » écrit Barthes dans l’argument de son cours de 19771. Mais c’est pour aussitôt définir son entreprise comme « une création structurale » (ibid.) depuis laquelle déployer un champ, une topique, « une grille à la surface de laquelle on balade un “sujet” » (p. 33). Le Neutre relâche la pression, l’imposition de la structure, de sa binarité différentielle fondamentale, mais pour aussitôt la ressaisir au niveau supérieur d’un réseau, d’une bibliothèque, d’un système de figures lui-même aimanté, animé par une circulation de sensations et de désirs. C’est une circulation limite : la bienveillance comme concession d’une volonté forcée, la fatigue comme évidement de l’action, le silence comme horizon de la parole, la délicatesse comme détachement en fait de jouissance, le réveil comme seuil de la conscience2… Une structure se dessine sur le seuil, une police des émotions pourrait être mise en œuvre, une organisation politique, avec ses soumissions et ses souverainetés, se tient là devant, dont le Neutre, affirmant qu’il n’en prend pas le contrôle, prétend assurer la gestion compétente et pacifiée.

    Que signifie, qu’engage cette position en retrait ? Une maîtrise symbolique du champ de la théorie est en train d’être perdue par la pensée française et européenne (les « Modernes »). Dans le moment de cette perte, dont Le Sexe des Modernes constitue en quelque sorte l’élégie, le Neutre fait retour, cette fois non comme processus originaire de décomposition du structuralisme dans les Gender, mais comme produit du trouble dans le genre, comme effet de la destitution symbolique dont le trouble même est l’origine. L’effet aujourd’hui, qu’on peut définir comme la désorganisation radicale de l’institution symbolique, est la cause du trouble originaire, de ce Neutre qui toujours était déjà là. C’est-à-dire que la théorie du genre ne thématise pas seulement la fin des Modernes qui en constituerait le cadre, le contexte épistémologique : ultime produit de cette agonie de la pensée, elle se présente en même temps à nous comme un principe de déclenchement, comme un ressort à penser au commencement, à penser dans la structure du structuralisme, le principe même du jeu différentiel à l’œuvre dans l’institution symbolique.

    I. Performance

    Selon Eric Marty, qui s’appuie notamment sur Trouble dans le genre et sur Le Pouvoir des mots de Judith Butler, la performance est la base de la théorie du genre3. C’est elle qui permet de penser le sexe non comme une donnée de nature, mais comme une construction sociale. Faire son coming out, dire ce que l’on est vraiment, transforme symboliquement celui qui le dit, et le transforme à la limite en autant d’identités différentes que de performances qu’il produit. La notion de performance vient d’Austin4, qui lui-même revendique hautement ce qu’il doit à la philosophie analytique5. La stratégie de Butler est claire : elle installe son discours dans le cadre conceptuel qui le rend intelligible, scientifiquement acceptable, sur les campus américains, pour l’habiller ensuite de la French touch — Lacan, Althusser, Derrida — qui lui donnera le supplément d’élégance et de désirabilité voulue. L’habillage implique quelques distorsions : la forclusion lacanienne, qui relève de la pathologie du psychotique, est identifiée à l’exclusion sociale que révèle une parole entravée ; la scène althussérienne de l’interpellation, éminemment politique, devient la mise en évidence morale d’une « culpabilité originaire » (p. 84) ; quant à Derrida, il s’est violemment opposé à Austin, allant jusqu’à forger, dans La Carte postale, la notion de perverformatif6, ce qui n’empêche pas Judith Butler de se réclamer de lui.

    On comprend bien le bricolage théorique, et Eric Marty en révèle subtilement les dessous et les enjeux. Mais qu’en est-il réellement de ces performances, et comment le Neutre y est-il engagé ? Le Sexe des Modernes s’ouvre avec la référence à Sarrasine de Balzac, à laquelle Barthes consacre un article intitulé « Masculin, féminin, neutre7 » (il n’y a pas encore de majuscule) : Barthes ouvre la voie à une théorie des genres à partir de Sarrasine et en postulant, par son titre, le neutre comme la catégorie permettant d’initier cette théorie.

    Mais le point de départ de l’article de Roland Barthes n’est pas le neutre ; c’est l’assertion. « L’assertion représente la norme », écrit Barthes, « et l’interrogation l’écart8 ». Ainsi se trouve posée, d’emblée, la différence structurale, à ceci près qu’en littérature l’assertion ne concerne que des détails, là où le dess[e]in général de l’œuvre relève bien plutôt de la question. Et plus précisément de quatre types de questions, « deux suspenses d’être et deux suspenses de faire9 ». Assertion et interrogation, être et faire, Barthes n’est-il pas en train de tourner autour d’Austin, et de détricoter les choses qu’on fait avec des mots ?

    Qui est-ce ? De quelle sorte ? Que va-t-il faire ? Comment va-t-il le faire ? Sarrasine concentre les quatre interrogations : Qui est le vieillard qui hante l’hôtel de Lanty ? De quel sexe est la Zambinella ? Quelle sera sa réponse à la demande passionnée de Sarrasine ? Enfin, cette réponse étant sue d’entrée de jeu du lecteur, comment Balzac s’y prendra-t-il pour « rassembler les morceaux du rébus dont on a le mot final10 » ? Evidemment, la seconde question est celle où se concentre la singularité de la nouvelle :

    « Sarrasine meurt dès qu’il peut donner à la Zambinella son vrai nom : de toutes les choses elle est la plus terrible, elle est le rien (Je ne te tuerai pas, car tu n’es rien”). » (p. 895-896)

    Barthes déforme légèrement le texte de Balzac, il intervertit l’ordre des mots de Sarrasine :

    « — Je devrais te faire mourir ! cria Sarrasine en tirant son épée par un mouvement de violence. Mais, reprit-il avec un dédain froid, en fouillant ton être avec un poignard, y trouverais-je un sentiment à éteindre, une vengeance à satisfaire ? Tu n’es rien. Homme ou femme, je te tuerais ! mais…” Sarrasine fit un geste de dégoût, qui l’obligea de détourner sa tête, et alors il regarda la statue11. »

    Barthes extrapole la question du nom de la phrase interrompue de Sarrasine, « Homme ou femme, je te tuerais ! mais… », qui ne peut pas nommer ce qu’est la Zambinella. Il ne s’agit pas de son nom mais de ce qui qualifie ce nom : la Zambinella est tout à fait nommable, mais elle est inqualifiable. La qualité, le prédicat du nom deviennent, chez Barthes, la chose, «  de toutes les choses elle est la plus terrible, elle est le rien », c’est-à-dire la désignation positive, même si dépréciée, du nom comme chose, comme le rien : how to do things with words, ce serait ce que fait Sarrasine, et c’est en tout état de cause ce que Barthes fait. Mais Sarrasine, chez Balzac, déclare « Tu n’es rien » : il n’y a pas de chose, le rien n’y est pas une chose.

    Il s’agit bien en revanche, dans cette scène, comme Barthes avait commencé par le suggérer, d’une assertion, qui n’est nullement retournée en interrogation, mais qui est interrompue. Il s’agit pour Sarrasine de déclarer quelque chose, et par cette déclaration, peut-être, d’assigner à Zambinella un genre. Car cela aussi mérite qu’on s’y arrête : est-ce bien le genre de Zambinella qui pose problème ici et empêche la performance de s’accomplir ? Est-ce bien cela qu’il s’agit ici de déclarer ?

    On isole le « Tu n’es rien », mais quelle est la tonalité générale du passage ? « Je devrais », « y trouverais-je », « je te tuerais » : c’est le sujet qui explose dans ce discours, un sujet qui lui-même se place au conditionnel, se barre par lui, jusqu’à l’étranglement de la parole : si la question du nom est en jeu ici, elle se manifeste comme forclusion du nom sous la figure de l’Autre : le rien qui semble désigné face au sujet renvoie à sa propre faille psychotique. Ce n’est pas la nature de Zambinella qui ne peut s’avouer, mais la nature du désir que Sarrasine lui porte. Si le sexe de Zambinella est neutre, s’il se retire au seuil froid de la neutralité, le feu du désir de Sarrasine, au contraire, se nourrit de toutes les circulations, des échanges, des communications d’une double identité. Double identité, ou identité fracturée du sujet désirant, bien plus que de l’objet du désir. Ce désir avait d’abord été nommé : « Tu as osé te jouer d’une passion d’homme, toi12 ? » Cette passion cesse d’être « une passion d’homme » parce qu’elle se révèle, de façon indémêlable, à la fois homosexuelle et hétérosexuelle, parce que la révélation de sa double nature en interdit, l’une par l’autre, l’expression et le refoulement. L’expression de la passion demeure, dans cette scène, bloquée au seuil de sa profération, dans la suspension du « mais… », dans le suspens d’une performance qui ne se fait pas. Ce « mais », sur quoi porte-t-il ? Est-ce « homme ou femme, mais » ou « je te tuerais, mais » ? Ce qui devrait suivre le « mais », est-ce nécessairement la désignation d’un troisième sexe, ou du castrat ? N’est-ce pas plutôt ce que toute la littérature commande, l’aveu impossible à neutraliser de ce double désir, l’impossibilité de tuer par amour sans en exhiber la double face13 ?

    La déclaration suspendue de Sarrasine, extrêmement théâtralisée, se fait dans le mouvement d’un regard. Balzac campe la scène dans l’atelier « sombre et nu » du sculpteur. Zambinella enlevé, bâillonné, « demeura sur une chaise, sans oser regarder une statue de femme, dans laquelle il reconnut ses traits14 ». La présence de la statue ouvre la scène, à la fois eidôlon érigé du phallus et production plastique du sexe féminin. A la fin de la scène, Sarrasine « regarda la statue ». La performance empêchée se joue dans l’intervalle entre « sans oser regarder » et « il regarda ». Sarrasine ne peut pas ne pas voir Zambinella ne pas regarder la statue : il regarde enfin la statue, à défaut que l’Autre, Zambinella, la regarde, de sorte que le regard de Sarrasine supplée à la fois sa parole défaillante et le défaut du regard de Zambinella.

    Le regard levé vers la statue s’accompagne d’un geste : Sarrasine tire son épée comme pour tuer Zambinella, puis fait « un geste de dégoût » : il ne sera plus question de l’épée. Entre l’épée brandie et le renoncement à l’épée, gestes par lesquels Sarrasine rejoue et s’approprie la castration du castrat, la parole prend le relais de la pointe : « Mais, reprit-il avec un dédain froid, en fouillant ton être avec un poignard, y trouverais-je un sentiment à éteindre, une vengeance à satisfaire ? Tu n’es rien. » Le poignard métaphorique fouillant l’être de Zambinella se substitue à l’épée réellement brandie, avant d’être lui même substitué par le regard porté sur la statue : de la castration ne subsistera que ce regard poignardant, qui intronise, dans l’art, le phallus féminin.

    Regard néantisé et regard néantisant, épée réelle et poignard métaphorique : se manifeste ici d’autre part l’assemblage hétérogène constitutif du sujet psychotique faisant l’expérience de la forclusion du nom, dans la dramaturgie d’une schize, d’une refente inaccomplie. Ne faut-il pas aussi comprendre littéralement le « Tu n’es rien » ? Il ne s’agit pas ici de Zambinella, il n’y a pas d’objet dans la crise hallucinatoire que traverse Sarrasine : ce que son poignard pourrait trouver dans l’autre imaginaire qu’il anatomise, c’est « un sentiment à éteindre, une vengeance à satisfaire », c’est-à-dire son sentiment, sa vengeance à lui, Sarrasine.

    Pour autant, quelque chose d’autre que Sarrasine, face à lui, est bien produit, que figure la statue, ou plus exactement qui vient finalement se figurer dans la statue. Roland Barthes fait remarquer, en s’appuyant sur Meillet, que l’opposition originaire, dans les langues dites indo-européennes, n’est pas celle du masculin et du féminin, mais de l’animé et de l’inanimé15, autrement dit, dans Sarrasine, du chanteur et de la statue. Pour introduire le troisième terme du neutre, Barthes substitue à une première binarité, masculin / féminin, une seconde binarité, animé / inanimé, dont le premier terme englobe les deux précédents. Il fait jouer ensuite la différence binarité 1 / binarité 2, de sorte que la logique structurale à deux termes est préservée dans le moment même où il nous donne l’illusion d’en sortir.

    Zambinella est la statue16, la quintessence de la féminité pour le sculpteur comparé à Pygmalion. Or le signifiant, pour le coup, n’est pas neutre : son nom (que Barthes n’explore pas) est formé à partir de zampino, la patte, que le diminutif -ella féminise. Zambinella, petite patte, se trouve désigner à la lettre le phallus atrophié, coupé, fétichisé du castrat. Zambinella : ce que la diva dissimule par le charme de son jeu, son nom le porte avec évidence. Se joue donc bien, comme le suggère Roland Barthes, une performance de nomination. Mais ce n’est pas Sarrasine qui nomme, ou échoue à nommer ; c’est pour le coup Zambinella qui, toute performance en tant que chanteur castrat, se nomme et se désigne par son nom.

    II. Travestissement

    Car si la scène du « Tu n’es rien » mise en avant par Roland Barthes est bien celle d’une performance ratée, qui permet à Barthes de contrer Austin17 selon le même mouvement que celui analysé par Eric Marty chez Derrida en 1971 dans sa conférence de Montréal, « Signature événement contexte18 », il ne faut pas oublier que le castrat lui-même, comme personnage, n’existe que par et dans la performance : performance du chant, performance du jeu, performance du travestissement.

    Et c’est au travestissement qu’est consacrée la deuxième partie du Sexe des Modernes. Selon la même méthode initiée dans la première partie avec la performance, Éric Marty montre comment Judith Burler, en faisant du sexe travesti l’icône de la théorie des genres, mobilise d’abord une catégorie spécifiquement américaine, qu’elle habille ensuite subtilement d’un supplément de théorie française. Car l’icône a un modèle originaire concret, quoique très allusivement désigné dans l’introduction de 1990 à Trouble dans le genre : il s’agit de Harris Glenn Milstead, alias Divine, le travesti déjanté des films trash de John Waters19. Sans cette référence on comprend mal en effet pourquoi la question du travestissement est systématiquement ramenée à ce qu’Éric Marty appelle le rire butlerien, le rire gras du spectateur face au travesti ôtant son travestissement, et révélant sous le déguisement, non son identité véritable, mais bien plutôt le vide existentiel d’une figure défigurée. Sur ce rire, Butler appuie sa thèse essentielle : « la parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original20. »

    Le développement de Butler s’appuie sur une référence à l’Autre lacanien quelque peu obscure, mais surtout mime le mouvement de la pensée derridienne en créant un cercle logique de l’origine : le travesti se démasquant convoque la structure différentielle qui oppose l’acteur au personnage, la femme jouée à l’homme réel, mais déjoue cette structure puisque la femme ici jouée n’a pas de modèle réel, bien que l’homme réel soit le modèle à partir duquel elle a été produite. Car, contrairement au personnage de théâtre, le drag queen s’incarne bien lui-même dans son travestissement, il devient sur scène son propre modèle tout en se neutralisant comme original dans l’imitation sans original que finalement il produit. Si le travesti est pris comme paradigme du genre, la scène butlérienne du travesti démasqué nous révèle qu’en matière de genre l’imitation identitaire est l’original, que l’original est toujours déjà écrit.

    Eric Marty montre comment cette analyse est en quelque sorte préparée par Roland Barthes dans L’Empire des signes, publié en juin 1970, notamment lorsque Barthes dispose en double page la photographie à gauche d’un acteur japonais travesti sur la scène d’un kabuki, et celle à droite du même acteur, méconnaissable en costume de ville, en cadré par les photos de ses deux fils21. La femme de gauche est un pur système de signes, auquel s’oppose la banalité neutre de l’homme saisi dans l’environnement exclusivement masculin de ses fils.

    Mais de l’écriture de la femme dans le travesti à la fondation du genre à partir de cette écriture il y a un pas que, me semble-t-il, Barthes ne franchit pas. Le neutre permet de maintenir le système différentiel du structuralisme ; il en désigne subtilement la limite : sans doute cet homme n’est-il pas qu’un père banal avec ses fils ; mais la déconstruction ferait un pas de plus : cette banalité là de la page de droite pourrait bien constituer le jeu d’acteur le plus factice, la véritable imitation sans original (une sorte de « trop beau pour être vrai »), là où finalement le système des signes que manipule le kabuki produirait sans peine ses modèles et ses originaux. L’identité de l’acteur est-elle, finalement, neutre, ou est-elle double ? Est-elle, par sa neutralité, symboliquement destituée, ou met-elle en œuvre, selon un modèle dont le dernier Lacan ne fournit que les rudiments, un dédoublement symbolique22 ?

    Pour explorer cette piste, revenons à Sarrasine, et au travestissement que Balzac y met en œuvre. Il ne s’agit pas seulement du travestissement de Zambinella : la nouvelle elle-même travestit sa source, que Balzac a puisée dans les Mémoires de Casanova. L’intertexte a été remarqué par Henri David en 1933 et réexploré par Édouard Maynial en 193823. Balzac écrit Sarrasine dans le premier trimestre de 1830, il a pu lire un article du Moniteur universel consacré à Casanova, qui sort peu à peu de l’oubli : plusieurs publications partielles de ses Mémoires s’échelonnent de 1825 à 1830. Au chapitre XI du premier tome, l’aventurier vénitien raconte sa rencontre, le 25 février 1744, avec Bellino, un prétendu castrat, Teresa Lanti de son vrai nom24. Balzac signera l’emprunt en installant la première scène de Sarrasine dans l’hôtel de Lanty25. Casanova tombe amoureux de Bellino sans pouvoir s’assurer de son sexe, que la jeune fille lui dissimule jusqu’aux dernières extrémités. Dix-sept ans plus tard, il retrouvera celle qui, tombant le masque, est devenue la prima donna du célèbre Théâtre San Carlo de Naples. Teresa lui présente alors, comme leur fils commun, un certain Filippo, qui est aussi le nom que Balzac donne au fils du comte de Lanty. Enfin, la Zambinella descendant de voiture pour une promenade à Frascati, vers la fin de la nouvelle, s’effraye d’une couleuvre, clin d’œil à un épisode précédent de l’Histoire de ma vie, situé également à Frascati, où Donna Lucrezia s’amuse d’un serpent dans l’herbe qui terrifie Casanova26. De Bellino justement Casanova commence par dire que « cet être avait plusieurs traits de D. Lucrezia27 ».

    Sarrasine n’est pas la réécriture du Bellino de Casanova, mais plutôt son contrepied, c’est-à-dire exactement ce qui est en jeu dans le travestissement du genre : Lucrezia rit du serpent qui hérisse les cheveux sur la tête de Casanova quand la Zambinella, faible femme craintive, s’en remet à la mâle assurance de Sarrasine qui écrase l’animal d’un coup de pied ; Zambinella est un castrat déguisé en femme quand Bellino est une jeune fille déguisée en castrat.

    Le dispositif du travestissement se révèle alors dans sa profondeur vertigineuse : la Zambinella se démasque en castrat, qui se démasque en Bellino, qui se démasque en Teresa. C’est-à-dire que la femme factice, le pur système de signes du drag queen balzacien, vient coïncider avec la femme réelle, la Teresa avec qui Casanova a eu un enfant et qu’il a manqué épouser, ou autrement dit que La Femme, doublement travestie comme homme et comme castrat, est aussi, naturellement, une simple femme… Naturellement, mais indécidablement : impossible de savoir si et jusque dans quelle mesure Teresa a existé, la simple femme naturelle constituant peut-être précisément, dans l’Histoire de ma vie, le comble de la fiction. A quoi il faut ajouter, pour Casanova, le travestissement de la langue, ce français vénitien qui séduit par l’italien qu’il donne à entendre dans un français dont la maladresse est exquisément calculée :

    « En se levant de table, Bellino, c’était le nom du castrato première actrice, à l’instance de D. Sancio, se mettant au clavecin, s’accompagna un air avec une voix d’ange, et des grâces enchanteresses. L’Espagnol, qui écoutait tenant les yeux fermés, me semblait en extase. Moi, bien loin de tenir les yeux fermés, j’admirais ceux de Bellino, qui noirs comme des escarboucles jetaient un feu qui me brûlait l’âme. Cet être avait plusieurs traits de D. Lucrezia, et des manières de la marquise G.. Son visage me paraissait féminin. Son habit d’homme n’empêchait pas qu’on ne vît le relief de sa gorge, ce qui fit que, malgré l’annonce, je me suis mis dans la tête que ce devait être une fille. Dans cette certitude, je n’ai point du tout résisté aux désirs qu’il m’inspira. » (I, 11, 300, ms 163v)

    Bellino se manifeste à Casanova par une performance qui plonge toute l’assistance dans l’extase. Il est annoncé d’emblée comme «castrato-première-actrice », à la manière d’un mot valise qui le qualifie à la fois au masculin et au féminin, en italien et en français. Bellino joue et Bellino chante, il « s’accompagna un air » : l’étrange transitivité du verbe souligne le caractère composite du personnage et de l’effet qu’il produit. Et cet effet est bien celui du Neutre : c’est un ange qui chante, c’est un être que Casanova décrit. La performance du travesti produit l’effet du neutre : « Le Neutre est ce qui dégage la sexualité du sexe, écrit Eric Marty, en tant que le sexe pourrait prétendre à se constituer comme le sens de la sexualité28. » Il faut abstraire le sexe pour atteindre à la pure sémioticité de la sexualité, et à l’autonomie biopolitique de son discours. L’extase que produit le chant de Bellino est traduite par Casanova dans un discours de la sexualité pure, dont tous les signes renvoient à la sexualité, mais que leur assemblage composite réduit à une sexualité sans sexe, sexuellement neutre et, en cela, sublime.

    Selon un procédé récurrent dans l’Histoire de ma vie, Casanova force le cercle d’une scène pour laquelle il n’était pas programmé, où il ne devait pas jouer de rôle, où à la limite il n’en a joué aucun. Le caractère vivant, l’effet de réalité improvisée des Mémoires tient à ce cercle qui est forcé sans l’être : Bellino n’a pas besoin de Casanova pour jouer, il est celui qui, de toutes façons et indéfiniment, chante au clavecin. Face à lui, D. Sancio les yeux clos signifie cette clôture que la narration va briser par une série de substitutions.

    Bellino est un être composite, mais non plus composite en soi comme castrat ; composite par les comparaisons que la mémoire du narrateur lui suggère. Casanova le décrit comme la synthèse des deux femmes qu’il a aimées au chapitre précédent et l’insère ce faisant dans sa vie. Alors l’ambiguïté sexuelle tombe : le visage féminin est du réel, tandis que l’habit d’homme est du travestissement. Le narrateur ne découvre, n’affirme son désir qu’au terme de ce processus de sexuation féminine.

    Est-ce à dire pour autant que l’ambiguïté disparaît ? Rien n’est moins sûr. Exposant avec une fausse ingénuité qu’il fallait qu’il se persuadât d’abord que Bellino était une femme pour laisser libre cours à son désir, Casanova confesse que c’est autre chose qu’une femme qui a déclenché son désir, précisément ce mixte, cet assemblage composite où les deux genres sont intriqués. D’ailleurs, alors que, visuellement, la scène fait émerger de l’habit d’homme une gorge de femme, puis « une fille », c’est au masculin que sont finalement déclinés les « désirs qu’il m’inspira ».

    Cette scène de première rencontre est précédée d’un scandale : Casanova arrive à l’auberge d’Ancône un soir de Carême, il demande à manger gras. L’aubergiste le lui refuse. Casanova tempête, invoque une permission spéciale du pape, que bien sûr il ne peut pas produire. De la chambre voisine sort un Castillan, D. Sancio, qui s’interpose : « je vais calmer l’hôte, qui quoique en maigre, vous donnera un bon souper. » (p. 299) Admirant l’appétit de Casanova, qui dévore le plantureux repas, D. Sancio l’invite à compléter son souper dans une troisième chambre, par « une bonne musique ». C’est ainsi que Bellino répète le souper, à la fois gras et maigre, interdit et permis : se joue là le même circuit de la jouissance, qui se nourrit non d’une neutralité du sexe, mais de son caractère fondamentalement, aussi bien naturellement que socialement, double.

    Non que la position du Neutre ne soit pas incarnée dans le texte des Mémoires : ce n’est pas celle que se donne Casanova, mais celle qu’il attribue à D. Sancio. Lors du dernier souper d’Ancône qui, quelques jours plus tard, doit décider du genre de Bellino, le narrateur rapporte l’échange suivant :

    « Êtes-vous persuadé, dis-je à D. Sancio, que Bellino ne soit pas une fille ? — Fille, ou garçon, qu’importe ? Je le crois un fort joli castrato ; et j’en ai vu d’autres aussi beaux que lui. — Mais en êtes-vous sûr ? — Valgame Dios29 ! Je ne me soucie pas de m’en rendre sûr. » (p. 309, ms 168r)

    Dans le duel à fleurets mouchetés que Casanova a engagé avec Bellino, D. Sancio entend rester neutre. Il n’est pas indifférent à Bellino, qu’il écoute avec extase et dont il apprécie la beauté. Le plaisir que Bellino lui procure est purement esthétique et neutre comme tel. Mieux : la qualité de ce plaisir est protégée par sa neutralité, c’est-à-dire par le seuil d’indifférence au-delà duquel se joue la détermination du sexe. Valgame Dios !, il ne faudrait pas sortir de cette neutralité. Au Valgame Dios de D. Sancio répond et correspond le Dio provederà30 de la vieille mère maquerelle de Bellino : le Neutre est sacré, c’est-à-dire qu’il place Bellino dans la position de l’homo sacer agambénien, convoqué et rejeté au ban31, invité de tous les banquets et confiné dans l’exception du banquet. Le Neutre du travesti est un ban ; il répète sous une forme atténuée l’indétronisation32 de l’exception souveraine et se protège à l’abri du rire butlérien.

    III. Désir et plaisir, loi et norme

    Bellino, par la performance et le travestissement, s’expose et se soustrait, se maintient, le plus longtemps possible, dans la position du Neutre. A quoi ce Neutre engage-t-il ? Qu’est-ce qui, par lui, est sollicité, hameçonné ? Est-ce le désir du narrateur ou le plaisir du cercle social dans lequel il est pris ? Est-ce la loi de l’argent et de la domination masculine ou la norme d’un comportement genré et les procédures d’une série de codes de sociabilité — comment, dans l’Italie du XVIIIe siècle, on mange, on voyage, on écoute de la musique, comment la parole et le corps s’agencent dans la séduction… ?

    Dans cette alternative se joue ce qui occupe la quatrième partie du Sexe des Modernes, la rupture opérée par Michel Foucault à partir de La Volonté de savoir, rupture qu’Éric Marty caractérise comme « adieu au Neutre », dans laquelle on hésite s’il faut voir l’ouverture paradoxale à la possibilité d’une théorie des genres (où pourtant Foucault ne s’est pas aventuré), ou une alternative théorique (voire antithéorique) à cette théorie. « Contre l’économie de la loi, écrit Éric Marty, Foucault en propose une autre qui est celle de la norme, prise dans une visibilité totale assurée par sa technique de pouvoir33 » : quand D. Sancio ferme les yeux pour jouir de la musique et du chant, Casanova garde les yeux ouverts. Quand Bellino ment, dissimule, travestit, le mémorialiste expose tout, fictionnalise et expose dans le même mouvement, dit vrai encore quand il invente. C’est pourquoi Bellino, loin de s’opposer à Casanova, est pris dans lui. Et la pensée du Neutre demeure prise, enserrée dans la rupture foucaldienne et le nouveau dispositif théorique qui devient alors possible. C’est ce difficile écheveau, que toute la fin du Sexe des Modernes essaye de débrouiller, et que je propose d’illustrer ici, avec Bellino, sous la figure, ou la proposition du dédoublement symbolique.

    Dans cet épisode de l’Histoire de ma vie, l’excitation du désir s’articule clairement à la mise en échec de la norme. Impossible d’assigner à Bellino la norme d’une identité. Bellino promet toujours à Casanova de lui montrer son sexe, et toujours se dérobe. Après le souper chez D. Sancio, Casanova croit voir et toucher un pénis atrophié, mais n’était-ce pas « un clitoris monstrueux » (p. 312, ms 169v) ? On apprendra plus tard que Bellino dispose d’un organe postiche imitant le pénis d’un castrat, qui lui permet de tromper la visite des prêtres chargés de vérifier son statut de castrat chaque fois qu’il est engagé dans un théâtre. Casanova a promis de conduire Bellino à Rimini où celui-ci a obtenu un contrat (p. 304, ms 165r). Le duel et l’indétermination se prolongent : Casanova jure que si Bellino peut lui prouver qu’il est castrat, il le laissera tranquille ; Bellino rétorque qu’il n’en croit rien.

    « Comment pouvez-vous avec un esprit si éclairé vous imaginer, vous flatter que me trouvant homme, vous cesseriez de m’aimer ? Croyez-vous qu’après votre découverte ce que vous appelez mes charmes, et dont vous dites d’être devenu amoureux disparaîtraient ? Sachez qu’ils augmenteraient peut-être de force, et que pour lors votre feu devenu brutal adopterait tous les moyens que votre esprit amoureux inventerait pour se calmer. Vous parviendriez à vous persuader de me métamorphoser en femme, ou vous figurant de pouvoir devenir femme vous-même, vous voudriez que je vous traitasse comme telle. » (p. 315, ms 171r)

    Au fur et à mesure que s’érode la résistance de Bellino poussé dans ses derniers retranchements, sous le travestissement se dessine sans nuances la structure binaire de la norme genrée. Dans les catégories que Bellino manipule, la masculinité diminuée du castrat n’a pas sa place. Il serait homme (« vous flatter que me trouvant homme ») alors que Casanova le veut femme, contraignant son brûlant amant à le faire femme ou à se faire femme pour lui. Le conditionnel (« vous cesseriez », « disparaîtraient », « augmenteraient », « inventerait », « parviendriez », « voudriez ») garde la trace du Neutre, c’est-à-dire du seuil d’indécision sexuelle qui permettait à Bellino d’échapper au désir brut que la performance de son chant n’aurait pas esthétisée. Mais la rétrospection annule les potentialités du Neutre : Bellino-homme bascule dans l’irréel, et avec lui paradoxalement le désir qu’alimente le Neutre. Toutes les figures se féminisent, le désir devient procédure de féminisation et se retourne contre lui-même.

    Ce discours de Bellino n’existe que comme l’Autre du désir de Casanova, qui permet d’éclairer la formule de Butler, « la transfiguration d’un Autre qui est toujours déjà une “figure” au double sens du terme ». Dans ce jeu du chat et de la souris où Bellino est une femme, où Casanova le, la sait femme, où le récit rétrospectif asseoit et confirme ce savoir, Bellino se désigne sans que quiconque en soit dupe comme homme par défaut, c’est-à-dire comme la figure travestie de l’homme barré qu’est le castrat, qu’il serait impossible de métamorphoser en femme, de posséder toute comme femme, et il désigne Casanova comme femme par excès, figure ultime et introjectée du pas-toute de La Femme. L’Autre du discours ne peut s’énoncer que sous la forme d’une figure barrée de l’Autre, ici en l’espèce des deux figures monstrueuses de la femme, le castrat socratisé ou, mieux encore, son érastès retourné, figures que sublime Bellino éclatant de beauté, plongeant ses auditeurs dans l’extase de son chant : la transfiguration de l’Autre, devenu le signe esthétisé d’un objet absolu du désir, c’est ce que Lacan, dans le Séminaire XX Encore, exprime par le mathème S(A)34.

    La fiction de Bellino homme travesti, produisant la figure sublimée d’une femme qui ne serait que signes, ne produit paradoxalement toute son efficacité que parce que Bellino, au-delà du trouble dans le genre qu’il produit, s’avère être réellement femme et pouvoir aussi satisfaire ce désir35. Par ce dispositif qui attelle le réel à la fiction, Casanova peut figurer l’indicible de l’Autre du désir et mettre en scène l’inscénographiable, le pas-toute de La Femme.

    Car au moment où Bellino se donne à Casanova qui ne l’espérait plus, à Casanova qui lui a cent fois assuré qu’il était sûr d’avoir affaire à une femme, voilà qu’il prétend ne toujours pas savoir quel est le sexe de son partenaire :

    « Ses bras furent les premiers à descendre de mon dos jusqu’aux reins, je pousse les miens encore plus bas, et pour tout éclaircissement je me trouve heureux, je le sens, je le ressens, je suis convaincu de l’être, j’ai raison, on me la fait, je ne peux pas en douter, je ne me soucie pas de savoir comment, je crains si je parle de ne plus l’être, ou de l’être comme je n’aurais pas voulu l’être, et je me livre en corps, et en âme à la joie qui inonde toute mon existence, et que je voyais partagée. » (I, 12, 318, ms 175r)

    Dans le moment de la jouissance, Casanova n’est pas éclairci. Lorsque Bellino se livre complètement, le mystère de son identité sexuelle demeure. « Pour tout éclaircissement je me trouve heureux » : ce n’est pas une réponse, et pourtant c’en est une. « J’ai raison, on me la fait » : la syllepse semble d’abord dire, avec la première raison, qu’il avait raison de croire Bellino femme, mais avec la seconde, on me fait raison, on se soumet à moi, nous comprenons que cette raison est purement sexuelle, qu’il s’agit indistinctement, indifféremment, du plaisir de la pénétration. « Je ne me soucie pas de savoir comment » : le désir de savoir tombe. Plutôt, l’amant comblé sait et ne sait pas, la jouissance le projette au-delà de la différenciation du savoir. Il y a le désir du corps, S1 le signifiant maître, et il y a le désir de savoir, S2 : le désir est fondamentalement scindé et c’est ce dédoublement qu’exprime la syllepse, « j’ai raison, on me la fait », qui désigne la posture du Maître, celui qui se la fait, S1, en visant ainsi de savoir, S236.

    Or dans ce moment de triomphe exalté où éclate la jouissance phallique, le sexe, ce sexe que chez Bellino il fallait depuis dix pages voir, attraper, tâter, toucher, ce sexe dont il fallait s’assurer disparaît complètement. La jouissance est au prix de cette aphanisis37. Ce sont les bras qui descendent, il n’y a que des bras dans ce corps à corps qui décrit pourtant clairement une pénétration. Le pénis manque au texte, construit pourtant comme dispositif de jouissance phallique. Paradoxalement, nulle castration, nulle différence symbolique n’est en jeu. Voir le pénis ou le clitoris, toucher l’érection ou la vulve, différencier par ce qui est vu et touché un homme et une femme, toute cette théâtralité du préliminaire sexuel s’évanouit :

    « La vue, et le toucher que j’avais crus devoir représenter dans cette pièce les principaux personnages ne jouent que des rôles secondaires. » (Ibid.)

    Quels sont dès lors les rôles principaux ? «  Je me trouve heureux, […] je suis convaincu de l’être, […] je crains si je parle de ne plus l’être, ou de l’être comme je n’aurais pas voulu l’être » : l’être est le nouveau protagoniste. Il explose sans la structure d’un sujet, comme force vivante de l’être que rien d’autre ne qualifie que son intensité sensible à être. Une économie du plaisir submerge les silences, les retraits, les insatisfactions de l’ancien régime du désir.

    Il faut donc penser la division de Φ et de S(A), du désir et de l’être, d’une part une institution symbolique du discours et de ses atermoiements qui se structure par différence, s’alimente par le désir et le manque, et organise son surplomb par le Neutre, d’autre part un principe symbolique dont la base est le jaillissement signifiant de la vie et la visée, son organisation en procédures d’absentement de l’Autre. Il faut penser, au-delà du Neutre, un dédoublement symbolique, et, dans ce dédoublement, la circulation du principe de la norme à l’institution de la loi, puis la retombée des débris de son discours dans l’assemblage hétérogène des principes. C’est là sans doute au bout du compte le dispositif de l’ensemble du livre d’Éric Marty, qui n’oppose pas tant Butler à Barthes, la théorie américaine du genre à la pensée des Modernes français, que le dernier Foucault de la biopolitique et des dispositifs au noyau structuraliste de la French Theory, dont le Neutre constituait à la fois le génial dépassement et le point de non retour.

    Notes

    1

    Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. Thomas Clerc, Seuil-Imec, 2002, p. 31.

    2

    Je reprends ici les grandes articulations des séances du 18 février (la bienveillance, la fatigue), du 25 février (le silence, la délicatesse) et du 4 mars (le sommeil).

    3

    Éric Marty utilise toujours l’adjectif substantivé « le performatif », qu’il faut comprendre comme la structure, le principe structural de la performance.

    4

    John L. Austin, How to Do Things with Words, Harvard University Press, 1962, trad. Gilles Lane, Quand dire c’est faire, Seuil, 1970. Voir Le Sexe des Modernes, chap. 2, p. 52sq.

    5

    Eric Marty, op. cit., p. 55, note 3.

    6

    A propos de la signature des lettres de Platon, qu’il faisait en haut et non à la fin pour que l’authenticité en soit marquée avant toute lecture, Derrida s’exclame : « Voilà le maître du perverformatif. » Car Platon distingue entre une signature sérieuse et une qui ne l’est pas. Or qu’est-ce qu’une affirmation d’authenticité qui est signée d’une marque non-sérieuse ? Voilà qui déjoue les principes un peu naïfs du performatif selon Searle (La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980, « Envois », p. 148 ; Derrida fait ici explicitement référence à Searle, plutôt qu’à Austin). Voir également Derrida, Marx & Sons, PUF et Galilée, 2002, p. 27, et l’article de Nicholas Cotton, « Derrida à la lettre : éthique et politique du “perverformatif” dans La Carte postale et au-delà », Revista Filosófica de Coimbra, vol. 28, n°56, 2019, p. 433-458.

    7

    Je ne trouve pas trace de cet article en 1967, la date indiquée par E. Marty p. 21, mais dans Échanges et communications II, Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l’occasion de son 60ème anniversaire, De Gruyter Mouton, 1970, p. 893-907.

    8

    Roland Barthes, art. cit., p. 894.

    9

    Ibid., p. 895.

    10

    Ibid., p. 896.

    11

    Balzac, Sarrasine, in La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, t. VI, Gallimard, Pléiade, 1977, p. 1074.

    12

    Balzac, op. cit., p. 1073-1074.

    13

    Roland Barthes n’a pas envisagé la possibilité de cette seconde lecture, comme en atteste la glose de S/Z : « mais… Sarrasine fit un geste de dégoût * SYM. Tabou sur le nom de castrat. ** SYM. Horreur, malédiction, exclusion. » (Roland Barthes, Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Seuil, 1994, t. 3, p. 688) Le tabou porte-t-il sur le castrat ou sur le désir du castrat ?

    14

    Ibid., p. 1073.

    15

    Roland Barthes, art. cit, p. 900.

    16

    C’est ce que Roland Barthes désigne comme le « troisième état » du jeu différentiel (art. cit., p. 903).

    17

    Roland Barthes a débuté l’analyse structurale de Sarrasine dans son séminaire de l’Ecole pratique des hautes études en 1967 (voir les Œuvres complètes, t. 3, p. 521). Le produit de cette analyse est S/Z, publié en 1970. L’article « Masculin, féminin, neutre » semble avoir été écrit en marge de ce travail. En 1969, John R. Searle avait publié Speech Acts, et la traduction française d’Austin, son maître, paraît en 1970.

    18

    Le Sexe des Modernes, p. 89.

    19

    Eric Marty, op. cit., p. 151.

    20

    Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 261, citée par Eric Marty, op. cit., p. 145.

    21

    Roland Barthes, L’Empire des signes, in Œuvres complètes, t. II, p. 784-785, analysé par Eric Marty, op. cit., p. 157-158. Barthes propose l’analyse suivante : « Le travesti oriental ne copie pas la Femme, il la signifie ; il ne s’empoisse pas dans son modèle, il se détache de son signifié ; la Féminité est donnée à lire, non à voir : translation, non transgression ; le signe passe du grand rôle féminin au quinquagénaire père de famille : c’est le même homme ; mais où commence la métaphore ? »

    22

    L’expression dédoublement symbolique, ou dédoublement du symbolique n’est pas proprement lacanienne. Dans le séminaire XXIII sur le Sinthome, où Lacan introduit le symptôme en sus de la triade Réel-Imaginaire-Symbolique, il revient de façon récurrente sur le « redoublement » qu’il observe dans les nœuds borroméens susceptibles de formaliser le dispositif théorique qu’il développe : c’est une forme qui « se redouble », on peut de plusieurs manières « redoubler cette forme pliée », la forme du nœud repose sur « une surface double », cette forme est « un double huit », on peut doubler les éléments de la chaîne… Mais cette forme double est ramenée à la division structurale du sujet, qui elle-même l’articule au réel, véritable objet du séminaire XXIII : « Je veux dire que le sujet comme tel est toujours, non pas seulement double, mais divisé. Il s’agit de rendre compte de ce qui – de cette division – fait le réel. » (Séance du 9 décembre 1975, Le Séminaire livre XXIII, éd. J. A. Miller, Seuil, 2005, p. 30)

    23

    Henri David, « Balzac italianisant. Autour de Sarrasine », Revue de littérature comparée, 1933, p. 457-464 ; Édouard Maynial, « Balzac et Casanova », Revue d’histoire littéraire de la France, 1938, p. 472-485.

    24

    Difficile comme toujours avec Casanova de savoir quelle est la part de vérité dans cette histoire. Il pourrait s’agir de la cantatrice Teresa Landi, née à Bologne en 1731 comme le personnage de Casanova, dont le portrait présumé est encore aujourd’hui accroché sur un mur de la Scala à Milan. Voir Utpictura18, notice #019818.

    25

    Édouard Maynial fait remarquer que, dans la première édition du Lys dans la vallée, Balzac avait repris le nom de Mme de Lanty (art. cit., p. 481).

    26

    Casanova, Histoire de ma vie, éd. J.-Ch. Igalens et É. Leborgne, Laffont, 2013, p. 256 (ms 140v ; les références sont données également dans le manuscrit, qui permet de retrouver le texte dans les autres éditions savantes). Il faut par ailleurs lire cet épisode comme une parodie d’Orphée et Eurydice.

    27

    Histoire de ma vie, op. cit., p. 300 (ms 163v).

    28

    Le Sexe des Modernes, p. 162.

    29

    Dieu me garde !

    30

    Dieu y pourvoira (p. 311, ms 169r).

    31

    Giorgio Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue [1995], trad. Marilène Raiola, Seuil, L’ordre philosophique, 1997, « Seuil », p. 195 et 197-198.

    32

    Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. André Robel, Gallimard, 1970, Tel, 1985, chap. III, p. 199-200 (détrônement carnavalesque), et La Poétique de Dostoïevski [1963], trad. Isabelle Kolitcheff, Seuil, 1970, chap. IV, p. 171-174 (intronisation bouffonne, in-détronisation, vêtements burlesques et mis à l’envers).

    33

    Le Sexe des Modernes, p. 371.

    34

    Je fais référence ici au diagramme liminaire de la séance du 13 mars 1973, voir Lacan, Le Séminaire. Livre XX. Encore, éd. J.-A. Miller, Seuil, 1975, VII, « Une lettre d’âmour », p. 73-75. On y lit notamment : « La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours barré. […] La femme a rapport à S(A) et c’est en cela déjà qu’elle se dédouble, qu’elle n’est pas toute, puisque, d’autre part, elle peut avoir rapport avec Φ. » (P. 75) Pour Lacan cependant ce dédoublement n’est pas à proprement parler un dédoublement symbolique ; c’est un dédoublement de la jouissance, jouissance phallique d’un côté, jouissance de La Femme de l’autre, en tant qu’elle n’est pas-toute. Pour tout ce qui touche à cette question du dédoublement symbolique, je remercie Nicolas Guérin pour sa relecture et ses suggestions, le débat demeurant d’ailleurs ouvert.

    35

    La fiction de Bellino élaborée par Casanova a donc rapport à la fois avec S(A) et avec Φ : Bellino se dédouble.
    Il faut noter que primitivement pour Lacan S(A) et Φ participaient d’une même jouissance : « grand S de A barré est précisément ce que Φ, le phallus, réalise. Autrement dit le phallus est ce signifiant qui introduit dans A quelque chose de nouveau » (Séminaire V, Les formations de l’inconscient, p. 312, faisant référence à la 3e ligne du graphique du début de la séance, p. 303). Ce « quelque chose de nouveau » n’est alors que la dimension autoréflexive du désir. Le dédoublement acté au Séminaire XX ouvre à une tout autre configuration.

    36

    La formalisation lacanienne du discours du maître apparaît au début du séminaire XVII, L’Envers de la psychanalyse, exactement contemporain de l’article de R. Barthes « Masculin, féminin, neutre » (1969-1970). Elle est notamment reprise dans Encore, séance du 19 décembre 1972 (op. cit., p. 21), où petit a, sur quoi repose le savoir impossible S2 que vise le Maître, est redéfini comme « le plus-de-jouir ». En première analyse, le discours de Casanova est bien le discours du maître, reposant sans équivoque sur une économie de la jouissance phallique ; et face à Casanova, Bellino est clairement La Femme, dont les dérobades et travestissements procèdent du pas-toute de la jouissance féminine. Mais, en seconde analyse, l’originalité de l’écriture casanovienne tient à l’appropriation, au nouage du Pas-toute au S1 qui se dédouble, ce qu’exprime la formule « J’ai raison, on me la fait », apparemment triomphante, mais en fait réversible. Bellino, présentant à Casanova sa division, mais lui-même nullement divisé (contrairement à Zambinella) est aussi bien le maître d’où procède tout le discours. On touche là en quelque sorte à la formule générale de la séduction casanovienne (qui oppose celui-ci à Dom Juan) : la Femme est aussi bien le maître, car c’est de la Femme que procède la fiction (S2/a) dont il -elledéploie le discours.

    37

    Aphanisis est un terme introduit par Jones dans son article sur la phase phallique, comme équivalent du complexe de castration. Lacan ironise d’abord sur la gêne de Jones face au phallus, qu’il cherche à tout prix à escamoter. Cela lui permet paradoxalement de dégager la nature fondamentale de Φ : celle précisément de la disparition du désir dans le complexe de castration. (Séminaire V, Les Formations de l’inconscient, 26 mars 1958, p. 314-315). On retrouve l’aphanisis dans le Séminaire VIII, Le transfert, en prélude à l’analyse de la Psyché de Zucchi (12 avril 1961, p. 271) : comme Sarrasine face à Zambinella, comme Casanova face à Bellino, Psyché, sur le tableau du maniériste italien, au moment de savoir, voire de trancher le sexe d’Éros, découvre que, derrière les fleurs du vase interposé, il n’y a rien. Mais le sexe qui manque ici est le sexe de La Femme et non le phallus, le sexe de La Femme en tant qu’il pourrait tout aussi bien être le phallus.

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