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Résumé

Depuis les nombreuses modifications – voire mutilations – des publications modernes et l’hégémonie de la relecture disneyenne dans l’inconscient collectif, l’image et l’imaginaire dominants attachés au conte merveilleux enferment le genre dans le modèle euphorique d’un cheminement positif conduisant inéluctablement à un dénouement heureux. Si la récurrence statistique de certains topoï génériques, tels l’intrigue amoureuse et le mariage conclusif, fonde cette tradition, il n’en reste pas moins que le vernis rose du conte est un leurre dénoncé dès ses origines littéraires.

En effet, parmi les nombreux textes parus lors de la vogue éditoriale du conte de fées mondain à la fin du XVIIe siècle, certains présentent des éléments particulièrement subversifs. Des commentaires auctoriaux désabusés sur l’amour à la destruction complète du couple héroïque et de l’apothéose matrimoniale, la veine noire alors à l’œuvre brouille les frontières du genre confinant parfois au tragique. Empreints d’un pessimisme profond, ces textes déjouent et déçoivent les attentes purement récréatives initiées par la grande majorité du corpus.

L’exploitation dysphorique des codes génériques mine ainsi les contes de l’intérieur pour mieux en montrer les artifices à l’attention d’un lectorat qu’il s'agit d'édifier. Loin d’être monochrome, le conte de fées utilise toutes les nuances, du rose le plus éclatant au noir le plus sombre, exhibant sa grande plasticité et débordant les limites qu’on voudrait lui imposer.

Abstract

Since the numerous modifications - even mutilations - of modern publications and the hegemony of Disney's rereading in the collective unconscious, the dominant image and imaginary attached to the fairy tale enclose the genre in the euphoric model of a positive path leading inevitably to a happy ending. If the statistical recurrence of certain generic topoi, such as the love plot and the conclusive marriage, establishes this tradition, the fact remains that the pink varnish of the tale is a lure denounced from its literary origins.

Indeed, among the numerous texts published during the editorial vogue of the worldly fairy tale at the end of the 17th century, some of them present particularly subversive elements. From disillusioned auctorial comments on love to the complete destruction of the heroic couple and the matrimonial apotheosis, the black vein then at work blurs the boundaries of the genre, sometimes bordering on the tragic. Imbued with a deep pessimism, these texts thwart and deceive the purely recreational expectations initiated by the great majority of the corpus.

The dysphoric exploitation of the generic codes undermines the tales from the inside in order to better show their artifices to the attention of a readership that needs to be edified. Far from being monochrome, the fairy tale uses all the nuances, from the brightest pink to the darkest black, showing its great plasticity and overflowing the limits that one would like to impose to him.

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Depuis les nombreuses modifications – voire mutilations – des publications modernes et l’hégémonie de la relecture disneyenne ancrée dans l’inconscient collectif, l’image et l’imaginaire dominants attachés au conte merveilleux enferment le genre dans le modèle euphorique d’un cheminement positif conduisant inéluctablement à un dénouement heureux.

Si le conte traditionnel est en effet marqué par des topiques fortes, telles le méfait et sa réparation finale, les nombreux textes mondains parus à la fin du XVIIe siècle semblent ériger l’intrigue amoureuse empruntée au romanesque et surtout le mariage héroïque, en marqueurs définitoires essentiels du genre. Enjeu diégétique majeur des contes, le mariage conclusif parachève alors les schémas narratifs et actanciels et satisfait avec complaisance l’horizon d’attente du lecteur qu’il a lui-même créé.

Mais le mariage est-il toujours un happy end ?

Nous verrons ainsi que l’éblouissement du rose à l’œuvre dans la majorité des récits merveilleux n’éclipse cependant pas totalement une veine plus sombre qui s’insinue dans les textes à travers des commentaires auctoriaux désabusés ou des contre-modèles édifiants. Brouillant les frontières génériques, certains contes exhibent leur hésitation entre le rose et le noir, et renversent même les couleurs des topiques pour en déjouer les artifices.

Du rose pour éblouir ?

Statistiques colorées

L’analyse statistique du corpus des contes de fées parus entre 1690 et 1709 en France met en évidence la poétique d’un genre défini par un élément narratif structurel : son dénouement heureux. Sur les 117 textes à l’étude (113 contes et 4 récits-cadres au processus narratif identique), 75 contes s’achèvent par une union et 66 textes l’introduisent ou l’envisagent fortement à l’intérieur du récit (statistiques non exclusives l’une de l’autre)1. Certains auteurs usent généreusement de cette pratique, tels Mme d’Aulnoy dont 24 textes sur 29 présentent un mariage final, 8 sur 9 pour Mlle de La Force et même l’intégralité de ses contes pour Mlle Lhéritier2. La progression diégétique est alors entièrement tournée vers l’accomplissement de cet objectif, souvent programmé dès le seuil du récit.

L’apparente hégémonie structurelle du dénouement euphorique réalisé par le mariage des protagonistes confère donc au genre une couleur rose dominante. Passage obligé du conte, il fait partie des attentes du lecteur, auxquelles les auteurs répondent par un traitement stylistique hyperbolique.

Célébrations éclatantes

Indicateur générique merveilleux, le mariage manifeste l’apothéose actancielle et narrative du conte en déployant un appareil stylistique et diégétique fortement théâtralisé.

Comme sur la scène comique, les personnages sont réunis pour confirmer et partager le bonheur héroïque. Au-delà d’émouvantes retrouvailles familiales que les protagonistes pensaient impossibles3, des figures annexes, souvent extérieures à la diégèse initiale, sont convoquées pour faire nombre et ajouter au faste des célébrations. Ainsi pour le mariage de Gracieuse et Percinet, héros éponymes du conte de Mme d’Aulnoy, « Toutes les fées de mille lieues à la ronde y vinrent avec des équipages somptueux4 » ; Mme d’Aulnoy dramatise même les derniers moments de La Grenouille bienfaisante par le jeu des dénominations des spectateurs : c’est d’abord selon le terme officiel et solennel « toute [la] Cour » qui, aux côtés du roi et de la reine, doit assister au sacrifice de la princesse, mais une fois témoin du retournement de situation féerique, l’assemblée forme avec les héros une « belle et nombreuse troupe […] chantant hymen et hyménée5 » pour aller célébrer leur mariage.

Le mariage conclusif devient alors une séquence hyperbolisée qui nécessite décors et parures appropriés. Mlle de La Force, qui a construit l’intrigue du conte Vert et Bleu sur l’opposition onomastique de ses personnages, leur fait revêtir pour leur union, en accord avec leur nom, des costumes

dont la singularité n’a jamais eu de pareille ; leurs habits enchantés étaient d’un tissu d’herbes menues, semées de hyacinthes bleues, leurs mantes étaient de même doublées de mousse veloutée d’un vert naissant. Ils parurent si beaux avec une parure si simple et si belle, et qui avait tant de rapport à leurs noms, qu’on ne se lassait point de les admirer.

Partant, le spectacle des ornements contribue nécessairement à la réussite héroïque dans des textes composés par des mondains qui font du luxe et de l’apparat, reflet à peine grossi des fêtes royales de cour, une nouvelle définition du genre.

Les auteurs déclinent les superlatifs et les expressions de l’indicible pour évoquer les festivités liées au mariage. Ils reprennent ainsi d’un conte à l’autre des vocables et tournures emphatiques analogues : pour Mme d’Aulnoy dans Gracieuse et Percinet « les noces se firent avec la dernière magnificence7 » et dans La Princesse Carpillon « Les noces s’achevèrent avec une si grande magnificence qu’on n’en a jamais vu de telles8 ». Dans La Supercherie malheureuse, le Chevalier de Mailly multiplie le terme par un quantifiant non référentiel à valeur uniquement excessive pour évoquer les « mille magnificences9 » des noces du roi. Proposant même une surenchère exponentielle entre ses contes, Mme d’Aulnoy insiste sur la durée des divertissements : dans La Princesse Rosette « la noce dura quinze jours10 », dans La Chatte blanche « toute la Cour passa plusieurs mois dans les divertissements et les plaisirs11 » ou encore dans La Biche au bois « Les noces du prince durèrent plusieurs mois, chaque jour fournissait une fête nouvelle12 ».

L’emphase de ces dénouements est systématiquement couronnée par des commentaires apologétiques sur l’éternité heureuse promise au mariage héroïque. Quelques exemples pris chez Mlle de La Force : dans Persinette « rien au monde ne fut comparable à la félicité dans laquelle il vécut avec sa parfaite épouse13 » ; dans L’Enchanteur « Ces quatre époux vécurent dans un bonheur perpétuel14 » ; dans Le Pays des délices, la conteuse déclare que « Le prince fut tout le reste de sa vie heureux, toujours dans les délices, et toujours comblé de faveurs15 ». La concentration dans cette brève phrase de la locution qui évoque la totalité, de l’anaphore de l’adverbe temporel, du participe passé qui marque l’accompli et la répétition du sème de durée infinie sont autant de signes qui exhibent la saturation hyperbolique à l’œuvre pour définir le bonheur marital.

La démesure euphorique peut propager la réussite héroïque et irradier de rose son entourage dans une volonté de reproduire à l’infini le topos narratif. On assiste alors à plusieurs mariages concomitants qui démultiplient l’apothéose diégétique (20 textes sur les 75 exposant un mariage final mettent ainsi en scène plusieurs unions). S’ils ne sont pas en rivalité pour un objet commun, les frères et sœurs qui partagent l’intrigue se marient de concert, le texte affichant au minimum un double mariage final. Dans Plus Belle que Fée de Mlle de La Force, les deux princesses Plus Belle que Fée et Désirs, qui subissent la malveillance de la fée Nabote, accomplissent tout au long du conte des épreuves similaires avant d’épouser « le même jour16 » leurs amants ; l’on découvre lors de ces retrouvailles finales que le mystérieux amant de Désirs n’est autre que le frère de sa compagne d’infortune. Dans Les Chevaliers errants, Mme d’Auneuil développe plusieurs intrigues à tiroirs qui se dénouent toutes par le mariage des amants enfin libérés de leurs oppresseurs. Ce n’est pas moins de cinq unions qui sont célébrées sans délai. Dans Le Prince Lutin de Mme d’Aulnoy l’euphorie maritale gagne tous les personnages présents, puisque autour du couple héroïque « chaque nymphe trouva parmi les braves que Gentille avait attirés dans ces beaux lieux, un époux aussi passionné que s’ils s’étaient vus depuis dix ans17 ».

Épiphanie héroïque et narrative, le topos matrimonial présenté au dénouement des contes manifeste à tous les niveaux de son expression euphorique une proposition de contentement de l’attente lectoriale. Mais l’hyperbole ostentatoire du bonheur conjugal comme marqueur générique ne serait-elle pas un indice de son artificialité ? Ainsi le rose ne serait-il qu’un vernis déjà craquelé ?

Sous le vernis rose…

Démystifications (in)ternes

L’autorité de la topique finale heureuse conduit et même contraint les auteurs à forcer le trait pour rentrer dans le cadre. Si l’on vient de voir la rapidité et la facilité avec lesquelles les unions se réalisent, il est parfois nécessaire de recourir à la magie pour parfaire le tableau. Ainsi, dans Le Sauvage de Mme de Murat, afin de ne pas déparer la belle image finale, la fée, qui a favorisé l’union de l’héroïne, métamorphose ses trois sœurs affreuses et leurs maris hideux pour qu’ils puissent « servir d’ornements à cette fête18 ». Pour répondre au canon générique, l’insertion du mariage final peut intervenir de façon particulièrement arbitraire. La Princesse couronnée par les fées du chevalier de Mailly et La Bonne Petite Souris de Mme d’Aulnoy sont construits selon une intrigue analogue : un couple royal ou une reine, dépossédés de leur trône, le recouvrent après quelques péripéties. Le dénouement n’implique aucun mariage, cependant le récit introduit un épisode surnuméraire dans lequel un des enfants est marié. Si dans le conte de Mailly le couple royal justifie cette union pour confirmer leur pouvoir par une alliance avec un autre potentat, l’héritier est choisi par défaut, le premier ayant failli et l’origine de la princesse qui lui est attribuée n’est pas même mentionnée. Dans le conte de Mme d’Aulnoy, c’est la fée adjuvante qui présente à la fille de la Reine « le plus beau prince qui eût encore vu le jour » qu’elle « était allé quérir dans le char volant jusqu’au bout du monde19 ». Fort heureusement les deux jeunes gens s’aiment immédiatement ! Purement utilitaire, le mariage répond alors à une injonction narrative qui exhibe la convention du genre et par là même sa mise à distance.

Au sein de la narration apparaissent également des éléments discordants qui révèlent des failles dans la démonstration euphorique. Des commentaires équivoques, voire désabusés assombrissent le rose ambiant. L’éternité heureuse scénographiée par la diégèse est ainsi mise en question par l’énonciation merveilleuse. Dans Le Parfait Amour, Mme de Murat déclare que « le prince et l’aimable Irolite jouirent du rare bonheur de brûler toujours d’un amour aussi tendre et aussi constant20 » ; dans Blanche Belle, le chevalier de Mailly précise que ses ennemies « laissèrent le roi Fernandin, le plus heureux de tous les princes, auprès de sa charmante Blanche Belle, pour qui sa passion augmenta tous les jours pendant le cours d’une longue vie. Merveille dont on n’avait jamais vu d’exemple21 » et Mlle Lhéritier confie à la fin de L’Adroite Princesse que ses héros « eurent toujours l’un pour l’autre une tendresse extrême, et passèrent une longue suite de beaux jours dans une gloire et dans une félicité qu’on aurait peine à décrire22 ». Si l’exceptionnalité et l’indicible du dénouement heureux sont des marqueurs topiques de la rhétorique de l’hyperbole merveilleuse, ils en soulignent en outre le caractère fictif et l’absence de référentialité pour le lecteur.

Le décalage entre la diégèse et son énonciation dysphorique est particulièrement frappant dans le conte L’Heureuse Peine de Mme de Murat : bien qu’elle conclue son récit par le mariage topique des amants, la conteuse refuse d’en faire la description et justifie son infraction aux lois du genre en assurant que « quoi que se promette l’amour heureux, une noce est presque toujours une triste fête. » Elle redouble sa position dans la morale qui proclame :

Tant qu’Amour fait sentir ses craintes, tourments,
Et les doux transports qu’il inspire,
Il reste cent choses à dire
Pour les poètes, les amants.
Mais pour l’hymen, c’est en vain qu’on réclame
Le dieu des vers, et les neuf doctes sœurs.
C’est le sort des amours, et celui des auteurs
D’échouer à l’épithalame.

Ce désaveu opposé à la topique euphorique fait écho à l’absence systématique dans les contes de récit post-happy-end, le texte s’arrêtant au moment du climax narratif et émotionnel. Les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ou comme l’affirme Mme de Murat n’auraient-ils plus rien à se dire ? Ce silence ternit l’image radieuse qui est a priori proposée et insinue que le bonheur conjugal tant convoité ne serait qu’un leurre qu’il faudrait peut-être détromper.

Sombres séquelles

Si la narration s’interdit de raconter la postérité du mariage héroïque, les contes présentent néanmoins des exemples d’unions consommées à l’intérieur du récit. Dans 66 textes du corpus, l’anticipation du dénouement topique par une vie maritale (officielle ou non) est la source des péripéties traditionnelles du conte et affaiblit sa valeur euphorique. Dans La Princesse Printanière de Mme d’Aulnoy, l’héroïne, éprise de l’ambassadeur venu la demander en mariage pour son roi, s’enfuit avec lui et échoue sur une île déserte, où l’idylle tourne au cauchemar. Une nuit, la princesse tue le jeune homme qui tentait de la dévorer, pressé par la faim. Retrouvée par une fée bienfaitrice, la princesse se marie in fine avec le roi qui lui était promis, au grand soulagement de ses parents. L’entorse à la morale au profit du mariage de convention(s) – sociales et narratives – souligne avec humour l’artificialité merveilleuse.

Mais ce sont surtout les mariages parentaux qui offrent des modèles déceptifs et incarnent le post-happy-end. Si les remariages sont toujours néfastes pour les enfants du premier lit qui subissent la tyrannie d’une marâtre vindicative et les errances de pères affaiblis, l’échec conjugal éprouvé par les géniteurs rejaillit également sur leurs héritiers. Héros de récits merveilleux antérieurs, les parents ont déjà vécu les suites du happy end. Rapportées dans un micro-conte à l’ouverture du récit, les infortunes parentales déterminent fréquemment le parcours héroïque à venir. Volonté de protection ou ressentiment, les actions parentales nuisent à la réussite des nouveaux protagonistes. Si dans Jeune et Belle de Mme de Murat, la mère de l’héroïne la doue de la beauté éternelle pour conserver l’amour et la fidélité de son époux, ce qu’elle n’a pu obtenir elle-même, dans La Fée Princesse, la reine mère, aigrie par l’infidélité et le départ de son mari volage, menace d’enfermer sa fille qui a commis une étourderie, si son époux ne rentre pas au château. La jeune fille s’enfuit, mais elle est poursuivie par la haine de sa mère qui contrarie son amour avec un jeune chevalier et tente de le tuer, incapable de supporter la vision de son double réussissant là où elle a échoué. Seul le retour in extremis du roi, convaincu par la gouvernante, sauve la vie du prince et autorise le mariage des amants.

Embrayeur narratif majeur du conte, la faillite conjugale des parents s’affiche comme un avertissement implicite pour le lecteur attentif. Evocation, voire anticipation du destin héroïque à venir, ce récit dysphorique initial reflète a contrario le dénouement attendu. La circularité du schéma produite par la reprise des topoï narratifs et actanciels entre parents et enfants inscrit donc inéluctablement l’échec au cœur du dispositif générique.

Tout n’est donc pas rose au pays merveilleux et la topique maritale érigée en emblème du succès héroïque peut se retourner contre les personnages qui en deviennent alors les victimes.

La veine noire

Noir, impair(s) et perd

Si dans de nombreux contes le bonheur héroïque rejaillit sur son entourage, il s’édifie cependant sur le malheur de ses opposants dont il triomphe fréquemment pour la conquête de l’objet aimé. L’euphorie générale est alors atténuée, mais ce topos contrasté est aisément accepté par le lecteur car il touche des personnages que la narration s’est attachée à discréditer tout au long du conte par un caractère détestable et un comportement agressif. Ainsi dans Les Fées de Charles Perrault, personne ne s’afflige du destin de la sœur malheureuse qui « alla mourir au coin d’un bois24 » ; néanmoins, le conte de Mme de Murat L’Heureuse Peine souligne dès le titre oxymorique l’ambiguïté du nécessaire sacrifice pour la réussite héroïque et le commentaire conclusif exhibe la cruauté de la topique merveilleuse : « Son destin s’accomplit même après sa mort, elle ne fut point regrettée ; il en coûta pourtant quelques larmes à Aimée, mais de quels malheurs ne l’eût pas consolée le prince de l’île Galante25 ! »

Le conte peut aussi changer le paradigme et montrer l’échec d’un héros paradoxal. Celui qui porte en effet les marqueurs traditionnels de l’héroïcité (éponymie, exceptionnelle beauté, prédestination, importance diégétique) devient l’opposant du couple victorieux. La narration est alors présentée selon sa perspective, dans un contexte principalement négatif. Dans Peine Perdue de Mme de Murat, l’héroïne éponyme ne parvient pas à détourner un prince de son amour pour une autre princesse et assiste impuissante à leur mariage. L’héroïne de La Fée Lubantine de Mme Durand entraîne tous les protagonistes du conte dans sa défaite : furieuse de n’avoir pu conserver l’amour d’un prince malgré ses pouvoirs, elle torture à mort sa rivale, dont le père meurt de chagrin, empoisonne le prince et finit tourmentée par les remords. Après le récit de ce conte, un personnage du roman-cadre reproche à la narratrice d’avoir fait « une Saint-Barthélemy de tous [ses] acteurs » ; la conteuse répond qu’elle a « toujours remarqué […] qu’on aime les fins tragiques dans les spectacles » et qu’elle a « voulu risquer la même chose dans un conte26 », indiquant qu’elle aurait pu également les laisser en vie.

L’hybridation du rose et du noir dans le conte merveilleux apparaît donc dans l’hésitation de certains textes à se résoudre positivement. Les nombreux dei ex machina témoignent du potentiel dramatique de ces contes qui peuvent facilement basculer de l’euphorie au tragique, brouillant les frontières du genre. Ainsi après les nombreuses tribulations suscitées par l’inflexibilité d’une fée qu’ils ont déçue, les héros de Persinette de Mlle de La Force ou ceux du Parfait Amour de Mme de Murat semblaient devoir mourir sans le revirement inattendu de l’opposante soudainement apaisée par l’amour. Mlle de La Force souligne d’ailleurs le « miracle favorable27 » dont ils bénéficient in extremis. Sans cette ultime intervention, ces contes versaient dans le noir, limite obscure que d’autres franchissent allègrement.

En effet, même s’ils observent les topiques merveilleuses, certains contes proposent des dénouements particulièrement sombres. Dès le premier texte identifié de cette nouvelle mode littéraire et sociale, L’île de la félicité, Mme d’Aulnoy introduit la mort du héros et le désespoir de son amante. La morale alors énoncée, « tout le monde a dit depuis cette terrible aventure : Que le Temps vient à bout de tout et qu’il n’est point de félicité parfaite28 », sans être programmatique de l’ensemble du corpus, entre du moins en résonance avec les fins dysphoriques à venir. Renversant le topos hyperbolique du dénouement, le malheur héroïque peut ainsi s’étendre à l’ensemble des protagonistes qui subissent des dommages concomitants. Par exemple, les contes Le Nain jaune de Mme d’Aulnoy et Anguillette de Mme de Murat déroulent une intrigue traditionnelle de rivalité amoureuse dans laquelle aucun personnage ne l’emporte : le Nain Jaune qui a enlevé la princesse pour l’épouser tue l’amant de celle-ci qui meurt de désespoir sur le corps de son bien-aimé ; dans Anguillette, les errements amoureux du prince Atimir entre les deux sœurs Hébé et Ilérie provoquent la mort du couple héroïque et laissent dans le chagrin leurs prétendants et leurs parents.

Le rose ambiant est ainsi supplanté par un noir terrible révélant la veine pessimiste à l’œuvre dans une partie du corpus merveilleux. Mais le rose peut devenir lui-même le noir quand les auteurs subvertissent les topiques traditionnelles.

Le renversement des topiques : le rose est le noir

Au même titre que le combat contre un opposant ou la réalisation de prodiges impossibles, le mariage peut être une épreuve qualifiante du conte. Plusieurs échecs sont alors nécessaires avant la réussite finale. Le Roi porc de Mme de Murat et Le Prince marcassin de Mme d’Aulnoy sont des doublets composés selon une structure identique : le héros doit se marier trois fois pour être libéré du sort qui l’a transformé en cochon. Ces textes superposent ainsi la répétition traditionnelle de l’épreuve imposée au héros à la résolution du dénouement jouant ainsi avec les codes du genre.

Transgressant la topique générique qu’il a lui-même instaurée, le conte utilise le mariage comme châtiment pour des héros trop désinvoltes envers un engagement définitif. Ainsi dans L’Aigle au beau bec de Mme de Murat, le roi de Lydie avait le mariage en aversion. Quand il tombe enfin amoureux d’une princesse, celle qu’il avait jusque-là repoussée se venge en prenant les traits de sa future épouse. Aussitôt après la cérémonie officielle, la supercherie est révélée, et comme l’indique avec cynisme le narrateur « il fallut bien que le roi de Lydie se consolât, et qu’il fît de nécessité vertu29. » Ce commentaire semble alors la version négative des habituels éloges conclusifs et met en évidence le revers d’un épisode plus ambigu qu’il n’y paraissait. Dans Le Palais de la vengeance de Mme de Murat et dans les deux contes de Mlle Bernard, l’union tant désirée par les héros tout au long du récit se mue en supplice. Dans Le Palais de la vengeance, ne pouvant obtenir l’amour d’Imis malgré plusieurs stratagèmes, l’enchanteur Pagan condamne les amants à vivre éternellement enfermés dans un palais de cristal. S’« ils se crurent d’abord au comble du bonheur », le conte révèle très vite que « au bout de quelques années, Pagan fut aussi vengé qu’il avait désiré de l’être30 », ce que la morale confirme en assurant que « Pagan leur fit trouver le secret malheureux, / De s’ennuyer du bonheur même31. » Les deux brefs contes de Mlle Bernard traitent de l’infidélité conjugale et s’achèvent chacun par une sentence acerbe sur les déboires conjugaux ; dans Riquet à la houppe, la princesse devenue spirituelle par son mariage avec le gnome poursuit sa relation avec son ancien amant ; mais quand son époux s’en aperçoit, il donne à son rival la même apparence que lui de telle sorte que la princesse ne les distingue plus ! La conclusion du narrateur est alors implacable : « Elle se vit deux maris au lieu d’un, et ne sut jamais à qui adresser ses plaintes de peur de prendre l’objet de sa haine pour l’objet de son amour ; mais peut-être qu’elle n’y perdit guère : les amants à la longue deviennent des maris32 ». Dans Le Prince Rosier la conteuse brocarde son personnage quand elle rapporte la colère de la princesse qui apprend que son mari a été volage : « Florinde lui fit autant de reproches que si elle n’avait pas été sa femme33 ». Ces commentaires ironiques révèlent l’incrédulité et la distance de l’auteur envers l’amour conjugal.

L’exploitation dysphorique des codes génériques par une veine noire repousse ainsi les frontières du genre et déjoue les attentes purement récréatives initiées par la grande majorité du corpus. Mais refusant la demi-teinte, quelques textes proposent un nouveau rose subversif.

Un nouveau rose ?

C’est étonnamment Mme de Murat, la conteuse la plus pessimiste, qui a composé des textes parmi les plus noirs du corpus, qui indique une autre voie. Si la morale « Hélas ! que l’on serait heureux, / S’il suffisait d’être fidèle » tempère quelque peu l’enthousiasme de la formule qui conclut Le Prince des feuilles « [ils] furent toujours heureux, parce qu’ils ne cessèrent jamais d’être amoureux et fidèles34 », la narration ne fait aucune mention d’union ou de mariage officiel, comme si l’omission ou le refus du terme autorisait davantage la réussite amoureuse. La conteuse se montre même singulièrement audacieuse dans Jeune et Belle où elle oppose ouvertement bonheur et mariage et promeut une libre union entre les amants : « on assure qu’ils s’aimèrent toujours, parce qu’ils furent toujours aimables, et que l’hymen ne se mêla point de finir une passion qui faisait la félicité de leur vie35. » En regard des nombreux récits où elle met en scène l’échec du mariage, Mme de Murat expose donc également les conditions de réussite de l’amour reposant sur un accord et une liberté absolus qu’aucun acte législatif ne doit contraindre.

Si l’analyse statistique et stylistique des contes parus à la fin du XVIIe siècle semble faire du genre une entreprise de propagande maritale, l’étude des topiques narratives révèle des discordances et l’ambivalence du discours auctorial à propos du motif marital. L’exploitation dysphorique des codes génériques mine ainsi les contes de l’intérieur pour mieux en montrer les artifices à l’attention d’un lectorat qu’il entend édifier. Loin d’être monochrome, le conte de fées utilise donc toutes les nuances, du rose le plus éclatant au noir le plus sombre, exhibant sa grande plasticité et débordant les limites qu’on voudrait lui imposer.

Notes

34 Mme de Murat, « Le Prince des feuilles », op.cit., p. 177.

35 Mme de Murat, « Jeune et Belle », ibid., p. 140.

1

Seuls 15 textes sur les 117 ne relèvent pas de l’intrigue amoureuse.

2

Statistiques pour l’ensemble des auteurs du corpus : Choisy : 1/1 ; Chevalier de Mailly : 10/14 ; Mme de Murat : 11/17 ; Perrault : 7/11 ; Mme d’Auneuil : 5/11 ; Mlle Bernard et Préchac : 1/2 ; Mme Durand : 1/3 ; Fénelon : 1/9.

3

Tel, dans « Persinette » de Mlle de La Force, l’accueil du prince qui arrive au palais du roi son père après le châtiment d’une longue errance : « Ce fut là que l’allégresse fut excessive ; on reçut comme un dieu ce beau prince, que l’on croyait perdu depuis si longtemps. » (p. 338)

4

Mme d’Aulnoy, « Gracieuse et Percinet », dans Mme d’Aulnoy, Contes des fées suivi des Contes nouveaux ou les fées à la mode, Champion, « Bibliothèque des génies et des fées », 2004, p. 173.

5

Mme d’Aulnoy, « La Grenouille bienfaisante », ibid., p. 686.

6

Mlle de La Force, « Vert et Bleu », dans Mlle Lhéritier, Mlle Bernard, Mlle de La Force, Mme Durand, Mme d’Auneuil, Contes, Champion, « Bibliothèque des génies et des fées », 2005, p. 386.

7

Mme d’Aulnoy, « Gracieuse et Percinet », op.cit., p. 173.

8

Mme d’Aulnoy, « La Princesse Carpillon », ibid., p. 661.

9

Mme d’Aulnoy, « La Princesse Rosette », ibid., p. 599.

10

Mme d’Aulnoy, « La Princesse Rosette », ibid., p. 298.

11

Mme d’Aulnoy, « La Chatte blanche », ibid., p. 790.

12

Mme d’Aulnoy, « La Biche au bois », ibid., p. 721.

13

Mlle de La Force, « Persinette », op.cit., p. 338.

14

Mlle de La Force, « L’Enchanteur », ibid., p. 354.

15

Mlle de La Force, « Le Pays des délices », ibid., p. 397.

16

Mlle de La Force, « Plus Belle que Fée », ibid., p. 328.

17

Mme d’Aulnoy, « Le Prince Lutin », op.cit., p. 258.

18

Mme de Murat, « Le Sauvage », dans Mme de Murat, Contes, Champion, « Bibliothèque des génies et des fées », 2006, p. 301.

19

Mme d’Aulnoy, « La Bonne Petite Souris », op.cit., p. 376.

20

Mme de Murat, « Le Parfait Amour », op.cit., p. 84.

21

Chevalier de Mailly, « Blanche Belle », dans C. Perrault, Fénelon, L. de Mailly, J. de Préchac, Choisy et anonymes, Contes merveilleux, Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », 2005, p. 512.

22

Mlle Lhéritier, « L’Adroite Princesse », op.cit., p. 113.

23

Mme de Murat, « L’Heureuse Peine », op.cit., p. 84.

24

Charles Perrault, « Les Fées », op. cit., p. 221.

25

Mme de Murat, « L’Heureuse Peine », op. cit., p. 196.

26

Mme Durand, « La Fée Lubantine », op.cit., p. 460.

27

Mlle de La Force, « Persinette », ibid., p. 338.

28

Mme d’Aulnoy, « L’île de la félicité », op.cit., p. 145.

29

Mme de Murat, « L’Aigle au beau bec », op.cit., p. 380.

30

Mme de Murat, « Le Palais de la vengeance », ibid., p. 157.

31

Mme de Murat, « Le Palais de la vengeance », ibid., p. 158.

32

Mlle Bernard, « Riquet à la houppe », op.cit., p. 292.

33

Mlle Bernard, « Le Prince Rosier », ibid., p. 285.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique