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Résumé

Le Jin Yun Qiao zhuan 金雲翹傳 n'est certes pas le caizi jiaren xiaoshuo  才子佳人小說 ou « roman du génie littéraire et de la beauté » le plus célèbre de la période qui en vit paraître une cinquantaine à la toute fin de la dynastie Ming 明 (1368-1644) et surtout au début de la suivante, celle des Qing 清 (1644-1911). C'est néanmoins un remarquable représentant de cette catégorie de romances au déroulé convenu car il en casse le moule en donnant la vedette à une héroïne pleine de bravoures et de noblesse d'âme. En focalisant son attention sur ses souffrances physiques et morales, l'auteur plonge la belle Wang Cuiqiao 王翠翹 dans la fange de la prostitution dont elle ne sort que pour affronter la cruauté d'une épouse jalouse, puis devenir le jouet d'une conspiration conduisant à la perdition du pirate fameux qui l'avait secourue. Les aspects sombres de la narration l'emportent de beaucoup sur la futilité du propos initial. Cette combinaison unique assura à l'œuvre une postérité méritée bien au-delà des frontières de l'empire chinois, au Japon, en Corée et surtout au Vietnam en inspirant à Nguyên Du 阮攸 (1766-1820) le long poème lyrique Kim Vân Kiêù Truê金雲翹傳, chef-d’œuvre incontesté de la littérature nationale vietnamienne.

Abstract

The Jin Yun Qiao zhuan 金雲翹傳 is certainly not the most famous caizi jiaren xiaoshuo 才子佳人小說 or “novel of literary genius and beauty” of the period that saw about fifty of them published at the very end of the Ming Dynasty 明 (1368-1644) and especially at the beginning of the next one, that of the Qing 清 (1644-1911). Nevertheless, it is a remarkable representative of this category of romances with an agreed-upon plot because it breaks the mold by giving the spotlight to a heroine full of bravura and nobility of soul. Focusing her attention on her physical and moral suffering, the author plunges the beautiful Wang Cuiqiao 王翠翹 into the mire of prostitution from which she emerges only to face the cruelty of a jealous wife, and then become the plaything of a conspiracy leading to the perdition of the famous pirate who had rescued her. The darker aspects of the narrative far outweigh the futility of the initial story. This unique combination ensured the work a deserved posterity far beyond the borders of the Chinese empire, in Japan, Korea and especially in Vietnam by inspiring Nguyên Du 阮攸 (1766-1820) to write the long lyrical poem Kim Vân Kiêù Truên 金雲翹傳, the undisputed masterpiece of Vietnamese national literature.

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Depuis son introduction de manière très modeste et pour le moins brouillonne dans la Description de la Chine, le monumental ouvrage édité par le Père Du Halde en 1735, le roman chinois est généralement considéré comme le genre le mieux adapté pour se faire une idée de la manière dont vivaient, pensaient et ressentaient les Chinois. C’est ainsi qu’Antoine Bazin (1799-1863), un de ceux qui, à la suite d’Abel Rémusat (1788-1832) et de Stanislas Julien (1797-1873), poursuivirent l’œuvre des missionnaires jésuites du XVIIIe siècle, l’envisageait en 18531.

Revenant un siècle plus tard sur l’apport des sinologues du XIXe siècle dans ce domaine, Paul Demiéville (1894-1979) écrivit :

« Un des aspects les plus piquants de l’œuvre de Stanislas Julien (1797-1873) est l’intérêt qu’il porta à des textes de littérature vulgaire (suwenxue 俗文學) qui de son temps étaient mésestimés en Chine dans les milieux lettrés. Il s’attacha [...] à toute une série de petits romans à l’eau de rose dont le choix ne s’explique guère, tels Blanche et bleue 白蛇精記 ([Baishe jingji], 1834), Les deux jeunes filles lettrées 平山冷燕 ([Ping Shan Leng Yan], 1860), Les deux cousines 玉嬌梨 ([Yu Jiao Li], 1864), et d’autres encore extraits de divers recueils. Je ne sache pas que ces petits récits sentimentaux aient été particulièrement populaires en Chine, encore qu’on les y ait classés à un moment donné parmi ce qu’on appelait les dix œuvres de génie [Shi caizi shu ] 十才子書. Sans doute Julien les choisit-il parce qu’il les trouva parmi les livres envoyés en France par les missionnaires, parce qu’il tenait à étudier des textes en langue vulgaire, et parce qu’ils révélaient au public français des mœurs que les Européens ne pouvaient alors observer de visu. [...] Mais peut-être l’intérêt porté par Julien (et par d’autres sinologues de son époque) au roman et au théâtre chinois était-il dû avant tout au fait que ces genres étaient mieux adaptés au goût européen que les Classiques ou que la poésie2. »

Sur ce dernier point, comme sur la motivation de ses prédécesseurs, le grand sinologue ne se trompait pas, mais il reproduisait, un peu facilement, un jugement largement partagé à son époque sur le roman chinois, jugement qui avait cours depuis des siècles déjà en Chine même où le roman a toujours été suspect et tenu en basse estime. Pour ce qui concerne le groupe de textes qui nous importent aujourd’hui, appelé caizi jiaren xiaoshuo 才子佳人小說, ou « romans du génie littéraire et de la beauté », il fut doublement dénigré, parce qu’écrit en langue vulgaire, d’abord, mais aussi pour sa thématique, principalement sentimentale.

Curieusement certains romanciers, dont le plus grand d’entre eux, Cao Xueqin 曹雪芹 (1715-1763), s’en prenaient aussi régulièrement au caractère « léger et convenu » de ce type de productions. Dans les premières pages de son chef-d’œuvre, l’auteur du Rêve dans le pavillon rouge (Hongloumeng 紅樓夢) tient, du reste, à se distinguer clairement de ceux qui en composaient3. On ne peut lui en vouloir de marquer sa différence en accablant ses prédécesseurs, mais il y a une part de mauvaise foi dans son réquisitoire qui n’évoque à aucun moment la dette qu’il pouvait avoir vis-à-vis d’une production qui était de fait la mouture moderne d’une tradition littéraire plus que millénaire.

On peut, en effet faire remonter le goût des histoires sentimentales à des narrations en langue classique qui se sont développées à différentes époques de l’histoire chinoise. Encore rares dans les collections de récits courts qui circulèrent avant le VIIe siècle, elles constituent une large part des récits en langue classique appelés chuanqi 傳奇 ou « transmissions de l’extraordinaire » qui apparurent à partir de la dynastie des Tang 唐 (618-907) : les lettrés de cette époque, et ceux des suivantes, cherchèrent à captiver leurs lecteurs avec des histoires d’amour hors norme, n’hésitant pas à l’occasion à confronter leurs personnages à des manifestations d’un imaginaire teinté de surnaturel — dont les esprits-renardes sont les plus connues.

Le théâtre, lequel a tellement en commun avec la fiction narrative car il puise dans le même fonds d’intrigues, et use pour les dialogues de la même langue vulgaire que le roman, que cela soit celui des Yuan 元 (1271-1368), d’abord, et ou celui de la dynastie Ming 明 (1368-1644), fournit, notamment avec des pièces aussi puissantes que le Mudantíng 牡丹亭 ou Pavillon aux Pivoines de Tang Xianzu 湯顯祖 (1550-1616), un fabuleux terrain d’expérimentation du sujet à la mode : le sentiment amoureux, qing 情.

C’est justement à la fin des Ming, soit au mi-temps du XVIIe siècle, que le genre se distingue du conte ou de la nouvelle proposés en recueils qui exploitent largement ce filon très apprécié du lectorat et qui fit, en son temps, la fortune de générations de conteurs publics ; ce faisant, il se distingue du roman érotique qui, avec plus on moins de bonheur, d’inventivité et de réalisme, expose tout ce que, lui, préfère suggérer par la poésie et l’allusion. Quoi qu’il en soit, il sera également confronté à la censure qui s’imposa progressivement à toutes les sortes de romans. Au début du XVIIIe siècle, en 1712 pour être précis, défendant le point de vue des censeurs, car pour lui il reste dangereux de mettre des romans dans les mains des lecteurs qui sont si peu nombreux à savoir les lire correctement, le lettré Liu Tingji 劉廷璣 écrivait que, contrairement aux ouvrages érotiques, « si elles prennent des libertés avec ce qui est correct, ces romances, dans lesquelles des génies et des beautés rivalisent en délicatesse et en qualité, ne ruinent pas complètement les convenances4 ».

Une cinquantaine de romans érotiques survécut aux vagues de proscription, c’est autant de caizi jiaren xiaoshuo que l’on a pu recenser pour son Âge d’or qui, grosso modo, couvre le gros siècle qui va de 1640 à 1750, soit un corpus significatif qu’on a commencé à redécouvrir en Chine au début des années 1980.

On sait peu de choses certaines sur ceux à qui on les doit, sinon que ce sont la plupart du temps des lettrés évoluant à la marge de la société mandarinale à laquelle des échecs aux concours de recrutement très stricts les avaient condamnés. Il semble que certains ont fait profession de l’écriture et de la diffusion de ce type de fictions. Cela n’empêche pas de pouvoir discerner des tendances, et permet de contredire ceux qui ont discrédité ce sous-genre comme proposant des œuvres stéréotypées sans saveur, limitant souvent leurs analyses à l’examen d’une poignée d’entre elles, ou pire, se contentant de ne lire que celles qui furent traduites au XIXe siècle.

Certes, toutes ces fictions partagent indéniablement des caractéristiques formelles facilement repérables. La taille d’abord : elle s’étend de 12 à 26 chapitres, ce qui en fait des romans de taille moyenne, loin derrière le format mastodonte d’un Jin Ping Mei 金瓶梅 (100 chapitres). La thématique ensuite ; elle est exclusivement sentimentale, avec en filigrane les germes d’une revendication pour les jeunes gens de choisir ceux avec qui ils vivront, ou les rudiments d’une dénonciation, parfois à peine voilée, des travers de la société mandarinale et du système des examens et des concours mandarinaux ; des motifs fantastiques, héroïques et « chevaleresques » peuvent venir se combiner avec des intrigues qui suivent un déroulé bien rôdé.

On retrouve, en effet, une structure narrative proche de celle des pièces de théâtre. Au risque de caricaturer, on peut ramener les intrigues à quatre moments forts5 :

  1. La rencontre : c’est celle du caizi, lequel est un étudiant jeune, beau, généralement sans fortune, avec une jeune fille également belle et talentueuse, généralement de bonne famille, la jiaren. Un amour franc et sincère, mais gardé secret, naît de l’échange de regards croisés par hasard lors d’une des rares sorties de la jeune fille ; il se renforce par l’échange de poésies bien tournées.

  2. La séparation : ses causes peuvent être multiples mais elles surviennent souvent lors du déplacement du jeune homme à la Capitale où il doit passer le concours pour entrer dans la fonction mandarinale, laissant la jeune fille sans défense et s’exposant lui-même à des dangers, comme celui de devenir soit le protégé d’un personnage puissant qui va lui imposer d’épouser sa fille, soit la cible d’un richissime jaloux fourbe et sans scrupule, ou bien les deux.

  3. La mise à l’épreuve de la fidélité : les circonstances sont multiples et souvent liées à un succès aux examens du jeune homme et à des aléas qui peuvent conduire la jeune fille à traverser l’empire pour sauver son amour.

  4. La réunion finale : en général, le succès aux concours du jeune homme règle l’ensemble des problèmes et le père de la jeune fille n’est dès lors plus réticent pour accorder un mariage tant espéré. Les fins pluri-matrimoniales sont monnaie courante et toujours justifiées par les circonstances.

Si la poésie, en style régulier ou chanté, est toujours présente dans le roman, son emploi prend ici une importance plus grande car elle permet de faire avancer l’action ; elle soutient une part non négligeable du discours sentimental, en évitant notamment des descriptions trop crues pour leur préférer les registres métaphorique et allusif. Mais penchons-nous sur une de ces constructions supposément « roses » ou « à l’eau de rose » et que l’on dit « sans relief ».

Le Jin Yun Qiao zhuan

Le titre du roman en question est Jin Yun Qiao zhuan 金雲翹傳. Ses trois premiers caractères évoquent les noms de trois des principaux protagonistes, comme l’avait naguère fait Jin Ping Mei ; le dernier, zhuan 傳 signifie quant à lui « biographie ». C’est sans conteste un caizi jiaren xiaoshuo, mais c’en est un qui frappe par bien des aspects que nous n’épuiserons pas tous aujourd’hui.

Le plus remarquable d’entre eux est sans conteste qu’il donne la primeur à un personnage féminin, Wang Cuiqiao 王翠翹, dont on va suivre presque sans interruption les faits et gestes du premier au dernier chapitre — mis à part le Chipozi zhuan 癡婆子傳 ou « Biographie d’une folle (d’amour)6 », roman érotique du milieu du XVIe siècle dans lequel une femme très délurée livre, à la première personne et sans pudeur aucune, les détails les plus croustillants de sa vie sexuelle : c’est la première fois qu’une femme se trouve si pleinement au centre d’une fiction de cette ampleur. On suit par le menu l’évolution de sa perception des situations qu’elle rencontre et analyse, soit intérieurement, soit via le registre poétique ou même onirique, et surtout dans des dialogues qui occupent une place très importante du récit ; on peut ainsi vérifier la constance de ses sentiments et s’extasier devant la force morale dont elle fait preuve en toute circonstance. Elle prend souvent la parole et argumente inlassablement, comme portée par une force de conviction et une rhétorique semblant s’inspirer de celle de Mencius, dont les préceptes tissent le canevas moral de l’œuvre, lequel est celui de l’orthodoxie confucéenne au pouvoir. Autre curiosité notable, on trouve (à cheval sur les chapitres X et XI) un long développement sur l’art d’être une courtisane rentable.

Mais voici un bref résumé des infortunes de la belle Cuiqiao :

Wang Cuiqiao, fille aînée d’un notable peu fortuné de la capitale est très belle, encore plus belle que sa sœur cadette Cuiyun 翠雲 et encore plus cultivée que son frère Wang Guan 觀. Jin Zhong 金重, jeune et beau lettré promis à un glorieux avenir en tombe amoureux. Leur amour se développe rapidement grâce à l’échange de poèmes. Mais la jeune fille, pourtant vivement éprise du jeune homme, lui refuse ses faveurs, prouvant, avec une argumentation solide, son respect des conventions. Alors que leur passion grandit, le jeune Jin doit aller chercher dans une lointaine contrée la dépouille d’un oncle décédé. Au même moment, M. Wang est impliqué à tort dans une affaire judiciaire. Pour s’en sortir, il lui faut trouver une forte somme d’argent. La pieuse Cuiqiao décide donc de se vendre et personne n’arrive à ébranler sa détermination. Avant de partir, elle insiste pour que sa jeune sœur épouse Jin Zhong. A partir de ce moment, commence le calvaire de Cuiqiao qui sans le savoir s’est vendue à un lupanar. Après une tentative d’évasion qui la plonge encore plus dans la fange, elle est ensuite cédée à un jeune richard, mais comme simple concubine ; à ce titre, elle subit l’ire de l’épouse principale qui apprend son existence et planifie sa vengeance. Elle n’en sort vivante que pour se trouver à nouveau vendue dans un bordel où elle est repérée par le chef pirate Xu Hai 徐海 (mort en 1556) qui tombe amoureux d’elle et en fait sa femme. Cuiqiao n’est pas sans avoir de l’influence sur celui qui tient en échec les troupes impériales. Contactée par deux envoyées secrètes de Hu Zongxian 胡宗憲 (mort en 1565) qui commande les troupes Ming engagées contre Xu, elle fait accepter à son mari une reddition, ce qu’elle regrette aussitôt car Hu rompt ses engagements et fait exécuter le chef pirate. Cuiqiao est capturée et n’échappe pas aux avances du vainqueur. Pour se faire pardonner, le tombeur de Xu Hai donne Cuiqiao à un de ses généraux en qualité de concubine. Se sentant responsable de la mort tragique du pirate, la jeune femme tente de se suicider. Elle est miraculeusement sauvée des eaux de la rivière Qiantang 錢塘 par une nonne de ses connaissances qui, sans le savoir, la conduit auprès de Jin Zhong lequel a, entre temps, épousé Cuiyun et est devenu un mandarin haut placé. Sous la pression de ses parents, Cuiqiao finit par accepter d’épouser son ancien amoureux, mais contre toute attente elle refuse de consommer l’union, car son corps n’a plus sa pureté originelle.

Ainsi s’achève, sur une tonalité mineure, l’œuvre d’un certain Qingxin cairen 青心才人 (Le génie au Cœur pur)7. Qu’il s’agisse d’un lettré célèbre — certains ont proposé Yu Huai 余懷 (1616-1696) —, ou d’un parfait inconnu, il livrait là, sans doute au tout début de la dernière dynastie (aux alentours de 1660, pour risquer une date), une amplification romanesque à des sources en langue classique figurant dans les écrits d’une bonne demi-douzaine de lettrés de la fin des Ming et déjà exploitées à deux reprises dans le genre du conte (huaben 話本). Il fit néanmoins œuvre créatrice en donnant de l’épaisseur au personnage de Cuiqiao et en comblant les vides des biographies anciennes axées sur le rôle supposé de la jeune femme dans la pacification des côtes chinoises et l’éradication de la piraterie. Ce faisant, il offrait, en 20 chapitres et quelque 160 000 caractères, une romance aux couleurs pour le moins contrastées.

Le versant rose

Si Jin Yun Qiao zhuan bouscule le mode traditionnel du caizi jiaren xiaoshuo, en reléguant notamment le brillant caizi et les autres hommes qu’il fait intervenir au rang de faire valoir du personnage féminin principal, il conserve indéniablement des marqueurs du genre et peut donc passer pour un « roman rose » :

  • La poésie y est abondante. Cuiqiao est non seulement une fine poétesse, mais aussi une raffinée musicienne maîtrisant à merveille le huqin 胡琴 (vielle à 2 ou 4 cordes) avec lequel elle accompagne ses déchirantes mélopées ; son genre de prédilection n’est pas que le ci 詞 (poésie chantée), car elle excelle également dans les autres modes poétiques.

  • La rencontre intervient comme souvent lors d’une des rares sorties permises aux jeunes filles de bonne famille. C’est à l’occasion de la Fête des morts et dans un cimetière. L’amour naît au premier coup d’œil échangé. Fou de désir, le jeune homme installe son cabinet de travail dans une propriété possédant un jardin mitoyen avec la résidence des Wang, dont un des murs, un peu délabré, offre une faille propice au passage.

  • La fidélité à l’engagement initial n’est jamais brisée. Tout du long, et malgré les épreuves qu’elle endure, Cuiqiao conserve cet attachement exclusif pour le garçon à qui elle s’est liée par un pacte que la destinée qui s’abat sur elle l’empêche d’honorer. Elle sera donc irréprochable au terme de son parcours bien qu’avilie par des cohortes d’hommes et la vilenie de plusieurs femmes, illustrant dans sa chair le sort qui attend les plus belles créatures selon la formule qui veut qu’une triste destinée frappe les beautés hors du commun, hongyan boming 紅顏薄命. Ce destin, fruit d’une vie antérieure dont il faut expier les crimes, est prédit au cimetière par l’intervention de l’esprit d’une ancienne courtisane de la capitale qui y est enterrée. Cette malédiction, qu’accepte avec beaucoup de philosophie la jeune fille, va assombrir terriblement la suite du roman ; on passe ainsi très rapidement du registre sentimental au récit tragique, récit qui offre bien quelques îlots de paix, mais fait vivre à la pauvre héroïne quinze longues années de tourments. De fait, c’est ce parcours douloureux qui constitue le corps du roman dont la lecture est, il faut le reconnaître, loin d’être toujours plaisante tant son personnage central fait face à des difficultés. Le contraste est particulièrement cru entre le début du roman pendant lequel Cuiqiao préserve sa chasteté vis-à-vis du seul homme avec lequel elle serait désireuse de la perdre, et avec lequel elle n’aura in fine aucun contact physique, et les chapitres VII à XIX pendant lesquels le corps de Cuiqiao est rudement mis à mal.

Le versant noir

Sans dépasser les bornes de la bienséance en livrant des descriptions oiseuses dont raffole le genre érotique, le roman va nous montrer la déchéance physique de la douce et belle Cuiqiao. Vendue à une maison close, elle est d’abord déflorée sans ménagement par celui qui a abusé d’elle et de sa famille ; arrivée au lupanar, elle est très cruellement rudoyée par la maquerelle qui veut la dompter et lui faire payer d’avoir, dit-elle, « séduit son mari » : la scène est d’une violence que l’on retrouvera encore à plusieurs reprises, notamment lorsqu’une épouse jalouse lui fera payer l’amour de son mari pour elle, puis lorsque devenue la compagne du puissant pirate Xu Hai, Cuiqiao, alors en position de force, se venge de chacun de ceux qui l’ont humiliée et torturée toutes ces années durant. On frappe sans compter, on fouette jusqu’au sang, on ligote, on expose la nudité et, pire, on dénoue les bandelettes qui couvrent les pieds bandés. Notons au passage que le premier sang versé est celui du père et du frère de Cuiqiao victimes des féroces sbires des autorités mandarinales !

Mais l’humiliation est souvent poussée à un degré de raffinement rarement décrit dans ce type de fiction. De ce point de vue, le personnage de la femme jalouse est sans conteste une des grandes réussites du roman, et son plan pour ruiner une entente somme toute harmonieuse entre son mari et Cuiqiao, qu’il avait tirée du bordel où elle était devenue la courtisane la plus prisée, fera l’admiration des meilleurs stratèges en guérilla conjugale. L’ayant fait enlever par une troupe d’hommes de main qui la font passer pour morte, elle prend, sans que celle-ci s’en doute, Cuiqiao à son service et l’oblige à les servir elle et son mari, mari qui bien que stupéfait de revoir celle qu’il aime et qu’il croyait morte, n’ose avouer son forfait passé. La souffrance psychologique des deux est très touchante et contraste avec la jubilation de cette redoutable virago chinoise ; même le lecteur le plus blasé prendra, quelques chapitres plus tard, plaisir à découvrir comment Cuiqiao se venge finalement de cette maîtresse femme.

Ce trop rapide survol de l’œuvre aura au moins montré qu’on est avec Jin Yun Qiao zhuan loin des fadaises insipides que nous promettaient les détracteurs du genre. Sa lecture attentive nous offre une fresque colorée de motifs plus souvent gris que roses, voire parfois franchement noirs. Finalement, s’y déploie le portrait d’une société en crise et particulièrement injuste, dans laquelle la violence la plus brutale cherche à broyer la droiture et l’intégrité qu’incarne Cuiqiao.

Nous disposons là d’une œuvre encore inédite en français, d’une grande richesse, dont l’importance se mesure également par l’impact qu’elle a eu dans le temps et l’espace : elle fut abondamment lue, sans doute par Cao Xueqin lui-même, et souvent adaptée, pour ne pas dire pillée ou plagiée, notamment dans la forme du poème lyrique par Nguyên Du 阮攸 (1766-1820) sous le titre de Kim Vân Kiêù Truên 金雲翹傳, pour devenir le grand chef-d’œuvre de la littérature nationale vietnamienne. Mais pas seulement : on en trouve des adaptations au Japon où elle fut importée en 1754, et aussi en Corée. Alors, pourquoi ne pas la traduire ?

Sa traduction est, me semble-t-il, nécessaire pour au moins trois bonnes raisons : rendre justice à sa qualité, à son originalité et à son influence, d’abord ; clouer le bec aux critiques qui défendent la supériorité du Kiêù vietnamien en snobant une source qu’ils ne sont pas en mesure de lire, ensuite ; mais aussi, et surtout, pour laver le genre du caizi jiaren xiaoshuo des critiques de « tissu de fadaises » et de « roman à l’eau de rose » qui ont trop longtemps pesé sur lui. Du reste, imaginerait-on de se passer des Infortunes de la vertu de Sade, œuvre à laquelle on pense si souvent en lisant Jin Yun Qiao zhuan ?

Notes

1

« [Ce] genre de littérature, réputé frivole, peut nous apprendre sur la Chine et ses habitants une foule de choses que nous ignorons en Europe. » Voir Antoine Bazin, Chine moderne ou Description historique, géographique et littéraire de ce vaste empire d’après des documents chinois. Seconde partie, Firmin-Didot, 1853, p. 475.

2

Paul Demiéville, « Aperçu historique des études sinologiques en France », in Acta Asiatica (Bulletin of the Institute of Eastern Culture), 11, Tokyo, 1966, p. 56-110.

3

Voir Cao Xueqin, Le Rêve dans le pavillon rouge, traduit par Li Tche-houa et Jacqueline Alezais, Gallimard, Pléiade, 1981, t. 1, p. 11-12.

4

Voir notre traduction du passage dans le sixième numéro de la revue en ligne de l’axe « Littératures d’Asie et traduction » de l’IrAsia (UMR 7306), Impressions d’Extrême-Orient : « Les livres à lire et à brûler selon Liu Tingji. Essai critique sur le roman en langue vulgaire tiré du Zaiyuan zazhi », mis en ligne le 2 décembre 2016 à l’URL http://ideo.revues.org/523.

5

Comme le fait Rainier Lanselle dans sa notice du Dictionnaire de littérature chinoise (André Lévy, ed.), Presses universitaires de France, collection « Quadrige », (1994) 2000, p. 23-24.

6

Il a été traduit du chinois par Huang San et Lionel Epstein. sous le titre de Vie d’une amoureuse dans l’ouvrage éponyme paru aux Editions Philippe Picquier, Arles, 1991.

7

Pour créer le pseudonyme qui dissimule aujourd’hui encore son identité a décomposé en deux caractères celui qui sert pour désigner le sentiment amoureux, qing 情.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique