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À plus d’un siècle de distance, la nouvelle de François de Rosset sur l’affaire Gaufridy et la première partie de Thérèse philosophe, consacrée à l’affaire Girard-La Cadière, présentent des points communs : deux affaires judiciaires impliquent à Aix-en-Provence une jeune femme entrée en religion et un prêtre présumé sorcier et accusé d’inceste spirituel ; elles agitent l’opinion et suscitent toute une littérature. Pourtant bien des choses les séparent : Rosset écrit une histoire tragique, Boyer d’Argens un roman libertin ; les intentions sont opposées ; le contexte historique et religieux a profondément changé. Voyons comment une situation judiciaire similaire se transforme en même temps qu’une littérature de circonstance se renouvelle.

Les faits, d’abord, pour autant qu’on puisse les reconstituer. À Aix, Madeleine de Demandolx, une toute jeune fille entrée probablement de force aux Ursulines, vit mal la vie qui lui est imposée. Anorexique, elle a des phases de dépression, des crises de colère. En décembre 1609, elle casse volontairement ou involontairement, on ne sait pas, le crucifix que son confesseur lui présente à baiser. Geste jugé blasphématoire et peut-être diabolique. Les Pères de la doctrine chrétienne, qui contrôlent les Ursulines, commencent à penser à une possession. Parallèlement, pendant les séances de confession, revient fréquemment le nom d’un prêtre marseillais, Louis Gaufridy, le directeur spirituel de la mère de Madeleine. En mai 1610, la possession est confirmée. À l’automne, la situation devenant intenable dans la maison d’Aix, on envoie la jeune fille faire pénitence et être exorcisée dans des sanctuaires varois, Cotignac, Saint-Maximin, et surtout à La Sainte-Baume. En novembre, une autre possédée, Louise Cappeau, la rejoint. Un dominicain flamand nommé Dooms préside aux séances de l’Avent 1610 dans la grotte. Il ne comprend pas le provençal des deux « filles ». Elles comprennent très mal le latin de l’exorcisme. Il met quand même en place un psychodrame extraordinaire autant qu’inédit. Lui se borne à prendre des notes en vue d’un livre à venir : en décembre 1610, l’exorcisme se pratique déjà en vue d’un livre. C’est le diable de la roturière Louise Cappeau, Vérine le grincheux, qui officie : censément contraint par l’Église de dire la vérité, il se répand en d’interminables sermons pour convertir Madeleine, l’aristocrate orgueilleuse, et chasser son principal diable, Belzébuth. Mais début janvier, le dominicain Michaëlis, le maître des lieux, décide une autre stratégie, qui ne sera plus religieuse mais judiciaire. On ira en justice. Pendant vingt jours, il fait préparer à Madeleine une déposition fondée sur un scénario de sorcellerie, avec enchantement, abus sexuel et sabbat : au centre se trouve Gaufridy, prêtre sorcier. Sous l’égide complaisante de Guillaume du Vair, le procès se tient à Aix pendant trois mois, de février au 30 avril 1611, date à laquelle Gaufridy est brûlé vif Place des prêcheurs. Très vite, des lettres comme celles de Peiresc, et surtout des publications, diffusent l’affaire : Rosset colle à l’actualité lorsqu’il publie sa nouvelle en 16131.

L’affaire Girard-La Cadière se déroule entre 1629 et 1631, à Toulon d’abord, puis à Aix. Une jeune fille très dévote a une relation intense avec son directeur de conscience, le jésuite Girard. Elle aurait plusieurs stigmates, dont un est placé sous le sein. Le prêtre y prête une grande attention. Ils ont sans doute des relations sexuelles ; un jour une abondante perte de sang laisse suspecter une interruption de grossesse. Peu à peu les relations s’altèrent. La jeune femme entre un mois dans un couvent de Clarisses, près de Toulon, et se confie à ses frères, des dominicains, et à un carme janséniste. Les conflits qui déchirent le catholicisme français s’immiscent dans la relation entre la dévote et son confesseur jésuite. Girard la fait alors interner chez les Ursulines, contrôlées par la Compagnie. Elle se plaint. Elle en sort malade, peut-être possédée. Une enquête judiciaire commence, qui débouche sur une instruction transférée au parlement d’Aix. Le procès cette fois oppose deux parties qui s’accusent mutuellement : selon La Cadière, Girard est coupable de sorcellerie, d’inceste spirituel, d’avortement ; selon celui-ci, elle le calomnie et simule la sainteté aussi bien que la possession diabolique. Le parquet requiert la mort pour La Cadière. Au moment de juger, le parlement se divise : une moitié des voix pour celle-ci, l’autre moitié pour Girard. L’arrêt ne tranche pas : Girard est acquitté, La Cadière est déclarée coupable de calomnie et condamnée aux dépens, mais reste libre2.

Ces deux procès associant une jeune femme et un prêtre se ressemblent. En 1611 comme en 1630, le personnage de la jeune femme se morcelle en trois figures : la victime abusée, la sainte (puisque Madeleine a elle aussi voulu passer pour telle) et la possédée. Les deux affaires sont très diffusées et ont un grand retentissement : en 1611, le Parlement d’Aix imprime aussitôt une version édulcorée des aveux de Gaufridy ainsi que la sentence ; un médecin aixois qui est intervenu en tant qu’expert publie un livre sur les marques du diable. Le cas paraît énorme, et prend une importance particulière dans une France traumatisée par la mort du roi Henri IV et à laquelle la régence de Marie de Médicis donne une orientation ultra-catholique ; très vite les exorcistes publient eux aussi. Cette diffusion s’accroît et se diversifie au XVIIIesiècle au moment du procès La Cadière. Factums, mémoires divers, écrits polémiques et satiriques se multiplient. L’opinion est saisie sur fond de polémiques anti-jésuites, anti-quiétistes et anti-jansénistes. Il y a des manifestations à Aix-en-Provence.

La ressemblance est d’autant plus forte que très consciemment le clan La Cadière veut faire du procès une réplique de celui de 1611 : Girard aurait « soufflé » la jeune femme comme l’aurait fait Gaufridy sur le conseil du diable, pour abuser les femmes et pour les posséder. C’est que, depuis le XVIe siècle, le livre véhicule des modèles et permet de construire des répliques. Marthe Brossier a sur elle le livre de la possession de Laon, les exorcistes d’Aix ont les livres de Laon et ceux sur Marthe Brossier, Loudun reproduit l’affaire Gaufridy, les parents de La Cadière renvoient à l’affaire Gaufridy et à Loudun.

Les différences sautent tout autant aux yeux. Les publications de 1611 ne rencontrent pas d’opposition. L’affaire Gaufridy inspire assez vite des réserves et suscite des critiques, mais au début c’est le point de vue des exorcistes, entériné par l’arrêt du tribunal d’Aix, qui prévaut sans conteste. Le procès Gaufridy est un cas prodigieux, une histoire « admirable » qui doit frapper de stupeur et édifier. Les exorcistes, dès décembre 1610, veulent lui donner le plus large retentissement. Pour lutter contre la tolérance religieuse et la laïcisation de la société, resacraliser le pouvoir politique, opérer une guérison thaumaturgique de la société, régénérer le catholicisme et précipiter l’entrée dans le millenium, ils exploitent les révélations prodigieuses du diable au cours des exorcismes, et proposent l’exemple admirable de la conversion d’une possédée et de leur théurgie. Toute la révélation biblique, tout le mystère du salut s’y concentrent et s’y accomplissent, croient-ils. Leurs publications apportent ces révélations prodigieuses. Au XVIIIe siècle, en revanche, tout a changé. Selon la jurisprudence établie en 1682, on ne poursuit plus pour sorcellerie. Le procès oppose deux plaignants, et les publications se partagent en deux camps opposés. Tout caractère oraculaire a disparu. Le diable ni Dieu ne parlent plus aux hommes. Il reste un débat contradictoire devant l’opinion, qui devient une réalité et un pouvoir. La femme n’est plus le lieu du combat entre le démon et Dieu et l’incarnation du corps social qui est le champ de ce combat : elle est partie d’un conflit juridique.

Le sacré disparaît : l’accusation de sorcellerie lancée par La Cadière a pour seul but de la dédouaner de relations illicites avec son directeur de conscience et de charger la barque du confesseur. Elle n’est guère considérée : c’est sur le chef d’inceste spirituel que le procès se concentre.

Au début du XVIIe siècle les publications traitent donc de la présence objective du diable parmi les hommes, au début du XVIIIe, de relations sexuelles, d’ambition et de désir. La scène théologique devient humaine. Michelet parle du « lamentable récit » de « la décadence de Satan » devenu un Tartuffe, une figure comique en effet souvent alléguée3. Au lieu de la théologie de l’absolu, vraie Église contre fausse Église, Dieu contre diable, les polémiques contre les jésuites, contre le quiétisme, contre la mystique, avec au centre du débat non plus l’absolu mais l’individu comme lieu d’émotion et de passivité ou de jouissance.

La révolution est visible dans la différence entre deux gravures, la première à peu près contemporaine de la nouvelle de Rosset, la seconde inspirée par le procès La Cadière. En 1614, Callot illustre les Miracles de Notre-Dame de l’Annonciation de Florence. Il représente quatre femmes libérées des démons qui les possédaient dans la basilique florentine de l’Annunziata, devant la fresque qui se trouve derrière l’autel.

Les quatre Dames (Miracles de Notre-Dame de l'Annonciation de Florence) - Jacques Callot
Les quatre Dames (Miracles de Notre-Dame de l'Annonciation de Florence) - Jacques Callot

La fresque est célèbre. De même que le sculpteur Nicodème, incapable de représenter le Christ en croix et assoupi devant lui, aurait à son réveil trouvé le crucifix miraculeusement achevé par un ange, le peintre de l’Annunziata, incapable de peindre le visage de la Vierge, se serait endormi pour retrouver à son réveil la peinture magnifiquement achevée4. La fresque miraculeuse opèrerait de nombreux miracles5, parmi lesquels celui qu’illustre Callot. Sur la gravure, l’envol des diables noirs qui quittent les femmes répond au vol de la colombe blanche qui approche la Vierge. La scène d’exorcisme est symétrique de la scène de l’Annonciation. La circonstance se replace dans le grand scénario de la rédemption : la venue du Christ dans la Vierge libère les femmes des diables comme elle libère toute l’humanité de la loi du péché. De l’Annonce à Marie à l’image acheiropoïète puis à la libération des âmes possédées, une continuité relie l’Incarnation à la purification : le verbe se fait chair, se fait peinture, et expulse le diable. Cette légitimation de l’image par l’Incarnation et par le miracle est indissociable d’une anthropologie ouverte sur l’au-delà. Au bout de la diagonale qui partage l’image jusqu’au personnage agenouillé, spectateur du miracle et témoin émerveillé, deux vitraux prolongent la scène humaine et l’image derrière l’autel. Le verre lumineux (carafe, vase), corps intègre mais irradié, symbolise Marie virginalement fécondée dans l’iconographie de l’Annonciation. De même, les vitraux laissent circuler la lumière dans une architecture et close et ouverte, emblème d’une humanité traversée par l’au-delà. Bérulle dit que si « l’Incarnation et le motif et le modèle de ceste étrange possession » [de Marthe Brossier], elle « est aussi la source vive de laquelle coule à jamais cette autorité qui doit y apporter remède »6. Callot représente dans un cadre édifiant et monumental une humanité visitée, sujette aux influences, envahie par le mal et purifiée par le divin.

Plus d’un siècle plus tard, une gravure représente Girard découvrant le stigmate miraculeux au-dessous du sein de La Cadière.

« Oubliez-vous et laissez faire » (J. B. Girard et Catherine Cadière) - la Battarelle ?
Quatre planches relatives aux rapports qu'aurait eus le Jésuite Jean Baptiste Girard avec Catherine Cadière, Londres, 1730. Première planche.

L’image semble religieuse : une Madone à l’enfant est au mur ; le rayon lumineux pénètre la pièce comme dans les Annonciations ou les scènes de miracle ; Girard ferait un Ange d’Annonciation passable, ou un saint Thomas qui aurait seulement confondu un jeune sein avec le flanc percé du Christ, n’était qu’une des mains est un rien frôleuse, que le nez crochu inquiète, et que l’index, au lieu de désigner le Ciel, se fait lui aussi crochu voire rapace pour obliquer vers la jeune femme. L’image renverse l’iconographie religieuse. Bien sûr, à gauche et à droite, des détails romanesques quelque peu libertins, une chaussure fort profane, un fouet sous la coiffe du curé, parlent de contemplations et de pénitences assez louches. Mais le plus important est que l’image s’organise pour exhiber un jeune sein. Elle dénonce sans doute les turpitudes du Jésuite, en jouant complaisamment sur l’ambiguïté de la scène. Mais elle rend surtout dérisoire le cadre religieux en renversant la représentation. Mains noueuses, visage faunesque, habit ténébreux, le religieux adore un jeune sein, sa rondeur, sa chair lumineuse, et ses promesses, car dessous, le soi-disant stigmate esquisse la forme d’une bouche ou d’un sexe féminin. Un faune est ravi devant une nymphe. Il découvre, il adore, mais une vérité toute charnelle.

« Oubliez-vous et laissez faire » (J. B. Girard et Catherine Cadière) - la Battarelle ?
Détail de la planche précédente

De la loi et des pouvoirs surnaturels au corps comme lieu autonome de sensation : cette transformation s’accuse nettement dans l’opposition entre Rosset et Boyer d’Argens. Celui-ci va encore plus loin.

Tous deux ne prétendent pas faire œuvre originale. Ils protestent de la véracité de leur récit. Rosset joue sur la convention de la nouvelle, qui se prétend fait divers authentique. Il suit les publications récentes. Il s’est documenté : il développe l’histoire de Victoire Corbières, une dévote incandescente soi-disant victime des charmes de Gaufridy. Le livre des exorcistes n’en fait pourtant pas mention et l’arrêt du parlement passe très rapidement sur le cas : Rosset, qui est provençal, a cherché des sources non publiées et les a trouvées. Boyer d’Argens se veut tout aussi informé. Le titre de Thérèse philosophe, ou Mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag et de Mlle Eradice adopte le genre des mémoires pour revendiquer une historicité factuelle. Les deux écrivains incrustent dans leur texte des détails authentiques. Lors de la scène très romanesque où Thérèse, à l’invitation d’Eradice, espionne ses ébats avec Dirrag et découvre la vérité sur le cordon de Saint-François, l’examen du sein ou du stigmate, les préceptes oubliez-vous et laissez faire, ou laissez-vous conduire, sont des citations, et valent effet de réel.

Elles accréditent deux messages opposés. Les deux récits s’assortissent d’intrusions des narrateurs, vertueuses indignations, cris d’horreur de Rosset, longues argumentations en faveur de la réalité du sabbat ou de la sorcellerie, réactions émues ou émoustillées de Thérèse, raisonnements, interpellations véhémentes : « Répondez, théologiens fourbes…. ». Rosset, homme d’ordre, dénonce l’omniprésence du mal et vénère la vérité catholique et la salutaire action de la justice du roi dans un récit exemplaire de terreur, d’édification et d’avertissement, où les personnages ont une importance secondaire. Sa source principale s’intitule Histoire admirable de la possession et conversion d’une penitente : la rédemption d’une pécheresse. Il choisit comme titre De l’horrible et épouvantable sorcellerie de Louis Goffredy : un crime et sa punition. Il expédie en quelques lignes les interminables sermons du livre. L’exorcisme l’intéresse non comme rite de libération, mais comme moyen de démasquer le criminel. Dans ce crime et ce châtiment, la femme n’a que peu d’importance. Dans le livre des exorcistes, Madeleine décide d’entrer aux Ursulines par la volonté de Dieu :

Depuis elle était ordinairement portée par le diable en la Synagogue, et fut faite la princesse comme ledit Louis était le prince de la Synagogue. Ce néanmoins, demeurant à la maison de son père, par la grâce de Dieu qui avait égard à sa jeunesse, elle eut volonté de se rendre des filles de Sainte Ursule, qui sont en la ville d’Aix-en-Provence sous la conduite des prêtres qu’on appelle de la Doctrine chrétienne7.

Rosset ne conserve pas cette volonté... par la grâce de Dieu :

Nous dirons que par la permission de Dieu de qui la miséricorde est infinie et la piété incompréhensible, il vint en fantaisie à Madeleine de la Palud, qui péchait en partie de jeunesse et d’ignorance, de se rendre religieuse au couvent de Sainte-Ursule qui est sous l’administration des prêtres qu’on nomme de la doctrine chrétienne.8

S’il se montre indulgent en retenant les deux circonstances atténuantes de la jeunesse et de l’ignorance9, il refuse l’hypothèse d’une inspiration divine. La décision est pour lui une impulsion, une tocade, un fait de « fantaisie » par principe irréfléchi. Il est plus misogyne et plus sombre que l’Inquisiteur de la foi.

À l’opposé de cet autoritarisme misogyne, Boyer d’Argens est féministe. Au lieu d’une histoire exemplaire à la troisième personne, il rapporte le récit que fait une femme. Elle est au centre, elle communique son expérience à un autre individu, puisque le début joue avec le genre épistolaire. Rosset condamnait un crime au nom de la loi telle que le procès l’a imposée. Boyer d’Argens s’intéresse à un témoignage privé : dans l’espace normatif du livre, le genre des mémoires, comme celui des anecdotes « secrètes », taille la place du singulier, de l’intime, de l’individu comme lieu de sensations et de réflexions. Au lieu que le narrateur des Histoires tragiques parlait du diable au genre humain, Thérèse narratrice rapporte à un bienfaiteur les « petites aventures qui l’ont conduite [...] au comble de la volupté10 ». La nouvelle valeur est le plaisir.

Le dossier à charge constitué par La Cadière contre le père Girard relie extases, molinisme et relations sexuelles. La jeune fille s’était construit un personnage de sainte au répertoire complet : extases, « visions et revelations », stigmates, jeûnes extraordinaires. Ses modèles, dont elle possédait les livres, étaient Angèle de Foligno, Catherine de Gènes, et Madame de Houx, qui insiste beaucoup sur les manifestations corporelles de la sainteté. La mystique est une érotique dans la tradition occidentale comme dans quelques autres, et une érotique sublimée ne pose problème ni à Jean de la Croix qui transpose en poésie a lo divino les strophes d’un poète néo-pétrarquiste, ni à Thérèse d’Avila, ni au Bernin lorsqu’il représente celle-ci ou Ludovica Albertoni, ni au catholicisme romain qui place ces statues si suggestives dans ses chapelles. Mais les accusations de la Cadière visent un mysticisme dévoyé. Girard, en lui demandant de se livrer tout entière à lui, se serait substitué à Dieu dans l’anéantissement spirituel11. Tenant pour négligeables les œuvres de l’Église, il lui aurait aussi enseigné une «Doctrine [...] nouvelle » selon laquelle « une fois qu’on s’étoit livré aux opérations de la Grace, il ne falloit plus rien faire, que de laisser faire à Dieu12 ». Dans cette spiritualité originale la sodomie serait devenue « une nouvelle voye d’arriver à la sublime perfection13 ». La justice a interrogé La Cadière pour savoir si elle avait reçu une formation quiétiste, elle a répondu par la négative14. Vrais ou faux, ces chefs d’accusation exploitent une vulgate anti-quiétiste. Le quiétisme rechercherait un anéantissement au-delà de toute prière et de toute participation effective aux rites, et tiendrait pour négligeables tout acte voire tout péché, au regard du repos en Dieu. Le « oubliez-vous et laissez faire » de la scène érotique initiale cite une lettre du père Girard15. Boyer d’Argens récupère dans le cadre de l’anti-quiétisme une solide tradition satirique de moines imposteurs et lubriques. Par là-même il décèle et il exprime un intérêt nouveau pour l’expérience comme jouissance et non plus seulement comme projet, effort, débat. Il oppose deux jouissances : la fausse jouissance de la mystique abusée qui croit fondre en Dieu, et la véritable jouissance du libertin, maître de lui et usant consciemment des ressources du corps. La scène inaugurale de Thérèse est fondatrice : au couvent, elle souffrait d’une langueur mortelle dans ses lubies de sainteté et faute d’autoriser le bon fonctionnement de son corps. Puis elle rencontre Eradice qui l’invite à contempler son extase, autrement dit ses ébats, dont elle ne comprend pas la nature exacte. Thérèse se fait donc voyeuse. Elle voit, elle s’excite, et la lumière se fait dans son esprit.

C’est une autre différence majeure entre Boyer et Rosset. Celui-ci rapporte une histoire. Boyer compose des scènes. Le regard devient essentiel, avec gros plans pornographiques et point de vue du personnage voyeur. Cette prédominance nouvelle de la vision est sans doute nécessaire à une littérature de l’excitation, mais nous aurions tort de ne pas y prêter attention, c'est-à-dire que nous aurions tort de ne pas prêter attention à l’excitation. Boyer d’Argens insiste :

Je vis distinctement le rubicond Priape de sa révérence… Je vis qu’environ la longueur d’un travers de pouce du saint instrument… Je vis qu’à chaque mouvement… Je vis que, lorsque le Père, par un mouvement opposé…16

Si ces anaphores solennisent, c’est que la scène voyeuriste et pornographique devient initiation. Thérèse voit ce que ne voit pas Eradice. Prise par derrière à son insu sinon à l’insu de son plein gré comment disent les Guignols, celle-ci prend ses sensations pour une extase due au cordon de Saint-François. De son poste d’observation, Thérèse voit la tromperie du prêtre qui use d’un tout autre instrument que le saint cordon, et l’illusion d’Eradice à qui elle ne s’identifie que partiellement. Cette démystification est aussi une révélation : elle voit enfin et vérifie dans le trouble de son corps la réalité de la jouissance, le galvanisant spectacle des organes emboîtés : « Quelle mécanique, quel spectacle ! »17 La vision pornographique excite, libère, initie, éclaire. La double nature du roman libertin, érotique d’un côté, intellectuel, raisonneur, argumentatif de l’autre, se concentre dans cette scène de jouissance et d’intelligence.

D’un côté un récit autoritaire et normatif, un jugement, de l’autre une communication censément privée, des confidences ; des faits et des déclarations ici, des expériences de vision, de sensations et des raisonnements là. Ici un ordre masculin qui régit les femmes, qu’elles soient séduites par le sorcier ou guidées par le prêtre ; là des rencontres entre individus et des expériences de femmes. Ici l’effroi et la terreur ; là la jouissance. Les formes de représentation choisies, l’histoire exemplaire de terreur et de châtiment et la scène de plaisir, sont indissociables d’une axiologie qui se transforme en passant de la puissance objective du diable, de la loi de Dieu et du prince, à la personne comme référence unique où se joue l’alternative de l’aliénation par la religion ou de l’épanouissement par l’œuvre concertée du corps et de la raison. Car l’opposition la plus nette est en définitive celle de l’individu maître de lui-même, Thérèse qui comprend et comprenant reconnaît son corps, sa possibilité de jouir de son être, alors que Rosset parlait seulement de crimes et de jugement, c'est-à-dire de la loi. C’est peut-être ce que le roman de Boyer d’Argens a d’essentiel. Les gravures, la polémique sur le quiétisme ont déjà mis en évidence l’importance nouvelle du plaisir, de l’émotion. Lui ajoute l’autonomie et la conscience lucide de soi dans l’épanouissement du corps. Dès lors le livre n’est plus un théâtre public, mais l’espace des confidences.

De Rosset à Boyer d’Argens, une révolution axiologique substitue le sujet humain au diable et au Bon Dieu, le féminin au masculin, le plaisir à la loi ; et cette révolution est en phase avec une révolution littéraire qui substitue la scène comme expérience de désir et d’intelligence au récit comme moralité exemplaire.

Notes

1

Voir Jean-Raymond Fanlo, L'évangile du démon - La possession diabolique d'Aix-en-Provence (1610-1611), Seyssel, Champ Vallon, 2017.

2

Sur le procès et la polémique qu’il suscite, voir Stéphane Lamotte, L’affaire Girard-Cadière. Justice, satire et religion au xviiiie siècle, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 2016.

3

La Sorcière, Paris, GF, 1966, p. 43.

4

Voir Daniel Arasse, L’Annonciation italienne, Paris, Hazan, 1999, p. 109-111.

5

Francesco Bocchi, Opera di M. Francesco Bocchi sopra l'imagine miracolosa della santissima Nunziata di Fiorenza, Florence, 1592.

6

Traité des energumenes, Troyes, 1599, f° 29 r°.

7

Histoire admirable de la possession et conversion d’une pénitente, séduite par un magicien, la faisant sorcière et princesse des sorciers au pays de Provence…, Paris, Charles Chastellain, 1614, « Sommaire de l’Histoire… », non pag., signet a iij v°.

8

Histoire mémorables et tragiques de ce temps, édit. Anne de Vaucher Gravili, Paris, Livre de Poche, 1994, p. 109. Il y a bien pieté dans les éditions anciennes : coquille probable pour pitié.

9

La théologie distinguait trois cas de péché : par ignorance (de ignorantia), par faiblesse ou par passion (de infirmitate seu passione), par volonté mauvaise (de malitia, Thomas d’Aquin, Somme théologique, Iª-IIae q. 76 pr.). Rosset exclut le troisième cas, le pire.

10

Thérèse philosophe, Actes Sud, Arles, 1992, p. 10.

11

Procédure sur laquelle le père Jean-Baptiste Girard Jésuite, Catherine Cadiere…. ont été jugez par arrêt du parlement de Provence, Aix, Joseph David, 1733, p. 206.

12

Justification de damoiselle Catherie Cadière, Recueil général des pièces concernant le procès entre la demoiselle Cadière, de la ville de Toulon, et le P. Girard, Swart (La Haye), 1731, p. 8.

13

Ibid., p. 11.

14

Réponses du 27 février 1631, Procédure, op. cit., p. 238.

15

Factum pour Marie Catherine Cadière, La Haye, Henri Scheurleer, 1631, p. 21. La formule devient une pièce à conviction et est reprise dans des chansons.

16

Ibid., p. 32-4.

17

Ibid., p. 34.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique