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Résumé

Alors que Mme Riccoboni condamne le pessimisme des Liaisons dangereuses dans les lettres qu’elle échange avec Laclos en 1782, nous montrons que le choix de la forme épistolaire, en permettant le mélange des genres entre roman noir et roman rose, est révélateur de la tentation du roman libertin que la romancière n’écrivit jamais.

Abstract

While Mrs. Riccoboni condemns the pessimism of the Dangerous Liaisons in the letters she exchanges with Laclos in 1782, we argue that the choice of the epistolary form, by allowing the blending of genres between the black novel and the pink novel, is indicative of the temptation of the libertine novel that the novelist never wrote.

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Roman épistolaire publié en 1772 par Mme Riccoboni, les Lettres de Sophie de Vallière1 racontent l’histoire d’amour entre une orpheline aux origines inconnues et le marquis de Germeuil, qui, malgré les obstacles dressés par les préjugés, s’achève par l’heureuse union des deux jeunes amants2. L’idylle se double d’un roman épique, celui des parents de l’héroïne, que rapporte dans ses cahiers le mélancolique Lindsey, amoureux malheureux de la mère de Sophie, Emma Nesby, qui s’est secrètement mariée à l’impétueux Nelson. En Hollande, Lindsey tue son rival d’un coup d’épée dans le cœur, ce qui provoque le décès d’Emma. Un procès-verbal hollandais conservé par Mme d’Auterive qui a recueilli Sophie, présente d’un autre point de vue le fait divers, notamment les circonstances tragiques de la naissance prématurée de l’orpheline, extraite du ventre de sa mère morte, grâce à une césarienne pratiquée par un chirurgien. Le mariage entre les thèmes lyriques et les thèmes tragiques que favorise le dispositif énonciatif complexe3 n’échappa pas, en février 1772, au rédacteur du Mercure de France qui releva « le plan de cet ingénieux roman, dont l’imagination, la variété et le pathétique, ne peuvent qu’augmenter la réputation de Madame Riccoboni4 » alors célèbre pour ses romans sentimentaux.

Pg titre lettres à Sophie de Vallières
Page de titre des Lettres à Sophie de Vallière, édition originale de 1772, Bnf Y2-62676

Tandis que l’écrivaine a promis en 1769, à l’éditeur Becket, un « roman mêlé d’Anglois et de François, de lettres, d’aventures, [qui] sera charmant, ou abominable », elle confie dans une lettre envoyée à son ami David Garrick : « Faire encore des romans, toujours parler d’amour, de sentiment, de passion ! Je suis bien grande pour m’occuper de ces propos enfantins ; [...] quand je m’applique à peindre les transports de deux jeunes amants il me semble que je radote5. »

Il semble, en définitive, que Mme Riccoboni trouve avec le roman « noir » un moyen de renouveler les topoï du roman « rose » dont elle se lasse6. Nous montrerons donc, dans une première partie, comment alors qu’elle a déjà publié L’Histoire du marquis de Crécy en 1758, la Suite de Marianne de Marivaux en 1761, l’Histoire de Miss Jenny en 1764, et les Lettres de Mistriss Fanny Butlerd en 1766 qui connurent un grand succès, Mme Riccoboni utilise, en 1772, les codes du roman sentimental qu’elle maîtrise parfaitement. Dans une deuxième partie, nous verrons comment elle renouvelle ces codes dans une stratégique d’écriture qui s’apparente à un détournement des topoï du genre.

En préambule, il semble utile de rappeler la prudence de Didier Coste qui, dans un article intitulé « Le genre du roman rose et la dissidence amoureuse7 » publié dans les actes du colloque de Cerisy de 1982 sur Raison du cœur, raison du récit, nous met en garde contre les écueils auxquels peut se heurter une « critique générique » car « le genre est une étiquette ». Dans « Roman sentimental, roman d’amour : amour… toujours8 », Hélen Constans remarque en 1991, la longévité exceptionnelle du roman sentimental dont l’existence a près de vingt siècles. Elle observe notamment que la dénomination « roman sentimental » s’emploie surtout à propos d’œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles intégrées à la littérature reconnue et souligne, suivant les travaux de Lise Queffelec consacrés au roman-feuilleton français au XIXe siècle, que cette dénomination « se répand dans les journaux et chez les critiques » dès le début du XIXe siècle. Henri Coulet classe ainsi, dans Le roman jusqu’à la Révolution9, les textes de Mme Riccoboni dans la catégorie du roman sentimental. Selon Hélen Constans, l’expression « roman d’amour » est apparue un peu plus tard, vers 1920. Dans les actes du colloque de Cerisy, Didier Coste utilise, lui, l’expression « roman rose » dont il emprunte le terme à la langue espagnole ; il souligne que le roman rose est un « genre formulaire » : « c’est un modèle de récit dont les actualisations sont soumises à l’archétype de la réunion de ce qui était séparé, à travers le stéréotype de l’union matrimoniale monogamique10. »

 

Cette mise au point étant faite, il semble donc particulièrement pertinent de montrer comment Mme Riccoboni, alors qu’elle se lasse de faire des romans, utilise les formules ou recettes d’un genre qui a assuré son succès depuis son entrée dans la carrière littéraire. Rappelons que cette entrée dans la vie littéraire est marquée par la publication d’un pastiche, La Suite de Marianne de Marivaux.

Les Lettres de Sophie de Vallière racontent donc, selon un topos éprouvé du roman sentimental, comment l’héroïne et le marquis de Germeuil surmontent les épreuves afin de s’unir dans un mariage d’amour. La différence sociale des deux amants constitue l’obstacle majeur que résout l’adoption de Sophie par milord Lindsey, qui lui donne un nom et une fortune à la fin du roman. De l’identité dévoilée de l’orpheline dépend donc la résolution finale de l’histoire d’amour.

Du point de vue de la typologie des personnages, Sophie de Vallière présente les caractéristiques physiques et morales d’une héroïne de roman sentimental, tel que les décrit Laclos dans la lettre qu’il envoie à Mme Riccoboni, qui n’apprécie pas le roman libertin publié en avril 1782 :

Quand ses lecteurs, fatigués de ces images attristantes, voudront se reposer sur des sentiments plus doux ; quand ils voudront connaître tout ce que l’esprit et les grâces peuvent ajouter de charmes à la tendresse, à la vertu, M. de Laclos les invitera à relire Ernestine, Fanny, Catesby etc, etc, etc11.

Au début du roman de Mme Riccoboni, qui s’ouvre sur la découverte de l’identité usurpée par Sophie, les lettres de Mme D’Auterive qui a adopté l’orpheline et qui sont lues publiquement, décrivent une jeune fille d’une beauté exceptionnelle :

On la trouve encore embellie. Sa taille est haute, fine, gracieuse ; son air noble, modeste, un peu sérieux même ; le son de sa voix intéresse, elle s’exprime naturellement ; rien d’affecté dans son langage ni dans son maintien ; elle sait être vraie sans s’écarter jamais de cette politesse qu’inspire l’envie d’obliger ; le désir de plaire est en elle un sentiment de bonté. Elle ne sera ni prude, ni coquette ; mais, la pauvre petite ! j’ai bien peur qu’elle ne soit un jour trop sensible12.

La romancière insiste sur le lien entre la beauté physique et la beauté de l’âme d’une enfant vertueuse et innocente :

Elle joint à mille grâces attirantes un cœur excellent. Elle est inconsolable, quand elle croit avoir désobligé la moindre personne ; elle a de l’esprit, une humeur égale, de l’intelligence, de l’application13.

L’éducation que Mme d’Auterive donne à Sophie perfectionne des talents naturels, signes de ses origines nobles. Mais le trait moral qui motive l’échange avec Louise Hortense de Canteleu constitutif du roman épistolaire, est l’amitié fidèle qui unit Sophie à sa compagne de couvent :

Ces deux petites personnes cherchent à se plaire, à s’obliger, à s’instruire mutuellement : elles ont l’une pour l’autre des attentions tendres, délicates ; Hortense est enchantée d’entendre vanter Mademoiselle de Saint-Aulay ; Sophie s’afflige, quand on ne loue point assez Mademoiselle de Canteleu14.

Situé au début du roman, le portrait de Sophie annonce les obstacles auxquels l’orpheline sera confrontée et que ne manque pas de souligner Mme d’Auterive :

Hélas ! mon ami, une si charmante créature n’est pourtant rien aux yeux d’un monde rempli de vains, d’absurdes, préjugés ; quelle mère la choisirait pour son fils ? Elle est sans parents ; elle est inconnue15.

Sophie trouve néanmoins en la personne du marquis de Germeuil, un jeune homme qui lui est assorti. Aux yeux de Mme d’Auterive, plus attachée aux qualités personnelles qu’à la noblesse, qu’au nom et qu’au titre, seul Germeuil mérite d’épouser la jeune fille :

On ne peut-être à dix-neuf ans, mieux fait, plus poli, plus sage, plus instruit que le Marquis de Germeuil : point vain, point fastueux, maître indulgent, tendre ami, parent attentif ; il a de la bonté, de la douceur, un naturel sensible, beaucoup d’esprit et de solidité ; très-vif, point étourdi ; il a de la gaieté, et sa physionomie noble, ouverte, inspire de la confiance16.

L’histoire d’amour et son heureuse issue s’inscrivent d’emblée dans le cadre du conflit qui oppose la société que défend l’opinion publique aux aspirations des individus :

En examinant le caractère de Sophie et le sien, on croirait ces aimables enfants destinés à se plaire, à se rendre mutuellement heureux : mais les préjugés, mais cette mère si haute, si ambitieuse. Proposer une fille inconnue à Madame la comtesse de Germeuil, à une Dame qui pense aux plus grands partis, qui voudrait Mademoiselle de Sauve17 !

Côté rose, donc, le couple solaire que forment Sophie et le marquis de Germeuil. Côté noir : le couple funeste que forment les parents de l’héroïne, miss Emma Nesby et Henry Nelson dont la véritable identité est Henry Maubray.

Lindsey, le témoin malheureux de leur destin, raconte l’histoire tragique de ce couple dans un cahier qu’il destine à Sophie afin de la convaincre d’accepter de devenir sa fille adoptive alors qu’il a tué accidentellement son père. L’enjeu pragmatique de la lecture du roman noir, dans la fable, est donc bien la résolution du roman rose.

Sophie a hérité de la beauté de ses parents mais son père, Henry Maubray, est un jeune homme sombre, impétueux, jaloux et soupçonneux tandis qu’Emma, sa mère, est une jeune femme triste, à l’humeur inégale. Tous les deux sont victimes d’une passion destructrice et fatale dont l’issue est la mort. Dans son cahier, Mme d’Auterive raconte la scène de la naissance miraculeuse de Sophie extraite du ventre de sa mère décédée, grâce à une césarienne pratiquée par un chirurgien zélé :

Sa fin cruelle ne terminait pas ces tragiques événements : un enfant, condamné en apparence à ne jamais voir la lumière, allait périr dans le sein de sa mère infortunée. Le Chirurgien entreprit de le sauver par une opération dont je me sentis incapable de supporter la vue. J’encourageai son zèle en lui promettant une honnête récompense , et je sortis de la chambre pour lui laisser la liberté de travailler18.

Totalement occultées dans le roman rose, la sexualité et le désir physique apparaissent comme source de malheur dans le roman noir. Le roman rose présente en effet, avec le couple que forment les Monglas, l’exemple d’un bonheur conjugal trouvé dans la chasteté puisque l’époux, plus âgé que sa compagne, lui propose le mariage afin d’échapper à la vie conventuelle. Mme Riccoboni détourne les codes du roman rose en racontant une nuit de noces qui fait habituellement l’objet d’une ellipse narrative, nuit au cours de laquelle M. de Monglas annonce à sa jeune épouse effarouchée qu’il la dispense du devoir conjugal :

Rassurez-vous, Madame, lui dit-il, rassurez-vous pour toujours. Vous n’achèterez point par de pénibles complaisances le sort que je viens de vous faire. En m’unissant à vous, je n’ai pas cédé au désir de posséder une fille charmante, mais à celui de rendre heureuse une fille estimable. Perdez vos craintes, j’oublie mes droits ; votre bonheur, le mien, exigent que je les oublie19.

Dans un jeu de miroir, cette scène fait écho au mariage secret contracté par les parents de Sophie, bonheur éphémère qu’assombriront les doutes de Nelson :

Nous fûmes unis à cinq mille de Londres par un obligeant Ministre […]. Ô charme inexprimable de l’amour heureux ! plaisirs délicieux ! flatteuses sensations ! toujours renaissantes, toujours nouvelles ; que vous avez de puissance sur une âme sensible ! j’oubliai dans les bras de ma chère Emma les amertumes de l’absence, les douleurs de l’attente, et pendant plusieurs fois mon bonheur effaça jusqu’à la trace des peines, dont l’incertitude et la jalousie me rendaient depuis si longtemps la triste victime20.

Dans la Correspondance Littéraire, Grimm juge que ce mariage n’est pas bien traité et qu’il arrive trop tard : il aurait dû avoir lieu en Caroline, avant la rencontre du couple avec Lindsey car « la dissimulation de ces amants, leur obstination à se taire et à cacher leur lien à leur bienfaiteur en devenait d’autant plus intéressante qu’elles éloignaient dans leur caractère tout air d’ingratitude, de bassesse et de trahison »21.

Avec le mariage de Sophie et de Germeuil, la fin du roman rose paraît donc conforme au topos du genre sentimental, mais la confiscation de la parole de l’épistolière qui écrit à son amie, devenue la jeune épouse de M. de Melville, a attiré l’attention des critiques :

On a cru devoir supprimer plusieurs lettres écrites de Londres à la nouvelle Marquise de Melville. Des détails très intéressants aux yeux d’une amie lassent souvent l’attention d’une personne indifférente. Reconnue fille et héritière de Milord Lindsey, Sophie est unie au Marquis de Germeuil dans la Chapelle de l’Ambassadeur de France22.

La parole de l’auteure se substitue à celle du personnage pour souligner le caractère fictionnel de la fable ; par conséquent elle instaure un doute quant à son heureux dénouement.

Alors qu’avec la forme épistolaire, l’auteure s’est appliquée à effacer les traces de son discours, elle exhibe ici les rouages de l’écriture romanesque comme pour mieux faire apparaître des procédés reposant sur l’utilisation de recettes éprouvées. Mme Riccoboni rompt le pacte contracté avec le lecteur. Avec l’insertion, à la fin du récit, du résumé de l’histoire de Cécile qui a porté secours à l’orpheline dans l’épreuve, le roman sentimental contemple son propre reflet : Cécile, comme Sophie, s’abandonne à l’amour en épousant Charles Belton qui ne l’a pas oubliée. Ainsi la jeune femme fait la démonstration des vertus que la société attribue habituellement à son sexe, comme l’absence d’orgueil et le sens du pardon, tandis que le roman s’achève, dans un effet de surenchère, sur trois mariages, celui de Sophie, celui de Louise Hortense et celui de Cécile. La scène des retrouvailles évoquée par la romancière obéit, dans un raccourci suspect, aux conventions du genre comme pour mieux les parodier :

À la vue de Charles Belton, la tendresse reprit tous ses droits sur son cœur ; elle lui tendit les bras, de douces larmes coulèrent de ses yeux, en peu d’instants la joie dissipa ses longs chagrins, tous deux éprouvèrent ce charme incompréhensible, attaché à l’amour, à ses plaisirs : charme si fort, que sa puissance efface en un moment & les maux dont on se plaignait, et le souvenir de les avoir sentis23.

Dans le roman rose, l’histoire d’amour se double d’une histoire d’amitié entre deux jeunes filles qui se sont rencontrées au couvent. Le choix de la forme épistolaire permet à la femme amoureuse de confier son trouble à son amie qui lui fait prendre conscience de la nature de sentiments qu’elle n’ose s’avouer. En 1970, Joachim Merlant a ainsi classé l’œuvre de Mme Riccoboni dans la catégorie du roman d’analyse24. Dans les Lettres de Sophie de Vallière, la progression du roman rose se fait en duo avec celle du roman d’analyse car Sophie, une fois qu’elle a reconnu la nature de ses sentiments, s’obstine à refuser d’épouser Germeuil en raison de leur différence de fortune. L’obstacle au mariage des héros, intérieur, réside dans les scrupules de Sophie et dans le caractère obstiné de l’orpheline qui juge qu’elle n’est pas digne du marquis. L’obstacle extérieur réside dans les préjugés attachés aux origines inconnues de la jeune fille née dans des conditions tragiques aux Pays-Bas car la mère de Germeuil préfère à Sophie, Mlle de Sauve, un meilleur parti.

Dans les Lettres de Sophie de Vallière, la préhistoire du roman rose trouve ses fondements dans le roman noir que raconte Lindsey, l’amant malheureux de la mère de Sophie, et l’assassin de son père. La multiplication des péripéties les plus sombres en Amérique, aux Pays-Bas et en Angleterre dans le cahier que lit Sophie, permet le mariage des thèmes lyriques et tragiques que rend possible la fiction épistolaire : Lindsey confie en effet son histoire à Sophie afin que la jeune femme accepte d’être adoptée par l’assassin de son père. De cette adoption, dépend le mariage de l’héroïne. Du point de vue de la fable, l’enjeu pragmatique de la lecture du roman noir est donc bien la résolution du roman rose.

Côté noir, le récit de Lindsey participe donc d’une enquête qui tient en haleine le lecteur dès l’incipit du roman, puisque Sophie annonce à son amie Louise-Hortense, dans la lettre II :

Je ne suis point fille de cette nièce de Madame d’Auterive qui mourut en Hollande. La Marquise de Germeuil, sœur de cette Dame, n’est point ma tante ; j’ai joui, pendant dix-sept ans, de l’état & du nom de Mademoiselle de Saint-Aulay, venue au monde trois jours avant moi, morte le quatrième après ma naissance. Un cahier écrit de la main de Madame d’Auterive, lu en présence de ses parents assemblés, d’un Magistrat, de ses Officiers, a découvert ce secret si surprenant, gardé si long-tems, avec tant d’exactitude, dont personne jamais n’eut le moindre soupçon25.

Avec la « copie d’un écrit trouvé après la mort de Madame d’Auterive, dans un des coins de laque de son grand salon », le mystère sur l’identité de l’héroïne s’épaissit. Dans cet écrit, la scène de la découverte du corps du père de Sophie dans l’auberge hollandaise où séjourne Mme d’Auterive, ainsi que la mort de sa mère, désespérée, créent un effet de terreur :

 

[…] courant au bout d’un corridor assez long, […] je vis à terre un homme âgé d’environ vingt ans, pâle, sanglant, les yeux fermés, il ne respirait point, et le sang ne coulait plus de sa blessure. A genoux, près de lui, une jeune personne, belle, charmante, soutenait sa tête, baignait son visage de pleurs, s’efforçait de le rappeler à la vie, et perdant l’espérance de le voir se ranimer, s’abandonnait aux cris, aux gémissements, à toutes les expressions d’une douleur si violente, qu’abattue enfin par son excès, cette intéressante créature tomba sans mouvement sur le sein déjà froid de celui dont la mort excitait ses regrets26.

Dans l’extrait du procès-verbal hollandais que Mme d’Auterive a traduit et qu’elle joint à ses lettres, les témoins interrogés par la Justice n’apportent aucune lumière sur le nom et la condition sociale du couple décédé. Des indices, néanmoins, suggèrent qu’ils sont étrangers puisque la jeune femme s’exprime difficilement en Hollandais, ce que confirme l’arrivée d’un « homme vêtu à l’anglaise, âgé d’environ vingt-six ans » et « d’un aspect fort noble ». L’arrivée de cet inconnu provoque une série d’actions fatales dont l’issue, tragique, la scène du crime, se déroule dans une rue sombre et peu fréquentée du quartier du Canal du Prince, l’un des canaux entourant le centre-ville d’Amsterdam. Cette scène fait l’objet d’une ellipse dans le procès-verbal que le récit de Lindsey développe. La « petite quantité de très beau linge, les deux montres en or, soixante guinées et quelques autres monnaies de France » saisis par les Officiers de la République hollandaise, suggèrent les origines nobles de Sophie à qui Mme d’Auterive remet l’anneau porté par sa mère. Cet anneau, selon Mme d’Auterive, ressemble à une alliance ; le lecteur apprendra par la suite, dans le récit d’Henry Maubray, le père de Sophie, le mariage secret de ses parents. Sophie reçoit également une miniature qui représente son père. Les articles concernant Mademoiselle de Valliere, relevés sur une partie des lettres de Madame d’Auterive, à Monsieur Richard Smith , pendant une correspondance de dix - sept années27 et que Pauline la femme de chambre, remet à Sophie, témoignent de l’enquête que mena en vain Mme d’Auterive soucieuse de l’avenir de l’orpheline.

Une première piste, celle d’un marin, se révèle fausse car « les dates ne se rapportent point ». De plus, la figure noble de l’héroïne prouve que sa mère n’était assurément pas la « femme d’une espèce de matelot »28 ; « un noble et riche habitant des colonies Anglaises qu’un capitaine Hollandais devait passer sur son bord à Curaçao avec deux femmes » constitue une seconde piste rapidement abandonnée. Mais à partir de la lettre XVIII, l’intérêt pour Sophie que manifeste le voisin et ami des Monglas, « un Anglais » à la santé fragile, « sérieux, doux et mélancolique » relance l’enquête. La tristesse de mylord Lindsey, sa curiosité envers les origines de l’héroïne, ainsi que son affection pour la jeune fille, incitent Sophie à céder à la demande des Monglas qui souhaitent communiquer à leur ami le cahier et les lettres de Mme d’Auterive. A la lecture de ces documents, Lindsey s’évanouit, puis délire, pleure et rentre chez lui précipitamment, ce qui éveille les doutes que Sophie confie à son amie à deux heures du matin :

Quelles idées me frappent !... Mais cela n’est pas possible ! comment cette aventure écrite par Madame d’Auterive, arrivée depuis tant d’années, aurait-elle pu jeter Milord Lindsey dans un si grand anéantissement, exciter ses cris, ses larmes ? … Quel rapport ces deux malheureux étrangers. . .. Son âme est tendre ; il est anglais ; peut-être le sort de ses infortunés compatriotes a-t-il vivement touché son cœur compatissant. Mais cette longue faiblesse, des regrets, des pleurs ! peut-être les connaissait-il ? Hortense, que penser ? … Quoi ! le hasard découvrirait-il29 ?

L’héroïne trouve les réponses à ses questions dans le cahier que Lindsey remet à son ami le marquis de Monglas. Ce cahier qui constitue un feuilleton puisqu’il se compose de trois parties, révèle la malédiction qui pèse sur les parents de Sophie dont le grand-père s’est exilé en Caroline du Nord. Il rapporte la promesse que Lindsey fit au père d’Emma de la conduire en Angleterre et de ne pas la marier à « un homme né hors du sein de la Grande-Bretagne ». Ce cahier complète les lettres de Mme d’Auterive ainsi que le Procès-verbal hollandais en rapportant la scène du crime : Lindsey, impatient de retrouver Emma et Nelson, dès son arrivée à Amsterdam, se précipite dans l’auberge où séjourne le couple. Provoqué par la rage de Nelson et contraint de se défendre, Lindsey ne peut éviter de porter le coup fatal :

« […] Calmez ce transport, ne m’exposez point à répandre votre sang. Vous m’avez été cher, je ne vous hais pas .… — Et moi, je te déteste, cria-t-il, en s’avançant une seconde fois, l’amant d’Emma est un monstre à mes yeux. Contraint d’opposer l’adresse à la fureur, je pare les coups qu’il s’efforce de me porter, je cherche à le désarmer ; emporté par sa rage, il s’abandonne, se découvre, rencontre le fer…… Ah !je frémis encore… Ô, Monglas ! de quelle horreur je me sentis pénétrer en voyant tomber à mes pieds celui que j’avais si souvent et si tendrement pressé contre mon sein ! À l’aspect de son sang, dont la terre s’inonde, un cri terrible s’élève du fond de mon cœur30.

Lindsey raconte la suite, le retour de John le valet que croisent les témoins qui déposent dans le procès-verbal, et la fuite à Anvers, Dunkerque, puis le retour en Angleterre où l’attendent les lettres que lui a envoyées Nelson. Dans ces lettres, le père de Sophie dévoile sa véritable identité. Il se nomme Henry Maubray. Son oncle, Richard Hervey, commandant à James-Town en Virginie, l’a emprisonné car il s’opposait à son mariage avec Emma qui était sans fortune. Il a également convaincu le père d’Emma de s’opposer à cette union. Lindsey découvre ainsi qu’il a été manipulé par sir Nesby qui lui a fait promettre sur son lit de mort, d’éloigner Emma de Caroline.

Le récit de Lindsey et celui d’Henry Maubray lèvent donc le voile sur les origines inconnues de l’orpheline que Mme d’Auterive a recueillie : Sophie est la fille de la mystérieuse femme morte de désespoir à Amsterdam.

Cette belle et malheureuse étrangère, objet de la généreuse pitié de Madame d’Auterive ; c’était … puis-je le dire sans que mon cœur se brise ? c’était la fille de Sir Edmond, c’était ma pupille, c’était la femme dont le bonheur m’avait été confié, dont l’amitié, dont l’amour, dont mes serments m’engageaient à rendre le sort à jamais heureux31.

Lindsey raconte ensuite sa culpabilité que n’apaisent pas ses voyages en France, en Allemagne, en Italie et au Levant où il fait la connaissance de M. de Monglas. La ressemblance de Sophie avec ses parents lui permet de reconnaître en l’amie de Mme de Monglas, la fille d’Henry Maubray et d’Emma Nesby :

Mon Dieu ! quelle fut ma surprise, mon trouble en apercevant des traits trop présents encore à mon idée ! je vis en Mademoiselle de Vallière l’image de Henry Maubray, embellie par l’air et les grâces de ma charmante pupille. De combien de mouvements je me sentis agité ! […] Vous vous trompâtes à l’objet d’une curiosité si vive. Ah ! ce n’est point de l’amour, ce n’est point un cœur flétri par une longue tristesse dont j’ose présenter l’hommage à Mademoiselle de Vallière : c’est une affection paternelle, c’est un désir ardent de réparer des malheurs, causés par moi-même, qui ranime mon âme abattue32.

Cette reconnaissance permet la résolution du roman rose puisque Lindsey, éprouvant une tendresse paternelle pour Sophie, lui demande d’accepter de devenir sa fille :

Chère Sophie, daignez recevoir les réparations qui vous sont dues à tant de titres ; daignez prendre mon nom, daignez accepter ma fortune, devenez ma fille et l’heureuse épouse de celui qui vous aime, qui vous mérite. Cessez de l’affliger par votre généreuse résistance. Livrez-vous à vos sentiments ; ni l’orgueil, ni l’intérêt ne s’opposeront plus à ses vœux, à sa félicité. […] Vous ne me devrez rien, vous ne tiendrez rien de ma main ; c’est la fortune, c’est l’héritage de votre mère dont je vous assurerai la propriété. Ah ! n’hésitez point à combler mes désirs, consentez à nommer votre père l’homme qui s’éloigne en ce moment de vous, pour prendre le soin le plus tendre qu’exige ce titre, pour lier à jamais la charmante Sophie à l’amant le plus sensible et le plus aimable33.

Le dernier obstacle est levé : Sophie est digne, aux yeux de la mère du marquis de Germeuil, d’épouser son fils.

Notre étude montre donc comment le choix de la forme épistolaire crée les conditions du mariage du roman rose et du roman du noir dans les Lettres de Sophie de Vallière. Du point de vue de la fable, la lecture du récit de Lindsey lève les obstacles qui s’opposent à l’union des amants. Obstacle intérieur puisque Sophie, touchée par la sincérité de l’assassin de son père accepte de le pardonner. Obstacle extérieur puisque Lindsey adopte Sophie et lui donne ainsi un nom et une place sociale. Dans ce roman, le mariage du rose et du noir s’explique en partie par le manque d’enthousiasme d’une écrivaine expérimentée qui se lasse d’écrire des romans sentimentaux ; mais nous pouvons également nous demander si l’insertion du récit des amours noires d’Emma et de Nelson ne contient pas en creux la tentation du roman libertin que la correspondante de Laclos n’a jamais écrit et dont elle dénonce le pessimisme dans la correspondance échangée avec l’auteur des Liaisons Dangereuses.

Notes

1

Marie-Jeanne Riccoboni, Les Lettres de Sophie de Vallière, préface et notes de Marijn S. Kaplan, Indigo & Côté-femmes éditions, 2005.

2

Sur le topos du mariage comme  marqueur générique et sur le renouvellement des formes, voir Françoise Lavocat, avec la collaboration de Guiomar Hautcoeur, Le mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800. Actes du colloque de la SATOR, Université Paris VII-Denis Diderot, 27-30 juin 2007, Louvain, Paris, Walpole, MA, Editions Peeters, Collection La République des Lettres 53, 2014, 765 p.

3

Sur l’insertion des manuscrits trouvés et la complexité des circuits d’énonciation dans ce roman épistolaire, voir M. Charrier, « Du paradoxe riccobonien : l’écriture mimétique ou la confusion des rôles dans Les Lettres de Sophie de Vallière », dans J. Herman et F. Hallyn avec la collaboration de Kris Peeters, Le topos du manuscrit trouvé, Editions Peeters, Louvain-Paris, Coll. la Bibliothèque de l’Information Grammaticale 40, 1999, p. 193-202.

4

Le Mercure de France dédié au Roi. Par une société de gens de Lettres, Février 1772, A Paris, chez Lacombe Libraire, p. 134.

5

Mme Riccoboni’s letters to David Hume, David Grarick and sir Robert Liston : 1764-1783, edited by James C. Nicholls, The Voltaire Foundation at the Taylor Institution, Oxford, 1976, p. 149-150.

6

Ibid., p. 122.

7

Didier Coste, « Le genre du roman rose et la dissidence amoureuse », in Didier Coste et Michel Zéraffa (dir.), Le récit amoureux, Colloque du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle (1982), Seyssel, Editions du Champ Vallon, Coll. L’Or d’Atalante, 1984, p. 297-307.

8

Ellen Constans, « Roman sentimental, roman d’amour : amour… toujours », in Le roman sentimental, tome 2, , Université de Limoges, Centre de Recherches sur les Littératures Populaires, Pulim, Presses Universitaires de Limoges et du Limousin, Collection Trames, 1991, p. 21-33.

9

Henri Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Armand Colin, 1967, p. 384-386.

10

Didier Coste, op. cit., p. 299.

11

Laclos, Œuvres Complètes, éd. Laurent Versini, Gallimard, Pléiade, 1979, p. 758-759.

12

Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., p. 38.

13

Ibid., p. 36.

14

Ibid.

15

Ibid.

16

Ibid., p. 39.

17

Ibid.

18

Ibid., p. 28.

19

Ibid., p. 95.

20

Ibid., p. 179.

21

Friedrich Melchior Grimm, Correspondance Littéraire, Philosophique et Critique adressée à un Souverain d’Allemagne, depuis 1770 jusqu’en 1782, Février 1772, tome second, F. Buisson, 1812, p. 191-192.

22

Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., p. 192.

23

Ibid., p. 195.

24

Joachim Merlant, Le roman personnel de Rousseau à Fromentin, Hachette, 1905.

25

Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., p. 25.

26

Ibid., p. 27.

27

Ibid., p. 33-40.

28

Ibid., p. 35.

29

Ibid., p. 117.

30

Ibid., p. 169.

31

Ibid., p. 184.

32

bid., p. 185-186.

33

bid., p. 186.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique