Nous remercions Claude Klein d'avoir bien voulu, dans les lignes ci-dessous, synthétiser les communications sur Rétif présentées au colloque.
L’œuvre de Rétif a souvent été citée et commentée lors du colloque organisé par la SATOR, qui a conduit les participants d’Aix-en-Provence au Château de Saumane, point d’orgue de la rencontre, où l’ombre de Sade était évidemment présente. La SATOR y avait organisé son congrès annuel sur le thème Roman rose / Roman noir. Territoires hétérogènes de la fiction « avec une attention particulière aux phénomènes de récurrence constitutifs des topiques de la littérature rose, ainsi qu’à la circulation des topoï d’un genre dans un autre ». Si Rétif y a été souvent évoqué c’est notamment qu’une session avait été proposée par la Société Rétif de la Bretonne, sur invitation des organisateurs. S’agissant du XVIIIe siècle, l’axe d’étude retenu, « Rétif, les paradoxes de la vertu », faisait directement écho aux positions de Sade, en mettant l’accent sur les formes de vertu et les condamnations du vice développées dans l’œuvre de Rétif. C’est donc sur le thème de l’éthos lié à la caractérisation des personnages que la Société Rétif de la Bretonne avait lancé son appel à participation, dans le but de cerner des topoï récurrents. Les contributions retenues ont permis de distinguer des axes génériques à partir des portraits en action et des particularités des canevas visant à illustrer les idées de notre auteur.
En se concentrant sur la place de la vertu dans la composition des caractères, la session a permis une diversité d’approches liées aux débats moraux et à l’esthétique de l’époque. Claude Klein a souligné, dans ce contexte, l’évolution du personnage de Madame Parangon qui subit, en tant que figure idéale toute une série de métamorphoses. Le fétichisme de l’auteur n’est pas absent des retours du personnage qui permettent d’observer une idéalisation de plus en plus prononcée et de justifier le qualificatif de « divine ». Il présente Colette Parangon, dès Le Paysan perverti, comme une victime de son mari, mais aussi du héros, puisqu’un viol va sceller leurs rapports sous le signe d’une culpabilité partagée. Cette ambiguïté fondamentale entache le discours de la vertu de la marque du siècle et inscrit l’évolution du scénario dans l’air du temps. Ceci fait de Mme Parangon un personnage exemplaire, qui constitue peut-être la pierre d’angle de la sensibilité de Rétif aux effets de la vertu dans les relations amoureuses. Une culpabilité originelle marque toutes les présentations de cette femme, et plus largement les figures féminines confrontées au désir des hommes. Des développements complexes au fil de différents genres littéraires, marqués par des surimpressions autobiographiques conduisent à des créations qui balaient totalement la distinction de l’imaginaire et du réel. Cette saturation et l’ambiguïté des héroïnes urbaines émancipées ont été abordées ailleurs, dans ce colloque, notamment dans la session du matin, examinant les rapports entre « terreur et sentiment ». Mohammed Ouled Alla, observant « l’hybridation romanesque dans La Paysanne pervertie » avait ainsi montré, à propos du personnage d’Ursule, comment le topos du viol marque le basculement du rose au noir et combien cette évocation correspond à une attente, dont les romans de Rétif développent de nombreux aspects.
Dans le cadre de cette session proposée par la Société Rétif de la Bretonne, les particularités de la conception de la vertu sont particulièrement apparues dans les propos de Geneviève di Rosa, grâce à son analyse du « pathétique de la vertu et [de la] construction des situations romanesques chez Rétif et chez Sade ». Partant du paradoxe qui veut que « la courtisane vertueuse » soit celle qui se cantonne à l’univers du vice, en respectant les discriminations sociales, elle a montré comment Rétif questionne les modèles littéraires alors en vogue, tels que celui de Laure (Lauretta Pisana) qui marque le destin de Milord Édouard dans la Nouvelle Héloïse. Si, dans La Paysanne pervertie, Gaudet d’Arras présente à ses correspondantes Laure et Ursule, plusieurs modèles de courtisanes, en introduisant des sèmes « relevant d’un ordre philosophique, idéologique de la régulation de leur corps : la vertu des femmes de petite vertu se mesure à l’aune de la prodigalité ou de la réserve de leur corps ; ce qui produit une hybridation du logos et du pathos », comme le note Geneviève di Rosa. Elle a bien montré combien les réponses des héroïnes du roman de Rétif étaient étonnantes. Les lettres d’Ursule font notamment entendre une voix tout à fait particulière, qui développe une conception de la vertu très osée, que n’infirme ni l’attitude de son amie Laure, ni la sensibilité de Zéphire, exemple sublime du topos de la courtisane vertueuse. L’originalité de la voix d’Ursule donne au contraire tout son poids à l’hypothèse d’un discours féminin sur la prostitution, en le problématisant à sa manière.
Yuki Ishida a montré, pour sa part, comment l’épreuve de la traduction peut éclairer des œuvres littéraires, par le développement de leurs particularités, lorsqu’elles sont accueillies dans d’autres cultures. Les traductions récentes de Sade et de Rétif au Japon sont à cet égard exemplaires, car leur sort est lié au succès de certains genres et de certaines collections. Yuki Ishida a analysé de ce point de vue la transposition des ouvrages de Sade, par Tatsuhiko Shibusawa avec le secours du Gesaku, une langue réservée, au XIXe siècle, à la gratuité et à l’hédonisme. Ce succès a, semble-t-il, influencé à son tour les traductions de Rétif dans la même collection. On comprend que cette langue, employée notamment pour la description des lupanars dans les ouvrages d’amusement, convienne pour créer une étrangeté, inquiétante chez Sade, tandis qu’une approche différente révèle un penchant érotomaniaque dans Monsieur Nicolas. Là où les traductions de Sade ont ouvert la voie grâce à l’argot du Gesaku, laissant entendre des pratiques sexuelles bizarres, le traducteur de Rétif, Kôsaka Ikatu a surtout conservé les passages érotiques de l’autobiographie ; ce qui permet à Yuki Ishida d’affirmer que « l’érotomanie présente dans l’autobiographie rétivienne intéresse le traducteur et le lecteur japonais du fait de son caractère compréhensible, et pour ainsi dire par empathie sur le plan sexuel ». Tout en soulignant certaines spécificités, ces traductions japonaises indiquent comment se construit la déterritorialisation des topoï liés à une œuvre.
Ces observations sur le passage du rose au noir chez Rétif et Sade ont permis à Branko Aleksić de rappeler la discussion des principes moraux qui ont rapproché les œuvres de Sade et de Rétif en leur temps, mais surtout ce qui a éloigné les deux écrivains. A la lumière des contemporains de Sade et des lectures modernes – comme celles d’Apollinaire, de Blanchot ou de Foucault, convoqués autour de cette question de la vertu – prédomine l’idée du refus d’une vertu innée chez le premier, tandis que Rétif défendrait surtout une valeur éthique intrinsèque aux œuvres littéraires. Après avoir esquissé un large tour d’horizon philosophique de l’époque, dont ressortent, comme illustrations de ce débat, Juliette et Le Paysan perverti, révélant un Sade plus résolu à construire « une anti-religion, une anti-morale » selon les termes de Béatrice Didier, Branko Aleksić a souligné le refus de Sade de relever la polémique que Rétif a vainement tenté d’entamer ; il a ainsi renvoyé dos à dos les deux écrivains dans leur volonté d’introduire un débat philosophique dans leurs œuvres romanesques. Il a souligné, pour finir, les ambiguïtés respectives de leurs morales sociales, souvent dénoncées par certains critiques.
Ces contributions ont montré que le passage du rose au noir n’est pas également réparti parmi les œuvres de Sade et de Rétif et que les topoï narratifs n’en livrent qu’une vision partielle. Au-delà de la lecture des textes de Rétif, les développements des deux derniers intervenants montrent, semble-t-il, que c’est pour une bonne part le contexte de leur lecture qui permet seul d’identifier, au cas par cas, la lumière que les fictions de l’auteur du Paysan perverti projettent sur la réalité de son époque.
Table des matières
Origines antiques et formes pré-classiques
Desultoriae scientiae stilo : Du topos comme échangeur entre le rose et le noir, d’Apulée à Sade
Mélusine : la violence des sentiments
Amour, sexe et crime dans Alector (1560) de Barthélemy Aneau
Territoires instables de la fiction pastorale : entre les « hommes de paix » et les « gens de guerre »
La grande hybridation : 1650-1780
De l’affaire Gaufridy à l’affaire La Cadière, de François de Rosset à Boyer d’Argens : des noirceurs du diable au roman rose
Une tentative de déterritorialisation : l’histoire de la marquise de Ganges dans les Lettres historiques et galantes de Mme Du Noyer
Les contes de fées ne sont pas toujours roses : avertissements et désillusions dans les contes merveilleux de la fin du XVIIe siècle
Les infortunes chinoises de la vertu. Jin Yun Qiao zhuan, un roman rose très noir du XVIIe siècle encore inédit en français
Jin Ping Mei, le plus grand malentendu de l’histoire de la littérature chinoise
Les histoires noires du Siècle d’Or espagnol retouchées en rose pour l’Europe des Lumières
Le mariage des topoï lyriques et tragiques dans Les Lettres de Sophie de Vallière de Mme Riccoboni
La révolution gothique
« Rubans roses » et « idées noires » dans La Nuit anglaise de Bellin de La Liborlière
Le roman à complot, produit des Lumières
Implications idéologiques de l’hybridation romanesque dans l’Histoire de quatre Espagnols (1802-1803) de Galart de Montjoie
Rétif de la Bretonne au XXXIe colloque de la SATOR
La vertu chez Sade et chez Rétif à l’épreuve de la traduction japonaise
Le roman rose face aux passions noires : Delphine de Germaine de Staël
Noirceurs esquivées. Mimésis et générosité dans La Femme jalouse
Du rose au noir chez Jean-Claude Gorjy : un laboratoire romanesque de la terreur, hybridation ou métamorphose ?
Lust, Caution (色,戒) : l’histoire derrière l’histoire