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Résumé

Dans l'imaginaire collectif, le nom de Germaine de Staël ne saurait être associé au roman noir, tant ses deux romans de 1802 et 1807, Delphine et Corinne, semblent à première vue se limiter à la seule thématique de l'amour, cœur du roman rose. Or, nous souhaiterions montrer combien le roman Delphine est travaillé par des passions noires, telles que la jalousie, la violence, le désir de destruction, qui traversent la quasi totalité des personnages. Dans ce roman épistolaire, qui emprunte à La Nouvelle Héloïse, le rose se teint de noir pour mieux faire surgir des ressorts passionnels habituellement absents d'une littérature qui n'évoque que la passion amoureuse.

Abstract

In the collective imagination, Germaine de Staël's name cannot be associated with the black novel, as her two novels of 1802 and 1807, Delphine and Corinne, seem at first sight to be limited to the sole theme of love, the heart of the pink novel. However, we would like to show how much the novel Delphine is filled with dark passions, such as jealousy, violence, and the desire for destruction, which run through almost all the characters. In this epistolary novel, which borrows from La Nouvelle Héloïse, the pink is tinged with black to better bring out the springs of passion usually absent from a literature that only evokes passion in love.

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Rapprocher Germaine de Staël du roman noir peut sembler, dans un premier temps, surprenant et inapproprié, surtout lorsque l’on considère le roman qu’elle publie en 1802, Delphine. Cet ouvrage, de par sa structure épistolaire et son intrigue principale – les amours contrariées de Delphine d’Albémar et de Léonce de Mondoville –, trouve sa source dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau et le Werther de Goethe, dont Simone Balayé a écrit qu’ils étaient les « deux grands ancêtres de Delphine1 ». Cependant, réduire Germaine de Staël à une auteure de romans sentimentaux serait prendre le risque de lire Delphine à travers des schémas d’interprétation pré-existants et des topoï attendus – la première rencontre, la condamnation du monde qui sépare les deux amants, la déploration pathétique. Même si ces éléments ne sont bien sûr pas absents du roman, il nous semble intéressant de voir si ce roman a priori rose ne serait pas traversé par un courant obscur, ajoutant de la noirceur au cœur de l’idylle attendue.

Les liens entre Sade2 et Staël ont déjà fait l’objet de nombreuses études3, qui mettent au jour une certaine proximité entre les deux auteurs, qui partagent notamment une même conception de la littérature. S’il est certain que Sade connaissait Delphine4, Staël se fait quant à elle souvent discrète sur ses lectures. Cependant, la figure de Sade, et surtout l’imaginaire qui se développe à sa suite, semblent être bien connus de la baronne de Coppet. Dans une lettre de mai 1815, adressée à Benjamin Constant, elle écrit ainsi :

Je ne voulais plus vous écrire à sur ce sujet affreux mais les lettres que mon fils m’apporte exigent une dernière réponse. Vous me menacez de mes lettres. Ce dernier trait est digne de vous : menacer une femme de lettres intimes qui peuvent compromettre, elle et sa famille, pour ne pas lui payer l’argent qu’on lui doit, c’est un trait qui manquait à M. de Sade5

Cependant, au-delà du seul rapport à Sade même (même s’il est à noter que l’expression « prospérités du vice », sous-titre de Juliette, apparaît dans la bouche de Delphine à la fin du roman6), c’est bien plutôt la question de l’écriture du noir dansDelphine qui nous intéressera. Si l’influence de l’esthétique gothique chez Staël a été déjà étudiée concernant les Réflexions sur le procès de la reine7, brochure de 1793, la question du noir romanesque mérite d’être posée pour Delphine, à la suite de Béatrice Didier et de Catherine Dubeau8. Nous souhaitons ainsi prolonger une analyse de Béatrice Didier pour qui

Dans Delphine, un subtil mélange s’opère entre le courant que nous venons d’évoquer, le roman noir, et un autre courant, que l’on peut d’ailleurs aussi observer chez Laclos, celui du roman sensible9.

Il convient ici de préciser d’emblée que ce noir romanesque relève bien plus du roman noir à la française que du gothique anglais. Ce dernier est en effet assez vivement critiqué dans De la littérature :

Les romans que l’on a donnés depuis quelque temps, dans lesquels on voulait exciter la terreur, avec de la nuit, des vieux châteaux, de longs corridors et du vent, sont au nombre des productions les plus inutiles et par conséquent, à la longue, les plus fatigantes de l’esprit humain. Ce sont des espèces de contes de fées, un peu plus monotones que les véritables, parce que les combinaisons en sont variées. Mais les romans qui peignent les mœurs et les caractères, vous en apprennent souvent plus sur le cœur humain que l’histoire même10.

La critique de cette production littéraire revient sous la plume de Staël dans la préface de Delphine, sous la dénomination de « contes de revenants » :

[…] je conviens que quand on veut dominer les têtes faibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison proscrirait ; mais pour produire ce genre d’effet, les contes de revenants valent beaucoup mieux que les chefs-d’œuvre littéraires11.

Le roman de 1802 ne correspond pas en effet à la description canonique du roman gothique. En revanche, il répond aux prescriptions de Staël – le roman se doit d’étudier les passions humaines –, et déploie, par cette recherche sur les passions, un autre type de noirceur qui ne prendrait plus sa source dans les situations, mais dans les individus. Nous nous proposons donc de montrer que Delphine développe certaines modalités du noir romanesque, qui se cachent dans le tréfonds des âmes tourmentées, loin des codes du roman sentimental traditionnel. Ainsi, si Stéphanie Genand a indiqué les effets de réception du texte staëlien et souligné la perception de Delphine comme roman noir par les contemporains12, il convient de mieux cerner l’origine de ces impressions de lecture.

Lieux et personnages du roman noir dans Delphine

Tout comme l’écriture des Réflexions sur le procès de la reine empruntait à l’esthétique gothique certains traits, Delphinecontient des éléments narratifs qui relèvent explicitement du roman noir.

Il s’agit tout d’abord de lieux. Si la majeure partie de Delphine se déroule à Paris, le roman emmène ses protagonistes dans deux endroits constitutifs de l’imaginaire du roman noir, à savoir le couvent et la prison. Le couvent apparaît au personnage de Delphine comme le meilleur moyen pour fuir Monsieur de Valorbe, amoureux éconduit qui la poursuit de ses assiduités. Or, comme l’a souligné Catriona Seth : 

Le refuge apparent est parfois lieu de persécution, ou le même endroit joue les deux fonctions, qu’il soit château, chapelle ou couvent13.

De lieu d’asile rassurant, l’abbaye de Paradis devient rapidement lieu de contrainte et de torture morale. L’abbesse de ce couvent, Madame de Ternan – la tante de Léonce–, va forcer la jeune femme à prononcer des vœux pour se faire religieuse, détruisant ainsi toute possibilité de mariage entre Delphine et Léonce, selon les souhaits de la mère de ce dernier. Ces vœux, extorqués et accélérés – Delphine, grâce à l’action de Madame de Ternan, obtient une dispense de noviciat – soumettent Delphine à la vie conventuelle contre son gré. Dans une note de son édition de Delphine, Béatrice Didier souligne l’importance du personnage de la religieuse dans l’économie du roman noir14 : Delphine s’inscrit ici dans cette filiation, au travers du personnage de l’abbesse. À la claustration monacale répond une autre scène d’enfermement, dans un autre lieu constitutif du roman noir qu’est la prison. Dans le premier dénouement de Delphine – le roman sera publié par la suite avec une autre fin –, Léonce et Delphine se retrouvent enfermés, dans l’attente de l’exécution de Léonce pour trahison.

Cependant, la prison n’est pas pour autant décrite avec des détails à même de provoquer une réaction d’inquiétude ou de terreur, chez le lecteur ou les personnages. En effet, pas de torture ou de bourreau cruel : la scène noire se colore ici de rose, offrant au lecteur un moment de lamento entre les deux amants.

Au-delà de ces brefs épisodes pouvant rappeler le roman noir, Delphine offre une galerie de personnages dont certains semblent s’être échappés d’un texte de Sade ou de Laclos. Il est d’ailleurs à noter que, comme chez ces auteurs, la répartition des rôles de scélérats, ou celle des actions noires, ne se fait pas selon le sexe des protagonistes. En effet, Madame de Vernon, qui serait à rapprocher de Madame de Merteuil, n’a rien à envier à Monsieur d’Ervins, ou au premier mari d’Élise de Lebensei, personnage absent de la diégèse, mais présent par le portrait qu’en dresse son ancienne épouse. Tous trois relèvent du personnel du roman noir, de par leur volonté de tromper ou de soumettre les autres, afin de réaliser leurs désirs ou leurs souhaits propres, en dehors de toute considération pour autrui. La seule différence qui existe entre eux réside dans le degré de visibilité de leurs actions : à Madame de Vernon le mensonge et le dissimulation, à M. d’Ervins ou au premier mari de Madame de Lebensei la violence au grand jour et le despotisme domestique.

Le « cas » Valorbe, ou la dissolution du noir romanesque

Un autre personnage semble, de prime abord, s’être échappé d’un roman noir pour venir contrarier l’idylle du roman sentimental : il s’agit de M. de Valorbe, qui poursuit Delphine de ses assiduités. À la différence de Monsieur d’Ervins ou du premier mari d’Élise de Lebensei, Valorbe est l’auteur, au sein du roman, de plusieurs lettres. Ces missives, adressées presque exclusivement à son cousin – une seule de ses lettres sera envoyée à Delphine –, permettent à Germaine de Staël de dessiner le portrait d’un homme en proie à des passions noires, et qui use de la lettre comme d’un moyen pour y déverser toute l’amertume, la rancœur et la cruauté qui le caractérisent. La quatrième lettre de la cinquième partie du roman peut faire redouter au lecteur la violence qui semble prête à jaillir de ce personnage :

Delphine m’appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou cruauté, tous les moyens me sont égaux. […] Je l’entourerai de mes ruses, je l’épouvanterai par mes fureurs… Dans l’état où l’on m’a réduit, quel scrupule pourrait me rester encore ? Les scrupules ne conviennent qu’aux heureux15.

La fureur du personnage va s’accentuant, et la tentative de son cousin pour modérer ses penchants noirs semble au contraire, dans la dix-neuvième lettre de la cinquième partie, redoubler son désir de contrôle sur Delphine :

J’ai reçu ta lettre, Montalte, dans toute autre circonstance peut-être m’aurait-elle fait impression, peut-être aurais-je consenti à ménager Mme d’Albémar ; mais elle m’a donné le terrible droit de la haïr ; si tu savait ce qu’elle a écrit à Mme de Cerlebe ! quel amour pour Léonce ! quel mépris pour moi ! Elle se flatte de se délivrer ainsi de mes poursuites, elle se trompe, c’est à présent surtout qu’elle doit me redouter. Ne me parle plus des égards qu’elle mérite, je punirai son ingratitude, je soumettrai son orgueil. Tant d’insultes ont soulevé mon âme, tout mon amour se change en indignation ! Il faut que Mme d’Albémar tombe en ma puissance, par quelques moyens que ce soit, il le faut. Adieu, Montalte, je serai maître d’elle, ou je n’existerai plus16.

Le personnage de Valorbe est particulièrement intéressant pour la noirceur qu’il injecte dans le roman, mais aussi parce que son élaboration par la romancière est synonyme d’atténuation de la veine du noir romanesque. En effet, dans la première version du texte, Valorbe se suicidait par arme à feu sous les yeux de Delphine, après avoir exigé sa présence pour lui pardonner. Dans la deuxième version, brouillon elle aussi du texte publié, il annonçait par lettre son suicide, commis à une heure très précise, heure correspondant au moment où Delphine découvrait sa lettre, réfugiée à l’abbaye de Paradis  :

Vous souvenez-vous de m’avoir dit une fois, Paris, que 7h du soir vous rappelait les moments les plus doux de votre vie ? c’était sans doute à 7h que vous voyiez chaque jour Léonce ; hé bien ! vous ne pourrez plus séparer son souvenir du mien, mon ombre se suivra dans votre pensée de son image, les horreurs de la mort sont attachées pour vous aux douceurs de l’amour. Osez jouir et m’oublier ! entendez-vous l’horloge ? écoutez ses sept coups, le dernier ne frappera pas seul l’air que vous respirez, un autre bruit doit l’accompagner, écoutez17 !

La version finalement publiée voit Valorbe mourir dans son lit des suites de ses blessures. Atténuation du noir donc, qui se traduit tout d’abord par une mise à distance du corps qui s’apprête à subir une mort voulue et violente, puis par un changement profond dans les causes de la mort. Si la représentation en elle-même est moins violente entre la première et la deuxième version, du moins pour le lecteur elle inscrit la démarche de Valorbe dans une volonté de faire souffrir Delphine pendant un plus grand laps de temps. Le corps du suicidé fait en effet place au fantôme, projection mentale appelée à se manifester tous les jours à sept heures du soir. Ce processus de Valorbe est lui-même un acte d’hybridation entre la veine sentimentale et le noir romanesque, en faisant converger représentations mentales de l’être aimé et de celui qui s’est tué notamment par dépit amoureux.

Cependant, Valorbe n’est pas un personnage de roman noir chez qui le mal et la propension à faire souffrir seraient inhérents à sa nature. Les passions noires – jalousie, désir de vengeance, volonté de cruauté – dont souffre Valorbe trouvent bien plus leurs causes dans ses expériences sociales que dans sa nature. Il y a eu, auparavant, un individu bon, qui n’existe plus que dans le souvenir de ceux qui le connaissent depuis longtemps ; ce n’est donc qu’à son cousin que Valorbe peut écrire :

J’ai besoin cependant de parler une fois encore de moi ; j’ai besoin d’en parler à quelqu’un qui m’ait connu, qui se rappelle ce que j’étais avant mon irréparable chute18.

Ce sentiment de dégradation de soi-même s’accompagne chez Valorbe d’une accusation à l’encontre des hommes, qui auraient contribué au développement de ce caractère mauvais et âpre :

Tu m’as connu, tu sais si la nature m’avait fait dur ou barbare. Pourquoi les hommes m’ont-il tant irrité ? Pourquoi n’ont-ils jamais voulu me connaître ? Pourquoi n’ai-je trouvé nulle part un seul être qui m’appréciât ce que je vaux19 !

Lamentation de celui qui est devenu méchant à cause des hommes et de leur absence de pitié et de bienveillance – personne n’a su connaître véritablement Valorbe. La version précédente de cette lettre était encore plus explicite sur le sentiment de rupture ressenti par Valorbe, entre lui et le reste des hommes :

La providence, les hommes et la nature m’ont abandonné, ma conscience ne me dit plus rien ; depuis que j’ai été flétri pour avoir cédé à un sentiment généreux, je ne sens plus rien de commun entre les hommes et moi : ils me semblent tous en guerre contre chacun et passant du rôle d’oppresseur à celui d’opprimé, sans que jamais leur propre malheur leur apprenne la pitié pour celui des autres20.

Valorbe semble ici déplorer l’incapacité des hommes à faire preuve de sympathie, à se projeter à la place de ceux qui souffrent : il y a donc perte d’une sensibilité commune.

Il serait aisé de se montrer suspicieux relativement aux propos de Valorbe, dans une lettre où se mêlent ton vindicatif et désir de vengeance et de soumission à l’encontre de Delphine, et déploration mélancolique d’un mal-aimé, solitaire forcé. Mais cette idée d’une dépravation d’une nature originellement bonne – Valorbe serait-il, lui aussi, comme Staël, un disciple de Rousseau ? – se retrouve dans la dernière lettre du personnage, adressée cette fois-ci à Delphine :

Savez-vous ce qu’il y a d’horrible dans ma situation ? Ce n’est pas de terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me rendent odieuse ; mais de n’avoir pas au fond du cœur un seul sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d’être dur pour moi, comme l’a été le reste des hommes ; de me haïr, de repousser l’instinct de la nature par une sorte de férocité, qui m’inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m’ont enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m’ont traité ; et si c’est un crime de repousser tous les secours qui pourraient conserver la vie, je le commets ce crime avec le sang-froid barbare, qui ferait immoler un ennemi longtemps détesté21.

On ne naît pas méchant, on le devient : le noir n’est pas inhérent à la nature humaine, ou du moins, il ne l’est pas dans le cas de celui qui aurait pu être un méchant sadien, dont les désirs d’amour sont mêlés d’une soif de possession et de domination.

Dans notre optique d’une hybridation entre roman rose et roman noir, le personnage de Valorbe est également un élément central puisque c’est en sa compagnie que pourrait advenir la scène noire, l’une des scènes topiques du roman noir de la fin du XVIIIe siècle, à savoir un viol. Alors que Delphine a déjà trouvé refuge à l’abbaye de Paradis, elle se rend à Zell pour voir Valorbe afin de lui apporter son aide. Or, Valorbe mène Delphine dans sa chambre et ferme la porte à clef, avant de jeter la clef par la fenêtre. Une jeune femme ingénue, un homme conduit par des pulsions noires et qui répète qu’il souhaite faire de Delphine sa femme : le lecteur de roman noir peut alors s’attendre à une scène de violence, voire de viol. Mais cette scène ne se réalisera pas : nous sommes alors face à une potentialité de la scène noire, qui demeurera seulement une pure virtualité. En effet, le personnage possiblement violent se fige devant celle qui aurait pu devenir une victime :

D’ailleurs, M. de Valorbe était lui-même si humilié devant celle qu’il opprimait, que par un contraste bizarre, il se sentait pénétré du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle injure22.

La « plus mortelle injure » ne semble pas être ici une atteinte au corps de la jeune femme, mais la destruction de sa réputation ; en retenant Delphine prisonnière, en l’empêchant de rentrer à temps à son couvent, Valorbe flétrit la réputation de celle dont il est épris.

Au regard notamment des premières versions du texte, ou des potentialités mises en place mais finalement non développées dans le sens attendu, il semblerait donc que Germaine de Staël ait cherché à diluer la possible tonalité noire de son roman. Mais serait-ce uniquement, ainsi que l’écrit Béatrice Didier, une question de « goût » ?

On peut voir aussi une évolution du goût de Mme de Staël : dans le premier état de la cinquième partie, le récit des derniers moments de M. de Lineuil (nom que porte Valorbe) relèvent d’une esthétique « gothique » directement issue du roman noir ; la version imprimée sera plus sobre23.

Au-delà de la question esthétique, ne pourrait-on pas supposer ici, de la part de de l’auteure, une volonté d’atténuer, par conscience morale, la violence trop crue du scénario attendu, ou de diminuer ce qui relèverait autrement d’un imaginaire de la férocité ? Dans le chapitre qu’elle consacre au pouvoir de la fiction staëlienne, Catherine Dubeau écrit ainsi à propos du roman selon Staël :

Habile à retracer le secret des sentiments et des histoires personnelles, [le roman staëlien] révèle l’homme à lui-même, énonce l’inavouable et fait place aux personnalités singulières autrement laissées pour compte, en particulier par l’histoire qui n’a pas le loisir de pénétrer les replis du cœur et de motiver les exceptions24.

Staël pourrait ainsi avoir modifié son texte non seulement pour des questions esthétiques, mais pour masquer cet « inavouable » qui surgissait sous sa plume.

Cependant, si, dans la scène avec Valorbe, le noir se colore de rose, en sanctifiant en quelque sorte le corps de Delphine, nous pouvons également observer un phénomène d’hybridation inversé, à savoir des moments où le rose se teinte de noir. Cette contamination des canons du rose par le noir est évidemment particulièrement à l’œuvre chez les personnages a priori positifs du roman, dans sa veine sentimentale, à savoir Léonce et Delphine.

Léonce et Delphine, entre désir despotique et souhait de vengeance

Dans son étude sur le personnage masculin dans les œuvres de Germaine de Staël, Claire Garry-Broussel avait déjà signalé la possibilité d’une parenté entre Valorbe et Léonce, en les classant tous deux dans la rubrique des personnages « frénétiques », type qu’elle décrivait ainsi :

Ce tenant des émotions violentes a beau céder au sombre prestige du volcanisme sentimental et s’adonner aux mouvements désordonnés de l’âme, incapable de briser les barrières qui le séparent du monde supérieur et meilleur, il dérive vers les rivages de la démence au lieu de se transformer en héros des temps modernes. Le frénétique, dévoré également par le besoin de faire plier la destinée à ses désirs, d’adapter le sort commun à ses vœux ardents, vit dans un état d’anxiété extrême et peut, à tous moments, libérer le trop-plein de violence qui le consume25.

Le héros de roman sentimental peut-il être un « frénétique » ? Le personnage de Léonce semble justement se définir par cette double appartenance. Alors que la violence de Valorbe lui venait de sa rencontre ratée avec autrui, celle de Léonce semble en partie s’expliquer par son ascendance. Espagnol par sa mère, il possède donc les caractéristiques propres à ce peuple selon l’imaginaire staëlien : fierté, honneur et respect de l’opinion. Ce caractère fier est lui aussi traversé par des passions noires, notamment la jalousie et le désir de vengeance, telles que Germaine de Staël les a décrites dans son traité De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, publié en 1796. Bien plus que Valorbe, Léonce pourrait bien être le véritable personnage de roman noir de Delphine.

Une scène entre Delphine et Léonce peut être rapprochée de celle que vivront Delphine et Valorbe dans la chambre de ce dernier à Zell. Alors qu’ils viennent d’assister à la prise de voile d’une amie de Delphine, les deux protagonistes vont devoir faire face à un déchaînement de violence de la part de Léonce. L’amant parfait du roman sentimental se mue alors en être violent, dans un état de délire, malmenant le corps – il entraîne Delphine de force vers l’autel – et l’âme de Delphine en exigeant d’elle un « serment », une promesse d’amour qui aurait peut-être pour but de dépasser le seul amour platonique qui fondait leur relation jusqu’à présent :

Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais : je veux affranchir ton âme violemment et sans retour, de tous les scrupules vains qui la retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les volcans avaient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes que nous avons connus ; croirais-tu faire un crime en t’unissant à ton amant ? Tu ne l’as jamais connu, l’amour, fille du ciel ! aucun mortel n’a possédé tes charmes. Quand ton âme sera toute entière livrée à moi, tu m’aimeras d’une affection que tu ne peut encore comprendre26.

Volonté de posséder l’âme et le corps de l’autre, désir interrompu par une prière de Delphine et son évanouissement : de nouveau, la scène noire de brutalité sur autrui semble être évitée de justesse. Mais cette scène de l’église permet de montrer toute la violence de Léonce, violence qui n’est pas circonscrite seulement à l’espace de la lettre – à l’image de la fureur de Valorbe qui n’existera finalement que dans les mots et les intentions – mais qui se déploie lors de scènes paroxystiques.

Car Léonce est un personnage traversé de désirs sombres. La scène de l’église n’est qu’un moment parmi d’autres. Au-delà de la colère et de la fierté constitutives de son caractère, Léonce se montre, à certaines égards, un despote domestique, et semble alors partager avec certains libertins sadiens une volonté de contrôle absolu sur le corps d’autrui. L’enlèvement de la jeune femme et son enfermement, de préférence dans un endroit isolé, loin du monde, est l’un des schémas récurrents du roman noir. Ce motif apparaît de manière explicite dans Delphine, dans la lettre confession d’Élise de Lebensei, lorsqu’elle évoque son premier mari, un Hollandais esclavagiste et tyrannique :

Vous avez peut-être su les cruels traitements que M. de T. me fit éprouver quand il sut que j’aimais M. de Lebensei. Je n’avais point d’enfants, je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T., avant d’y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à toute ma fortune ; quand je la refusai, il m’enferma dans sa terre et me menaça de la mort ; son amour s’était changé en haine, et toute sa conduite était alors soumise à sa passion dominante, l’avidité27.

M. de T. étant conduit par l’avidité, l’enfermement est lié à l’argent : il s’agit de prendre le contrôle de la fortune, après avoir soumis toute la personne d’Élise comme un bien ou un objet : « Il se prit, je ne sais pourquoi, d’une passion très vive pour moi, me demanda, m’obtint, et m’emmena dans son pays, où je ne connaissais personne28. » Cette volonté de posséder l’autre, notamment en l’isolant et en le coupant de toute relation sociale extérieure, est également à l’œuvre chez Léonce, et apparaît clairement dans la onzième lettre de la troisième partie :

Tu veux que je sois heureux, hé bien, j’ose te supplier de retourner à Bellerive ; la saison est rude encore, mais n’est-il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourrait déplaire à d’autres femmes ? […] je t’enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même la disposition des moments que je passerai sans te voir ; je suis exigeant, tyrannique, mais je t’aime avec tant d’idolâtrie, que je ne puis jamais avoir tort avec toi29.

Voici donc le despote domestique à l’œuvre. Le libertin sadien enlève sa victime, tandis que Léonce demande à Delphine de venir, pourrait-on objecter. Il y a certes une différence dans les moyens, mais le résultat est finalement le même. Delphine consentira à cette servitude volontaire imposée au nom de l’amour, à moins que ce ne soit à cause de la susceptibilité de Léonce vis-à-vis de l’opinion.

Cependant, Delphine reconnaîtra elle-même, dans une lettre à Louise, la sœur de son premier mari, la violence qu’elle a subie, parlant du « genre d’existence qu’il « m’a forcée d’adopter30 ».

L’histoire d’amour se mue alors en accomplissement d’une volonté despotique : du noir vient ainsi se mêler au rose. Mais cette contamination du rose par le noir ne concerne pas seulement Léonce : il semblerait bien en effet que Delphine, par moments, soit elle aussi victime de passions noires, et notamment du désir de vengeance – passion qu’elle partage d’ailleurs avec Léonce. Dans son traité De l’influence des passions, Germaine de Staël présente ainsi la vengeance :

Il ne peut être question de bonheur positif obtenu par elle, puisqu’elle ne doit sa naissance qu’à une grande douleur qu’on croit adoucir en la faisant partager à celui qui l’a causée ; mais il n’est personne qui, dans diverses circonstances de sa vie, n’ait ressenti l’impulsion de la vengeance31.

Ainsi, si le désir de vengeance se retrouve à plusieurs reprises sous la plume de Léonce, il se manifeste également chez Delphine, qui semble d’abord reconnaître l’inutilité de la vengeance, avant de rêver aux qualités qui distinguent certains personnages de roman noir :

Il me semble que je lui dirais des paroles qui me vengeraient…mais à quoi bon me venger ? {…] Louise, ce qui m’a perdue, c’est trop d’abandon dans le caractère, je me sens de l’admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent de l’ascendant des autres. J’aime, j’estime la froideur, le dédain, le ressentiment32

Delphine de Germaine de Staël serait donc un roman à la frontière entre genre rose et genre noir, selon plusieurs procédés qui se croisent et se mêlent. Rien n’est absolument noir, et rien n’est absolument rose dans ce texte. Certains personnages qui semblent de prime abord sortis d’un roman noir expliquent d’où leur viennent ces passions négatives qui les font agir avant tout pour eux-mêmes : pour Sophie de Vernon, comme pour Valorbe, la dégradation de soi naît de l’échec de la rencontre avec autrui. Le méchant staëlien, dès qu’il a l’occasion de se confier, de procéder à un retour réflexif sur lui-même, démontre que la noirceur n’est pas originelle. Mais Delphine n’est pas non plus à proprement parler un roman sentimental, un roman rose, puisque le rose se teinte de noir. Le personnage typique de l’amant se transforme en despote domestique, mû notamment par la jalousie et le désir de vengeance. Même l’héroïne semble rêver d’acquérir des qualités qui la feraient ressembler aux grandes héroïnes sadiennes. Avant que Stéphanie Genand ne souligne des similitudes entre Staël et Sade, Michel Delon avait dressé un parallèle éclairant entre Corinne et Juliette33 ; Delphine, vertu persécutée à l’instar de Justine, mériterait aussi que l’on interroge la Juliette qui sommeille peut-être en elle.

Editions de Delphine

  • Droz, 1987-1990, en deux tomes (I, Edition critique ; II, L'Avant-texte), dir. Lucia Omacini et Simone Balayé
  • Champion, 2004, dans le cadre des Œuvres complètes, dir. Lucia Omacini et Simone Balayé,
  • GF, 2000, éd. Béatrice Didier

Notes

1

Introduction à Delphine, éd. Simone Balayé, tome 1, Genève, Droz, 1987, p. 12.

2

En tant qu’il est un des représentants majeurs du roman noir à la française.

3

Béatrice Didier pose ainsi la question « Mme de Staël a-t-elle lu Sade ? » dans la présentation de son édition de Delphine (Flammarion GF, 2000, tome I, p. 22). Voir également Stéphanie Genand, « Staël et Sade : une proximité paradoxale » (Germaine de Staël, retour d’exil, Genève, Zoé Poche, 2015, p. 79-105) et « Delphine ou les malheurs de la vertu : une “lecture paradoxale” de Germaine de Staël » (L’Atelier des idées : pour Michel Delon, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2017 p. 475-485).

4

Sade recopie ainsi des morceaux du roman de Staël. Voir Cahiers personnels et Notes sur M. de Sade par le Dr L.-J. Ramon, édition Gilbert Lely, Pauvert, 1966, p. X.

5

Lettre du 28 mai 1815, dans Correspondance générale, tome IX, Derniers combats, éd. Stéphanie Genand et Jean-Daniel Candaux, Genève, Slatkine, 2017, p. 199.

6

L’expression semble renvoyer, dans le propos de Delphine, à la poursuite de la Révolution, au moment où elle accompagne Léonce condamné à mort : « Ah ! ce n’est rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l’âge où l’on aurait peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice, et du malheur des gens de bien » (Delphine, éd. Simone Balayé, Œuvres complètes de Madame de Staël, Série II, tome II, Champion, 2000, p. 683-684. Sauf indication contraire, cette édition constitue notre édition de référence pour les citations du texte de Staël.)

7

Stéphanie Genand, « La reine flétrie. Politique du gothique chez Mme de Staël » in Imaginaires gothiques. Aux sources du roman noir français, Paris, Desjonquères, L’Esprit des lettres, 2010, p. 147-159.

8

Catherine Dubeau, « L’homme féroce : passions, violence et limites de l’invention littéraire dans De la littérature », in La raison exaltée : études sur De la littérature de Madame de Staël, Québec, PUL, 2011, p. 107-130.

9

Béatrice Didier, « Présentation » à Delphine, tome I, p. 23.

10

Germaine de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, dans Œuvres complètes de Madame de Staël, Série I, tome II, dir. Stéphanie Genand, Champion, 2013, p. 330.

11

Delphine, op. cit., p 13. Cette référence dans Delphine m’a été indiquée par Catriona Seth, que je remercie.

12

Stéphanie Genand, « Delphine ou les malheurs de la vertu : une “lecture paradoxale” de Germaine de Staël », op. cit., notamment p. 478-479.

13

Catriona Seth, « La revanche de l’imagination », in Imaginaires gothiques. Aux sources du roman noir français, p. 29.

14

Delphine, éd. Béatrice Didier, tome II, p. 400.

15

Delphine, op. cit., p. 534.

16

Ibid., p. 574.

17

Germaine de Staël, Delphine, Genève, Droz, tome II, « L’Avant-texte », édition de Lucia Omacini, 1990, p. 373.

18

Delphine, op. cit., p. 531.

19

Ibid., p. 534.

20

Germaine de Staël, Delphine, « L’Avant-texte », p 295. À noter également que cette présentation du personnage par lui-même tendrait à le rapprocher de Delphine, qui subit elle aussi les assauts de la calomnie pour s’être montrée généreuse.

21

Delphine, op. cit., p. 607.

22

Ibid., p. 587.

23

Béatrice Didier, « Présentation » à Delphine, op. cit., p. 18.

24

Catherine Dubeau, La lettre et la mère : roman familial et écriture de la passion chez Suzanne Necker et Germaine de Staël, Les Presses de l’Université Laval, 2013, p. 225.

25

Claire Garry-Broussel, Statut et fonction du personnage masculin chez Madame de Staël, Champion, 2002, p. 84-85.

26

Delphine, op. cit., p. 399.

27

Ibid., p. 172.

28

Ibid., p. 169.

29

Ibid., p. 313.

30

Ibid., p. 366.

31

Germaine de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, dans Œuvres complètes de Madame de Staël, Série I, tome I, Florence Lotterie (dir.), Éditions Honoré Champion, 2008, p. 217.

32

Ibid., p. 150.

33

Michel Delon, « Corinne et Juliette », Europe, janvier-février 1987, p. 57-63.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique