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Résumé

L’assassinat de la Marquise de Ganges par son mari en 1667 est un fait divers suffisamment sordide pour prendre place en 1669 dans une nouvelle publication des Histoires tragiques initiées par F. de Rosset. Sa dimension sensationnelle inspire un peu plus tard les Lettres historiques et galantes de Mme Du Noyer, qui adapte l'évocation du fait divers à la forme épistolaire et à l'éclatement du récit qu'elle induit. Il s’agit aussi d’opérer une transformation radicale du registre initial puisque les correspondantes sont guidées par un parti-pris de galanterie et de gaieté, loin de l’édification. Deux voies sont explorées, le mode parodique, qui provoque temporairement la surprise du lecteur, et le récit continué, qui permet d’exploiter les différentes figures de la famille de Ganges, en faisant une large place à la chronique scandaleuse.

Abstract

The assassination of the Marquise de Ganges by her husband in 1667 was a sufficiently sordid event to be included in a new publication of the Histoires tragiques initiated by F. de Rosset. Its sensational dimension inspired a little later the Lettres historiques et galantes by Mme Du Noyer, which adapted the evocation of the news to the epistolary form and to the fragmentation of the narrative that it induced. It is also a question of carrying out a radical transformation of the initial register since the correspondents are guided by a bias of gallantry and gaiety, far from edification. Two ways are explored, the parodic mode, which temporarily provokes the surprise of the reader, and the continued narrative, which makes it possible to exploit the various figures of the family of Ganges, by making a broad place with the scandalous chronicle.

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13 mai 1667 : « Madame, c’est sans compliment que je vous fais savoir qu’il faut mourir tout à l’heure, et choisir sans délai ce feu, ce fer ou ce poison qui vous sont destinés à cet effet1. »

Tels sont les termes prêtés à l’abbé de Ganges dans la réédition de 1669 du recueil des Histoires tragiques de Rosset ; celui-ci vient de faire irruption avec son frère le chevalier dans la chambre de la Marquise de Ganges pour assassiner leur belle-sœur. En 1659 Diane de Joanis de Châteaublanc, la belle Provençale peinte par Mignard qui avait eu son heure de gloire en dansant une entrée de ballet aux côtés de Louis XIV, a épousé, à l’âge de vingt-quatre ans, après un veuvage, le futur marquis de Ganges dont elle a eu deux enfants. Mais c’est une héritière dont la fortune aiguise assez l’avidité de la famille de son époux pour entraîner d’abord la mort plus que suspecte de son grand-père et une première tentative d’empoisonnement à son encontre. Méfiante, elle a fait rédiger un testament destinant tous ses biens à ses enfants en en excluant absolument son époux : elle accompagne en outre cet acte d’une déclaration authentique devant les magistrats d’Avignon et les notables de la ville par laquelle elle le rend définitivement irrécusable, y compris par la rédaction d’un autre testament. Cette précaution n’empêcha pas son mari et les siens de la pousser à rédiger deux autres testaments plus favorables à son époux : en ce printemps de 1667 se joue donc le dernier acte d’un parcours qu’on imagine plus noir que rose quand les deux frères du marquis contraignent la jeune femme à la mort. Dans l’édition des Histoires tragiques de Rosset de 1669, les deux bourreaux s’acharnent pendant plus de huit pages sur leur victime : bien après la mort de François de Rosset en 1619, son recueil s’enrichit encore de ces sombres histoires qui ont fait la recette de son succès, continuant de se nourrir de la plus récente actualité.

Dans ces huit longues pages se déploient tous les détails les plus noirs : le poison, le fer, le feu font chacun à leur tour leur office, la marquise boit, reboit, vomit, se défenestre, est involontairement sauvée des rochers par la maladresse d’un prêtre complice des deux malfaiteurs, s’enfuit en jupe, échevelée et blessée, croit trouver refuge auprès des dames du village qui lui seront un piètre rempart contre l’acharnement des assassins qui, à nouveau, reprennent leur persécution. Le supplice n’est pas encore terminé ; huit pages encore, c’est alors la lente agonie de la jeune femme qui ne mourra que le 5 juin suivant : auparavant elle aura dû subir l’extraction du tronçon d’épée qui est resté fiché dans son épaule, la visite d’un mari qui tente de lui extorquer à nouveau la révocation de son testament, les recommandations touchantes à son jeune fils et, bien sûr, les souffrances liées à sa blessure ainsi qu’à l’action du poison dont l’autopsie montrera qu’il est la cause effective de son décès.

Noir, l’événement l’est assurément : du fait divers, il cumule les deux éléments structurels identifiés par Barthes2, la causalité exorbitante et la coïncidence se déclinant souvent en répétition. Causalité exorbitante d’abord car le désir de capter l’héritage de la Marquise n’aurait logiquement pas dû déboucher sur sa mort : la déclaration qu’elle avait faite devant les magistrats empêchait de toute façon de revenir sur le testament par lequel elle avait écarté son époux ; l’inefficience prévisible de cet assassinat fait d’autant mieux ressortir la folie meurtrière qui s’empara de ses auteurs. Répétition ensuite, car les frères n’en étaient pas à leur coup d’essai : une crème à la vanille rendant malade l’entourage de la Marquise quelques temps auparavant avait renforcé les soupçons nés de la mort elle-même suspecte de son grand-père. La sauvagerie de la scène du crime se redouble d’ailleurs du château de Ganges à la demeure villageoise où la Marquise avait espéré trouver refuge.

La mort de la Marquise de Ganges est donc une affaire particulièrement sordide ; c’est un fait historique qui frappe assez les esprits pour entraîner un passage rapide en littérature. L’enjeu est ici de savoir si un fait divers aussi noir peut, dans son passage à la littérature, voir sa couleur s’atténuer : une double déterritorialisation, de l’Histoire vers la littérature et d’un tel degré de noir vers le rose, est-elle possible ? Pour envisager si ce défi est réalisable, on présentera dans un premier temps une œuvre qui récupère cette histoire, les Lettres historiques et galantes de Mme Du Noyer et on observera quelles résistances une base particulièrement noire semble opposer à une transposition vers le rose. On verra ensuite que, face aux difficultés d’une reprise adoucissante, Mme Du Noyer a préféré à la réécriture la continuation.

L’insertion du fait divers dans un recueil épistolaire

Parmi les nombreux textes que cette sombre affaire a inspirés, on s’arrêtera sur les Lettres historiques et galantes que Madame Du Noyer, protestante réfugiée à La Haye, publia de 1707 à 1718 en sept livraisons. L’ensemble forme une correspondance fictive entre deux dames dont l’une est censée écrire de Paris et l’autre des provinces où elle passe, les deux amies s’informant des événements privés et publics qui les entourent et faisant ainsi une large place aux affaires du temps : l’esthétique est celle de l’anecdote narrée sur un ton primesautier ; la bonne humeur des deux correspondantes échangeant selon un modèle galant n’empêche pas que soit tenu un discours politique en accord avec la rancœur que pouvait nourrir Mme Du Noyer contre la France catholique, elle qui avait quitté pays et mari en emmenant ses filles pour confesser sa foi en pays protestant. C’est là qu’elle était devenue auteure pour survivre : les Lettres historiques et galantes remportent un indiscutable succès comme l’attestent leurs nombreuses rééditions et traductions au cours du XVIIIe siècle.

Le titre lui-même de Lettres historiques et galantes implique une mise au point :

  • Sur le genre d’abord, entre fiction et réel, car le texte se présente sous la forme d’une correspondance fictive dont on sait depuis la fin des années 1660 – et notamment les Lettres portugaises – les rapports qu’elle entretient avec le roman ; mais c’est aussi du monde plus ancré dans le réel des périodiques, et notamment du modèle du Mercure galant, que peut être rapprochée cette forme épistolaire.

  • Sur la tonalité ensuite, car à côté de l’adjectif « historique », l’étiquette « galante » est polysémique : elle renvoie d’abord à l’esthétique galante, fruit d’une véritable civilisation des mœurs qui s’est perfectionnée au cours du XVIIe siècle en se déployant particulièrement dans certaines pratiques et formes littéraires (dont l’épistolaire) ; elle peut aussi prendre une connotation plus scabreuse, celle que l’adjectif revêt dans l’expression « dames galantes » ; elle peut enfin renvoyer à un entre-deux, résultant de cette polysémie, dont on pourrait rapprocher une orientation vers le « rose ».

Dans les Lettres historiques et galantes, Mme Du Noyer a manifestement cherché à combiner les adjectifs « historiques » et « galantes » plutôt qu’à les juxtaposer ou les opposer : d’une matière historique, elle cherche à réaliser un traitement galant : incontestablement, avec leur ton enjoué, les Lettres historiques et galantes penchent plus du côté du rose que du noir. Elles font pourtant une place intéressante à la ténébreuse histoire de la Marquise de Ganges. C’est dans les tomes I à IV, parus respectivement en 1707, 1708, 1710 et 1711, qu’elles accueillent un certain nombre de passages d’étendues variables qui y réfèrent : pour les volumes suivants, l’activité de Mme Du Noyer s’est tournée de façon décisive à partir de 1711 vers le journalisme avec la publication d’un périodique à parution bihebdomadaire : cela a pour effet d’espacer les volumes des Lettres historiques et galantes et d’y accroître l’insertion de longues pièces diplomatiques ou journalistiques au détriment des anecdotes. Par rapport à l’ensemble des Lettres historiques et galantes qui s’étend sur trois mille trois cents pages, les développements liés à l’histoire de la Marquise de Ganges sont quantitativement très modestes, mais ils se révèlent remarquables par leur récurrence sans qu’il s’agisse de redondance. C’est particulièrement le tome I qui est concerné, puisque dix lettres sur vingt s’y réfèrent, tandis que dans les trois tomes suivants, ces développements ne toucheront pas plus de deux lettres. Entre amenuisement et maintien, on peut ainsi parler d’une véritable matière romanesque fortement installée au premier tome dont l’auteur continue de tirer le fil dans les volumes suivants. Dans les débuts de son entreprise, Mme Du Noyer cherchait visiblement sa manière et avait pu voir dans cette histoire de la Marquise de Ganges une matrice susceptible de créer du lien entre des lettres décousues : la part de la rapsodie prend ensuite le pas sur cette recherche du lien mais l’auteure continue de tirer ponctuellement parti, pour la fidélisation de ses lecteurs, de ce matériau dans lequel elle a initialement beaucoup investi.

La résistance du récit noir à une réécriture vers le rose

Au-delà de cette fréquence, comment Mme Du Noyer s’y prend-elle pour rendre galante cette matière historique qui pousse particulièrement le sombre au point que toute entreprise d’adoucissement paraît condamnée : elle semble en tout cas d’autant plus compliquée que l’histoire, qui a défrayé la chronique depuis son origine, est trop connue pour être déformée. Des canards récapitulant les faits sous différents titres ont été édités à plusieurs reprises depuis 16673 : le passage de leur contenu dans les volumes d’Histoires tragiques de Rosset consacre la noirceur de l’affaire en renforçant la connaissance que le public pouvait en avoir. Au titre de la vérité comme de la tonalité, la transformation de l’histoire semble impossible.

Cumulant célébrités locale et, par son degré d’horreur, nationale, cette affaire sera par la suite souvent reprise4, par exemple dans les recueils de Causes célèbres (Gayot de Pitaval, Richer) qui parurent à partir du milieu du XVIIIe siècle, dans des mélodrames (Boirie et Léopold) au début du XIXe siècle, dans des romans qui tirent leur fonds des « crimes célèbres » (Sade, Dumas, Charles Hugo ou, plus près de nous encore, en 2013 Crimes et criminels de Juliette Benzoni). Si divers que soit le genre de ces réécritures, c’est la part sombre de l’affaire qui en fait le sel et la raison d’être.

Si la mémoire de cette noirceur peut intéresser Mme Du Noyer dans la captation de lecteurs avides de sensations, elle doit cependant se combiner avec la tonalité propre d’un propos qui ne cesse de rappeler qu’il faut bannir les idées noires et même les idées sérieuses : les deux épistolières justifient leurs transitions souvent abruptes en soulignant la nécessité de réjouir leur correspondante5 ; on ne saurait demeurer longtemps sur un mode tragique. L’une des deux constate ainsi que, depuis quelques temps, ses lettres finissent sur l’évocation des personnalités qui viennent de mourir et décide de mettre un terme à cette fâcheuse habitude car il est bien entendu qu’elles doivent chercher à se réjouir l’une l’autre par les nouvelles qu’elles s’envoient6. Ce parti-pris de gaieté occupe une double fonction dans l’œuvre, esthétique, mais aussi idéologique car l’appel à la gaieté apparaît aussi dans les passages plus politiques où l’auteure protestante fait tenir à ses épistolières des propos désenchantés sur l’état de misère qui a gagné la France : couper court à de tels développements pour appeler à la réjouissance, c’est exhiber que la joie dans les lettres s’oppose à la tristesse régnant dans la réalité.

À la lettre XIII, l’on trouve l’une de ces réaffirmations d’un parti-pris de gaieté : la provinciale raconte sa visite dans une maison de Bernardines où les religieuses lui ont appris toutes sortes d’histoires, entraînant son étonnement devant le tour invariablement tragique pris par celles-ci :

« Après cela elle me conta, qu’à peu près dans le même temps une femme de condition nommée Madame Foucard avait fait étrangler son mari. Qu’un mari, sur un soupçon jaloux, avait coupé la gorge à sa femme ; & que tant d’aventures tragiques avaient si fort épouvanté Madame la Duchesse de Verneuil qui était pour lors en Province, qu’elle regardait Montpellier come ces pays qui produisent des monstres. Il y a pourtant de très jolies personnes, dis-je alors, Madame : & comme j’avais envie que la conversation roulât sur quelque chose de moins lugubre, je priai ces dames de me conter quelque nouvelle un peu plus réjouissante7. »

Pour la satisfaire, la religieuse se propose de lui raconter l’histoire du Marquis de Guissac qui a surpris un commerce de lettres entre sa femme et un jeune baron. La narratrice précise que ce commerce galant s’en tient à des lettres, mais le mari, qui ne dispose pas d’une telle information, devient jaloux :

« … elle vit entrer son Mari furieux dans sa chambre, tenant d’une main le pistolet, & de l’autre un grand verre plein de Limonade : allons, Madame, lui dit-il après avoir fermé la porte, il fait grand chaud & je vous apporte ici un petit rafraîchissement qu’il faut, s’il vous plait, avaler tout à l’heure ; & comme il vit qu’elle voulait s’en défendre il lui présenta le pistolet & lui dit qu’il fallait absolument choisir des deux. La pauvre femme se souvint alors de la fin tragique de Madame de Ganges, & après avoir eu recours inutilement aux prières, elle se détermina, dans cette cruelle alternative, à avaler le calice ; mais dès qu’elle l’eût vidé à moitié, le Marquis le lui arracha des mains ; c’est assez, dit-il en buvant le reste, je ne veux pas que vous mourriez seule, je vous veux suivre à l’autre monde, pour vous y reprocher éternellement votre infidélité8. »

On constate jusqu’ici deux écarts par rapport à l’hypotexte de l’histoire de la Marquise de Ganges : le rôle du bourreau est ici tenu par le mari, ce qui n’était pas a priori très gênant pour les lecteurs du temps car la complicité du Marquis de Ganges avec ses frères était plus que probable. Mais de cette identité légèrement modifiée de l’assassin découle le deuxième écart qui double l’apparent assassinat entre époux d’un suicide du mari. Quand les parents de la jeune femme arrivent sur les lieux, la désolation s’est installée et la mort est déjà peinte sur les visages des deux époux allongés l’un à côté de l’autre sur le lit conjugal : c’est au confesseur, arrivé à l’article de la mort, qu’est confié le soin de faire finalement jaillir l’innocence factuelle de l’épouse. L’épreuve est finie et le mari peut déclarer :

« J’ai présentement l’esprit en repos : courage, dit-il, Madame, il n’y a jamais eu de poison dans ce que nous venons de boire, rassurez-vous. La Marquise ne savait ce qu’elle en devait penser ; elle avait si bien cru être empoisonnée, que la force de son imagination lui avait déjà fait sentir toutes les douleurs qu’on sent en pareil cas. Dès qu’on lui eût assuré qu’il n’en était rien elle se porta le mieux du monde, & cette scène finit beaucoup plus agréablement qu’on n’aurait osé l’espérer ; je suis même sûre, ajouta Madame de Bernis, que vous ne vous attendiez pas à un pareil dénouement. Il est vrai, dis-je alors, Madame, que je murmurais déjà un peu de ce que vous me faisiez passer de tragédie en tragédie, après m’avoir préparée à quelque chose de réjouissant : & je vous avoue que la fin de cette histoire m’a surprise d’une manière bien agréable car j’avais un grand regret de voir mourir cette pauvre petite femme à si bon marché. Elle est présentement de si bonne intelligence avec son mari, continua Madame de Bernis, que pour ne lui plus faire de peine elle a réformé tout ce qu’il pouvait y avoir de trop libre dans ses manières9. »

À défaut d’un roman rose, l’histoire tragique a tourné à la farce et la sublime victime a engendré une « pauvre petite femme » bien vivante. Si le topos « époux/ frère de l’époux _tuer_épouse » se répète, le glissement des larmes vers le rire produit une parodie dont on peut penser qu’elle ne saurait se répéter trop souvent : l’effet de surprise qui joue ici à plein ne peut que s’émousser.

 

La continuation comme solution

La convocation de l’histoire de la Marquise de Ganges par Mme Du Noyer ne se limite d’ailleurs pas à cette simple réécriture parodique : d’autres références, que les noms rendent explicites, viennent s’insérer dans bien d’autres lettres sans pour autant qu’elles soient marquées par un tragique renforcé. C’est que le mode de transposition de l’histoire choisi par l’auteure n’est pas vraiment celui de la réécriture : c’est bien plus volontiers le choix de la continuation qu’elle a opéré.

Ce choix était d’ailleurs rendu possible par les suites de l’assassinat de la Marquise de Ganges. Au plan judiciaire le parlement de Toulouse avait condamné le mari, jugé complice, au bannissement et à être dégradé de noblesse avec confiscation de ses biens. Ses deux frères avaient pris la fuite et le prêtre qui les avait aidés, condamné aux galères, mourut à la chaîne en s’y rendant. Si l’on racontait que les deux assassins s’étaient engagés et étaient morts au siège de Candie, une incertitude pesait sur la réalité de cette mort qui, de toute façon, paraissait trop glorieuse et insatisfaisante au regard de leur vilenie. Au plan littéraire, la publication à des dates diverses de canards relatant la « mort déplorable » de la Marquise de Ganges avait favorisé la possibilité de continuation : certaines des relations publiées très vite, faisaient en effet attendre d’autres informations comme l’arrêt du parlement de Toulouse auprès duquel l’affaire était instruite10. Des pièces en nombre divers se trouvaient donc ajoutées à ces différents canards11. En programmant ainsi la nécessité d’une suite, ces publications insistaient sur ce qui, dans cette histoire, relevait, aux yeux des auteurs, d’une certaine incomplétude.

Comme l’a récemment proposé Frank Greiner12, il existe à l’époque moderne une véritable transformation dans l’usage du fait divers selon le lieu d’insertion littéraire dans lequel on le fait figurer. Au sein de l’histoire tragique telle que la développait un Rosset au début du XVIIe siècle, tout un cadre moral venait légitimer la relation : une conclusion ramenant toutes les turpitudes développées à une juste punition produisait, non sans avoir joué longtemps sur une fascination ambiguë, un retour à la norme morale et religieuse. Dans le roman qui se développe ensuite, l’horizon d’une norme morale disparaît de plus en plus lorsque les faits divers y font l’objet d’une transposition. L’insertion du récit de la mort de la Marquise de Ganges dans le recueil de Rosset en 1669 s’ancre dans un temps qui n’est déjà plus l’âge d’or de l’histoire tragique : l’incomplétude inscrite dans l’histoire éditoriale de ce texte le prive de cette certitude du châtiment qui ramenait au début du siècle l’acte sordide dans le giron de la morale.

Et c’est bien dans cette question d’une absence de châtiment liée à une absence de clôture que s’engouffre Mme Du Noyer car, si la Marquise est bien morte, une bonne partie de sa famille va défiler au fil des lettres. C’est d’abord sa fille, devenue Mme d’Urban, qui a les honneurs du récit : les allusions des épistolières les montrent toutes prêtes à s’apitoyer sur la descendance de la malheureuse Marquise : l’interlocutrice parisienne de Mme Du Noyer « ne saurai[t] [s’]empêcher d’avoir de la sensibilité pour les enfants de cette belle infortunée13 », elle « veu[t] connaître une famille qui [lui] tient à cœur ». Mais rien n’est moins tragique que la teneur de ce qui va être raconté à propos de Mme d’Urban, dont on apprend d’emblée comment elle s’est trouvée embarquée dans une aventure compromettante avec le peu recommandable chevalier de Bouillon : plus soucieux de faire valoir publiquement l’intérêt qu’elle lui porte que de respecter les codes sentimentaux, ce débauché, après une nuit de beuverie qui a fini par la castration de son hôte – qui en mourra –, feint dans son ivresse un retour de sentiment auprès de la jeune femme et reçoit avant sa fuite son portrait, qu’il cloue, en parfait mufle, à l’arrière de la voiture qui l’entraîne loin d’Avignon.

Nous voici donc dans la chronique scandaleuse qui restera attachée à la pauvre Mme d’Urban même si son passé lui aurait sans doute fait mériter mieux : on apprend par la suite qu’elle avait été initialement mariée à un septuagénaire et lui avait gardé la plus exacte fidélité. Il est vrai que celle-ci avait été mise à l’épreuve : au désespoir de ne pouvoir avoir d’enfant pour contrarier les velléités d’héritage d’un frère détesté, l’époux avait inutilement tenté par tous les moyens de faire porter un héritier par son épouse, y compris en recourant aux bons soins d’un jeune page. La vertu se perd dans la farce : la Parisienne, d’abord toute prête à la sensibilité, se moquera finalement d’une telle obstination de la d’Urban à faire enrager ses maris en jouant les prudes au temps de la jeunesse, puis en succombant au sentiment à un âge plus avancé.

Contrairement à l’histoire de la Marquise de Ganges, plus de mari jaloux d’ailleurs dans cette histoire : après un éloignement lié au scandale du chevalier de Bouillon, l’épouse retourne auprès de son mari : la provinciale peut témoigner l’avoir croisée dans les jardins du Commandeur Maldachini se promenant au bras de son mari. Pas de tragédie ici donc, d’autant moins que le même jardin sera le cadre d’une scène inattendue : « un cavalier beau et bien fait14 » y cherche en effet Mme d’Urban dans tous les coins et se jette à son cou sous les yeux du mari consentant dont la complaisance répétée ne saurait qu’amuser les lecteurs. La suite aura, si l’on veut, de quoi les rassurer car ce bel homme n’est autre que son père, le Marquis de Ganges lui-même, qui apparaît ainsi au grand jour alors que le parlement de Toulouse l’avait condamné au bannissement : l’embrassade générale ne vaut sans doute pas mieux que la complaisance du mari.

Dans la famille de Ganges, les cartes de la chronique scandaleuse ne sont pas toutes dans les mêmes mains. Une autre figure féminine est sur ce point remarquable, c’est la comtesse de Ganges, qui a épousé un quatrième frère de la terrible famille : anciennement appelée « la belle Gévaudan15 », la jeune femme a contracté avec ce dernier un mariage de raison lui permettant de couvrir le scandale de sa liaison avec le Cardinal de Bonzi. La narration de ces amours est préparée dès la scène de retrouvailles entre Mme d’Urban et son père qui y est justement accompagné de son frère le comte de Ganges : les désaccords de ce dernier avec sa femme l’ont décidé à suivre son frère dans son projet d’éloignement. Mari cocu, le comte de Ganges aurait pu s’attirer une certaine sympathie : il avait d’ailleurs su se montrer loyal à l’égard de son neveu, le jeune fils du Marquis de Ganges, à qui il avait rendu les biens dont l’administration lui avait été confiée tant que le fils du terrible marquis était encore un enfant orphelin de mère et séparé de son père banni. Mais il perd aux yeux du lecteur le bénéfice de son acte généreux en fournissant à son abominable frère une aide que, au-delà des liens familiaux qui les unissent, il n’a pas méritée. On apprend en effet que le triste Marquis, quoique toujours sous le coup du bannissement prononcé à Toulouse, s’est réinstallé à Ganges chez son fils : ce dernier, qui a fait un riche mariage avec une nouvelle convertie, a laissé son épouse dans le fameux château où ce terrible beau-père se conduit en maître, ayant en outre trouvé le moyen de plaire à l’intendant Bâville en maltraitant les protestants. En tant que nouvelle convertie, la jeune épouse est dans une position fragile et ce, d’autant plus que le terrible marquis se révèle à son encontre un amant passionné. Sous sa gouverne, le château pourrait bien redevenir le théâtre d’une nouvelle tragédie et la jeune femme peine à trouver les moyens d’avertir son époux de ce qui se trame. En faisant intervenir le Roi, le jeune marquis sauve sa femme, mais s’attire une double réprobation d’abord parce qu’il avait contrevenu à l’autorité royale en accueillant son père, ensuite, sur un plan moral, parce qu’en faisant appel à cette même autorité, il trahit celui qui reste tout de même son père. Difficile d’être un héros incontestable quand on est le fils du Marquis de Ganges.

Un autre épisode du feuilleton nous montrera au tome III (lettre XLVII) ce jeune homme autrefois fort amoureux d’une protestante épouse d’un orfèvre à Metz où il tient garnison : l’épistolière provinciale proclame certes sa générosité, puisqu’en cette occasion il renonce à profiter des faveurs que la jeune femme, jusqu’ici résistante, s’apprêtait à lui accorder sous la pression des dragons ; mais elle ne nous aura pas moins montré en lui un personnage de soldat assez léger pour courtiser une femme mariée.

Ce qui est aussi à l’œuvre dans bon nombre de ces épisodes, c’est la question protestante : de même que le jeune marquis de Ganges opprime les protestants à Metz, de même son père fait régner l’inquiétude parmi les nouveaux convertis du Languedoc. Il n’est d’ailleurs qu’un suppôt de l’Intendant Bâville que l’association avec un criminel en rupture de ban ne semble pas troubler. Quant à la comtesse de Ganges, elle sert surtout par le récit de ses amours avec un éminent prélat, illustrant d’autant plus la dépravation des mœurs de l’Église que l’argent du Cardinal lui a permis de se faire construire une superbe demeure sur les restes d’un temple protestant. À cet égard, de telles représentations entrent en accord avec le discours critique porté en arrière-plan par Mme Du Noyer. Plus qu’à un adoucissement dans le roman rose, c’est à la satire que profite la chronique scandaleuse à laquelle œuvre désormais cette nombreuse famille.

On pourra d’ailleurs noter à la fin du tome III une nouvelle réapparition d’un des acteurs de la tragédie de Ganges : c’est celle de l’abbé lui-même, devenu gouverneur du fils d’un souverain d’Allemagne et réussissant parfaitement dans sa charge au point qu’il trouve aussi le chemin du cœur d’une demoiselle appartenant à la famille qu’il sert. Sa demande en mariage, disproportionnée tant qu’il se dissimule sous le pseudonyme de M. de P…, devient monstrueuse quand il croit lever l’obstacle de la condition en révélant sa naissance et son véritable nom. Éconduit par les parents de son élève, il doit partir et s’installe dans une ville de Hollande, non sans avoir entraîné la demoiselle avec lui. Là, le tortionnaire de la Marquise de Ganges fait souche d’honnête homme en embrassant la religion protestante. Pas de mort du méchant donc dans cette version des suites de l’affaire de Ganges : il pourra couler des jours heureux avec l’approbation de son entourage. Pas question d’ailleurs d’adopter le ton d’effroi des canards et de s’indigner de cette autre version ; ironiquement, l’épistolière pourrait presque lui servir de caution :

« Il me souvient d’avoir vu autrefois ce même abbé de Ganges, sous le nom de M. de P***, lorsqu’il voyageait avec le comte ; je causai même avec lui et je lui trouvai beaucoup d’esprit, car il est vrai qu’il en a infiniment16. »

Sur un plan idéologique, la multiplication des anecdotes et leur éclatement dans la narration rompt avec le cadre d’édification qui fournissait au moins une cohérence de façade aux histoires tragiques : plus moyen de faire un récit exemplaire d’un récit dont on ne maîtrise pas vraiment la fin. Il est vrai que Mme Du Noyer ne croit plus beaucoup aux vertus d’un affichage moral : elle préfère nous rendre complices de sa causticité.

Les canards, qui travaillent leurs sanglants récits par l’extraordinaire, et les Lettres historiques et galantes, qui s’efforcent d’extraire des affaires du temps le pittoresque et l’incongru au risque de la déformation, ont en commun des procédures d’accréditation-séduction qui passent par un mixage du réel et de la fiction. Dans les deux cas, une hybridité caractérise des publications qui touchent au journalisme et considèrent que l’information passe par la séduction. Plus que le temps (quarante ans) écoulé entre les premiers récits des événements de Ganges et l’entreprise de Mme Du Noyer, c’est la diversification des formes de ce journalisme en pleine expansion qui peut éclaircir une histoire aussi sombre que celle de la Marquise de Ganges.

Le dialogisme de l’échange épistolaire se double dans les Lettres historiques et galantes d’une prolifération des anecdotes qui fait éclater la continuité des récits et les disperse, ce qui ne peut que ruiner un pathétique fondé sur la montée des tensions. La recette noire des canards ne saurait être efficacement manipulée dans une telle configuration : l’on comprend que Mme Du Noyer ne garde du topos noir époux_tuer_femme que la mémoire pour cautionner le feuilleton plus coloré joué par les membres d’une famille désormais moins effroyable.

Notes

1

« HISTOIRE VERITABLE De la mort déplorable de Madame la Marquise De GANGES, empoisonnée & massacrée par l’Abbé et le Chevalier de Ganges ses Beaux-freres, le 13. May mil six cens soixante-sept », dans François de Rosset, Les Histoires tragiques de nostre temps, Où sont contenuës les morts funestes et lamentables de plusieurs personnes, arriuées par leurs ambitions, amours déreglées, sortileges, vols, rapines, & par autres accidens divers et memorables, Lyon, Claude Galbit, 1669, p. 551.

2

Roland Barthes, « Structure du fait divers » [1962], dans Essais critiques, Seuil, Tel Quel, 1964, p. 188-197.

3

Le texte inclus dans l’édition de 1669 des Histoires tragiques avait déjà fait l’objet d’une publication à Lyon chez Antoine Jullieron en 1667 sous le titre Histoire véritable de la mort déplorable de Madame la Marquise de Ganges : Empoisonnée & massacrée par l’Abbé & le Chevalier de Ganges ses Beaux-freres, le 13. May 1667 avec les initiales D. Q. L. S G. E. M. N.. Le texte est aussi publié la même année 1667 sous le titre Les véritables et principales circonstances de la mort déplorable de madame la marquise de Ganges, empoisonnée & massacrée par l’abbé & le chevalier de Ganges ses beaux frères le 13. May 1667. Escrites par un officier de Languedoc voisin du lieu de Ganges, à un gentil-homme de ses amis résidant à la cour. Augmenté de plusieurs manuscrits, Rouen, Pierre Caillouë, sous les initiales I. S. G. E. M. N. On le retrouve encore à Paris, chez Jacques Le Gentil en 1670 sous le titre Récit de la Mort tragique de Madame la Marquise de Ganges, cy-devant Marquise de Castellane, empoisonnée & massacrée par l’abbé & le chevalier de Ganges ses beau-freres avec les initiales I. G. D. D.

4

Voir Raymond Trousson, « Un fait divers à succès : l’histoire de la marquise de Ganges, du marquis de Sade à Charles Hugo », Bulletin de l’Académie Royale de langue et littérature française, LXXIV, 1996, p. 35-57. En ligne : http://www.bon-a-tirer.com/volume9/rt.html consulté le 30/11/17. Voir aussi Isabelle Monette, Réécritures de récits criminels en France sous l’Ancien Régime, mémoire de maîtrise soumis à l’Université McGill, 2003. http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1512158266127~309. Consulté en ligne le 30/11/17 :

5

Les références aux Lettres historiques et galantes, désormais abrégées LHG, sont données dans l’édition originale : Anne-Marguerite Du Noyer, Lettres historiques et galantes, Par Madame de C***, ouvrage curieux, Cologne, Pierre Marteau, 7 vol. in-12, 1707-1718.
Sur la nécessité de réjouir, voir par exemple LHG, t. III, XLIV, 1710, p. 294 ; t. VI, XCV, 1713, p. 274 ; t. VII, CXI, 1718, p. 475.

6

LHG, t. VII, CIII, 1718, p. 97 et CIV, p. 141-2.

7

LHG, t. I, 1707, XIII, p. 231.

8

Ibid., p. 236-7.

9

Ibid., p. 239-240.

10

Les relations de 1667 et 1670, qui présentent un texte presque identique, s’achèvent d’ailleurs sur un ultime paragraphe qui diffère : le recueil d’Histoires tragiques de 1669 reprend, quant à lui, la version de 1667.

11

La version de 1670 ajoute une série de bouts-rimés. On peut également signaler un ensemble de poèmes évoquant l’ombre de la marquise regroupés sous le titre L’Ombre d’Amarante à Arles chez François Mesnier en 1667 ou 1668 (la page de titre manque dans l’exemplaire conservé à Montpellier) réédité par Gaston Vidal en 1959 dans l’Édition de l’entente bibliophile.

12

Frank Greiner, « Des canards aux romans : la mise en fiction du “fait divers” dans la littérature française des XVIe-XVIIe siècles », dans publif@rum, no 26, 2016, Du labyrinthe à la toile. Consulté le 30/11/17 en ligne : http://www.publifarum.farum.it/ezine_articles.php?publifarum=847b806dc4…

13

LHG, t. I, 1707, II, p. 19.

14

LHG, t. I, IX, p. 126.

15

LHG, t. I, IX, 1707, p. 127.

16

LHG, t. III, XLVII, 1710, p. 356.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique