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Ce qui distingue l’analyse satorienne1 et qui explique sa vitalité malgré les différentes « coupures épistémologiques » que la SATOR a vécues depuis trente et un ans, c’est que la puissance de la répétition, qui est au cœur des phénomènes que nous explorons, ne revient jamais à la répétition du même. Différence et répétition qui a peut-être été le livre le plus important de Deleuze (en tout cas celui qui m’a toujours donné le plus à penser) commence par une suite de propositions qui fait tenir tout l’édifice, à savoir que « la répétition n’est pas la généralité », que « la différence est de nature entre la répétition et la ressemblance, même extrême » et qu’il y a un ordre qualitatif des ressemblances et un ordre quantitatif des équivalences2. De fait, si la SATOR n’avait pour objet que des équivalences, elle ferait face à une aporie méthodologique. Car les topoï que l’on trouve répertoriés dans SATORBASE ne sont pas des fonctions générales, mais des dénominations qui recoupent des fonctions singulières, ce qui apparaît immédiatement dès que l’on descend du niveau de la dénomination topique (ou de la phrase topique qui ne fait que la transposer en langage naturel) vers le niveau de l’occurrence topique, qui n’est pas un niveau second pour l’analyse, mais bien au contraire son point de gravité romanesque, c’est-à-dire le lieu où se situe un mode fictif avec ses qualités propres. Tout comme pour Leibniz il est inconcevable que deux feuilles d’arbre puissent être absolument identiques, ce qui différencie le monde abstrait où évoluent les théories narratives qui se limitent à l’ordre quantitatif des différences de celles qui s’intéressent à l’ordre qualitatif des ressemblances, comme c’est le cas pour l’analyse topique, c’est le fait que le repérage topique implique toujours un biais comme disent les scientifiques, qui eux définissent par biais une erreur dans l’ordre des différences quantitatives alors qu’au contraire pour nous satoriens ce qui serait une erreur de calcul ou de modélisation dans l’ordre des équivalences quantitatives devient pour nous au contraire un objet scientifique. C’est ce clinamen qui fait le topos. Malgré le consensus établi sur une dénomination topique, nous savons que ce n’est jamais tout à fait la même chose. Même à nous en tenir au même topos, nous ne sommes jamais dans l’équivalence, toujours dans la ressemblance, et de la ressemblance à l’équivalence l’approche ne peut jamais être plus qu’asymptotique. Dans le monde qui est celui du roman et des formes narratives, analyser la récurrence comme une puissance est donc la condition de l’exactitude – ou faut-il dire de l’anexactitude.

Mais nous savons aussi que si d’un topos à l’autre la différence n’est jamais de l’ordre de l’opposition, c’est parce qu’un topos n’est jamais seul. Il est toujours situé dans un champ de ressemblances. Un air de famille rassemble de larges groupes, des meutes topiques nombreuses. Un simple coup d’œil sur la liste des topoï répertoriés dans SATORBASE suffit à nous en convaincre : AMANT SOUPÇONNER MAITRESSE, AMANT SOUPÇONNER RUPTURE, AMANT SURPRENDRE INFIDELITE , ou bien AMANTS FUIR, AMANTS FUIR RIVAL, AMANT PRISONNIERS FUIR, etc, etc.

Aucun topos n’est vraiment isolable, tous communiquent entre eux par une multiplicité d’adhérences, celles-là même qui constituent la singularité d’une situation topique romanesque. Il n’y a jamais de barrière fixe d’un topos à l’autre, il n’y a que des glissements. Et même si l’on tente de sérier ces différences et qu’on organise leur différenciation par catégories, comme on peut le voir immédiatement sur SATORBASE aussi, ces catégories rassemblent alors toujours toute une population de ressemblances et de proximités topiques : 53 topoï pour l’unique catégorie AIDER, 14 pour TRAHISON, 23 pour FIDELITE, 33 pour JALOUSIE, etc.

Il serait donc illusoire de penser découvrir des points d’origine à partir desquels il serait possible de générer ces familles topiques. La vérité est que l’analyse ne peut que constater des passages, des transmissions, des circulations, des croisements, des substitutions, et ce colloque ravive justement la question trop refoulée par la SATOR de la circulation topique en abordant en même temps analyse topique et typologie. L’argumentaire de ce colloque nous proposait en effet la thèse suivante :

« Lorsque un thème est détaché du contexte (générique, culturel, historique, social, géographique) dans lequel il a été conçu, il se désincarne en quelque sorte en topos, plus aisé à emprunter, à manipuler, à réutiliser : il se déterritorialise. Peut-on dès lors définir le topos comme un thème déterritorialisé ? Ou le topos au contraire définit-il, conformément à son étymologie, les territoires de la fiction ? ».

S’il est possible de dire qu’un thème se « désincarne » en topos comme unité topique plus malléable, il serait aussi pertinent de dire qu’un thème n’est qu’une dénomination générique et générale, un nom commun pour une multiplicité topique, et en ce sens ce serait plutôt le topos qui est incarné (plus précisément au niveau de son occurrence, c’est-à-dire là où les choses deviennent pour nous intéressantes) et corrélativement le thème décharné. Car s’il est vrai que le topos n’est pas simplement la réalisation d’un thème mais justement un lieu propre une fois que la déterritorialisation ici évoquée a eu lieu, son « nomadisme », pour le dire en d’autres termes, ne contredit pas la halte en un lieu toujours provisoire sur le chemin de sa migration ou de son errance transhistorique et transculturelle, y compris bien au-delà des frontières du contexte européen (comme nous avons commencé à le faire, mais à mon sens pas encore suffisamment). Le lieu qu’est le topos est donc ouvert à tous les vents. Les topoï ne sont jamais des unités insulaires, mais toujours des éléments évoluant au sein d’une population topique en migration et toujours disponibles pour de nouveaux agencements.

Si cette question de la migration topique — qu’elle soit trans-générique, trans-historique ou trans-culturelle -— ne devrait pas être dissociée de la définition du topos satorien comme configuration narrative récurrente, elle n’a pourtant pas vraiment été comme telle au coeur des débats qui ont agité la SATOR au début de son aventure. Or si la migration, la déterritorialisation topique impliquent nécessairement une récurrence, dès que l’on considère la topique romanesque à partir de la migration topique, quelque chose se déplace dans la théorie et dans l’observation empirique des phénomènes topiques. Dans une problématique de la déterritorialisation ou de la migration, quand le même revient on est toujours d’emblée dans l’ordre qualitatif des ressemblances. Le concept de récurrence dépasse ce que Deleuze appelle « l’ordre quantitatif des différences » parce qu’il n’y a pas seulement récurrence, il y a aussi récurrence et déplacement, récurrence ailleurs. La récurrence devient résurgence. Ce n’est pas seulement le paradoxe d’une répétition nécessairement habitée par un clinamen, c’est le fait que la répétition ressurgit en un point qui peut être parfois très éloigné et sans apparence de liaison. Une spatialité, une latéralité est alors introduite dans la problématique topique, et la question se pose donc de savoir si l’on peut concevoir l’analyse topique sans prendre pleinement en compte cette latéralité, cette structure oblique de la différence, le fait que la répétition agit dans un autre champ générique, un autre champ culturel, un autre contexte historique

C’est justement cette dimension que ce colloque place au premier plan de la réflexion. La notion d’hybridité qui apparaissait dans l’argumentaire du colloque prend tout son sens en tant qu’elle renoue avec une question que le colloque Fictions de la rencontre co-organisé par Stéphane Lojkine et Pierre Ronzeaud autour du Roman comique de Scarron avait particulièrement mise en avant. Elle est indissociable de ces questions de déplacement et de résurgence, mais cette fois-ci sous la forme d’un croisement typologique.

Arrêtons ici ces remarques préliminaires pour aborder le topos non comme une unité, une séquence (comme quand on dit du topos qu’il constitue un canevas, un micro-récit) mais comme une structure bifrons. C’est bien ce qu’implique la notion de topos comme échangeur entre le rose et le noir. Dans la conception qui préside aux réflexions que nous proposons, le topos n’est plus seulement une unité repérable dans un texte, il est aussi repérable comme une fonction charnière entre au moins deux textes, voire entre au moins deux types de textes ou même entre au moins deux genres.

Les conséquences en sont très importantes en termes de typologie romanesque. Pour préciser les enjeux narratologiques qui en découlent, il est pertinent de prendre pour repoussoir la typologie historique du roman qui est celle de Bakhtine et de revenir sur ce texte d’archive majeur intitulé Le roman d’apprentissage dans l’histoire du réalisme que Bakhtine a écrit dans les années1936 à 1938 et qui commence par un premier chapitre intitulé « Pour une typologie du roman ».

Pour la typologie romanesque historique bakhtinienne autant que pour la mouvance néokantienne qui en est un arrière-fond majeur – par ailleurs largement sous-estimé et souvent même oublié - c’est la question de la finalité qui détermine le canevas théorique. Et la typologie romanesque n’en est que la conséquence3.

Ce qui n’est pas sans écho sur la pratique de la SATOR, dans la mesure où l’analyse topique satorienne ne peut progresser que si elle va au-delà de ce que Bakhtine – et le cercle qui autour de lui croise le fer avec les formalistes russes – désignent justement comme une analyse du « matériau »4. Certes, au départ, le topos tel qu’il est repéré et inséré dans la base n’est d’abord que cela, un pur matériau. Mais ce que nous en faisons ensuite a justement des conséquences quant au rapport entre topique et typologie.

Dans la typologie historique bakhtinienne les formes antiques du roman – qu’il s’agisse d’Apulée, de Pétrone, d’Héliodore, ou d’autres – sont des formes encore inachevées du romanesque. S’il peut l’affirmer, c’est qu’il pense qu’il existe une forme supérieure à un moment décisif de l’évolution historique des formes romanesques à partir de laquelle, disons-le en termes autant hegeliens que kantiens, un retour critique du jugement esthétique sur l’histoire du genre romanesque devient possible. Et si ce jugement esthétique hiérarchise ainsi la typologie, c’est que pour Bakhtine la question du personnage est le critère royal de distinction à partir duquel une critique du jugement esthétique appliqué au roman est faisable. De fait, toute la typologie romanesque bakhtinienne pivote autour de la question du personnage (du héros – герой). On la retrouve dans l’ensemble de ses écrits théoriques et elle s’enracine chez lui profondément dans une philosophie de l’acte [поступок : acte intentionnel, démarche, comportement] qui fait l’objet d’un texte de jeunesse largement oublié (Pour une philosophie de l’acte)5, qui est pourtant une clé de compréhension de toute sa démarche et dans lequel Bakhtine expose sa conception de la relation entre une forme esthétique et le monde, pour laquelle le concept de событие – d’être-avec de « co-être » entre œuvre et monde est centrale, dans une grande proximité avec la phénoménologie husserlienne6.

On devrait en toute rigueur parler d’ailleurs de dimension trans-historique. Les exemples que donne Bakhtine pour le premier type (roman d’aventure) vont d’Apulée à Defoe et à Smolett en passant par le roman picaresque, Francion ou Gil Blas ; le roman d’épreuve est un véritable fourre-tout, il va des Ethiopiques au roman noir et au roman gothique ; le roman biographique va de Saint-Augustin à Fielding, et le roman d’apprentissage, de la Cyropédie de Xénophon à Thomas Mann (Bruddenbooks et Zauberberg).

Si Bakhtine brouille à ce point les époques et les contextes, (l’idée d’anachronisme jouant ici le rôle « d’excuse théorique »)7 c’est bien parce que sa typologie repose, comme nous venons de le rappeler, sur deux critères : 1. l’agencement héros/monde et 2. Le héros comme entité solaire au cœur de l’agencement fictif.

Tant que le critère de la fusion héros/monde est respecté, le roman se situe au sommet de la hiérarchie typologique. Inversement, dans le roman grec, situé au bas de l’échelle, le temps de l’aventure est celui du hasard et la tychè domine la rencontre, tout étant fait de coïncidences et de ce que Bakhtine appelle « l’intrusion des forces irrationnelles dans une vie humaine8 ». Dans les deux cas, la philosophie bakhtinienne de l’acte reste l’arrière-fond et le non-dit majeur de ce qui légitime la typologie romanesque. La concrétude et le bougé historique des analyses masquent donc en fait un tableau axiologique statique qui l’ordonne en profondeur9.

Or c’est ici précisément qu’une poétique et une topique de la rencontre peuvent et doivent entrer en jeu. Ce n’est pas qu’elle ait échappé à Bakhtine, bien au contraire. Mais elle est soumise chez lui à la vectorisation à la fois axiologique et typologique que nous venons de rappeler. Si l’on veut sauver de cette vectorisation à la fois axiologique et typologique ce que rencontre signifie vraiment, il faut lui rendre ce qui lui revient, à savoir non seulement son indétermination, mais aussi – et c’est la même chose – sa multiplicité et sa nature multilatérale (dans la préface à Fictions de la rencontre Stéphane Lojkine parle de spatialité). Tirant les leçons du colloque de 2005 (Topographie de la rencontre dans le roman européen10), le colloque Fictions de la rencontre consacré au Roman comique de Scarron11 avait fortement mis l’accent sur la nécessité de remettre la rencontre au cœur du dispositif topique et plus généralement du romanesque.

La narration, comme le souligne Baptiste Morizot dans un excellent article consacré à la relation entre hasard et rencontre12, peut être définie comme composée de péripéties, lesquelles sont « la mise en présence d’un individu avec une autre entité – personne, objet, discours, événement – de telle manière que cette mise en présence, bien qu’imprévue, transforme l’individu, ou au moins lui impose d’agir ou de réagir », autrement dit la « mise en présence d’une entité personnage avec de l’extériorité »13.

Remarque importante, dans la mesure où l’extériorité est ici replacée là où elle se trouve d’abord, c’est-à-dire dans la multiplicité du texte, et même si celui-ci est considéré, au sens strictement aristotélicien du terme, comme système de l’agencement des faits, σύστασις τῶν πραγμάτων, lequel est toujours aussi un enchaînement de possibles avec basculements et retournements – alors que la typologie historique bakhtinienne saute d’emblée au-dessus de l’extériorité immanente au monde fictif et à ses multiples rencontres pour rejoindre sans aucune médiation le devenir du monde avec lequel s’agence la fiction romanesque – ou plutôt, parce qu’il y a jugement esthétique de valeur, avec lequel dans l’idéal il faut qu’elle s’agence – résurgence schillerienne peut-être, ou plutôt profonde influence de Dostoïevski - vaste sujet.

Dans le roman dit « de voyage », écrit Bakhtine, le héros parce qu’il est « dépourvu de traits particuliers », est « un point mobile dans l’espace » et ce point « ne constitue pas, en tant que tel, le centre d’attention du romancier ». La légitimation philosophique que Bakhtine en donne est que l’homme grec serait purement dans l’extériorité, que pour les Anciens « l’homme intérieur n’existait pas » et « qu’il ne pouvait y avoir rien d’intime, de personnel, de secret chez les Grecs »14.

Passons sur cette façon de voir les choses. Ce qui est certain, c’est que d’un point de vue satorien, cette question n’a plus de sens, puisque l’analyse commence justement par une réduction topique qui n’a pas seulement pour but de ramener le topos à une unité statique – je suis justement parti du contraire au début de mon propos – mais d’arrimer la figure romanesque [ qui peut être le sujet de la phrase topique, mais il peut y avoir aussi des phrases topiques sans sujet] à une dénomination topique repérée qui n’est que le nom d’une séquence et d’une scène concrète complexe où l’on peut observer comment cette diversité unifiée par le topos vient ensuite s’agencer autrement pour ressurgir ailleurs15.

La résurgence topique produit alors un décalage qui aboutit à modifier la tonalité topique. Il peut y avoir dans cette latéralité de la récurrence topique changement de genre – le topos est alors « trans-genre » –, changement de valeur, changement de ton et de mode – « Wechsel der Töne » disait Hölderlin – et ce colloque y ajoute le changement de couleurs.

Mais d’où vient alors la couleur ? Dans une typologie centrée sur le personnage, ou plus précisément sur ce que Bakhtine appelle « l’image du héros », située entre deux pôles – unité statique (roman d’aventure, où le héros n’est qu’un point mobile dans l’espace) et unité dynamique (Tom Jones, David Copperfield, Wilhelm Meister) – c’est le héros qui passe du statut d’unité statique à celui d’unité dynamique et devient alors « une grandeur variable16 ». Et même si Bakhtine reconnaît que la formation (le devenir) du héros peut fortement varier selon « l’assimilation du temps historique » (il peut par exemple y avoir modification du rapport au monde en devenir dans l’idylle, dont le chronotope est pourtant clos et statique), c’est bien le privilège du roman de formation de se déployer autour d’une figure centrale qui évolue « dans le temps historique réel »17. En revanche, dans une typologie centrée sur les modalités d’agencement des unités topiques (comme c’est justement le cas avec Apulée) la tonalité, la couleur, vient du jeu de l’agencement de ces unités. Dans le cas du roman d’apprentissage le plus achevé (puisque tout cela est finalement une question d’achèvement dans une perspective évolutive) le héros se fait en osmose avec un monde qui se fait. C’est pourquoi il peut alors être un échangeur entre deux époques. Il « ne se situe plus à l’intérieur d’une époque mais à la frontière de deux époques, au point de passage d’une époque à une autre époque » et ce passage « s’effectue en lui et à travers lui18 ».

Or, dans une perspective satorienne, ce n’est pas le héros qui joue ce rôle de point de passage, mais le topos. Et à la différence de la vectorisation qui a lieu chez Bakhtine, étant donné le rôle fondamental que joue la péripétie comme rencontre d’un personnage (pas seulement d’un personnage – d’une situation topique aussi) avec une extériorité dans la suite narrative, la signification est par principe toujours multidirectionnelle. Il y a toujours à tout le moins au moins deux voies, toujours au moins choix ou dilemme.

Mais il ne s’agit plus de possibles indissociables de ce que peuvent les personnages, il s’agit de possibles quant au sens général de l’agencement topique. La couleur (rose ou noir) vient de cet effet de basculement – switching, voire swaping – embrayage, hybridation, basculement, changement de tonalité – question que Bakhtine a d’ailleurs tardivement soulevée dans ses carnets peu avant sa mort dans un texte dense et très intéressant, autour de la question de la tonalité en littérature entre rires et larmes :

« Problème de tonalité (le rire et les larmes). Problème de typologie (l‘unité organique des motifs et des images). Signification des larmes et du chagrin dans une vision du monde. L’aspect larmoyant du monde. La commisération. Découverte de cet aspect chez Shakespeare (sa combinaison des motifs). […] Appauvrissement des tonalités de la littérature mondiale. Nietzsche combattant la commisération. Culte de la force et du triomphe. […] La vérité ne peut pas triompher et vaincre […] Les larmes (au même titre que le rire) comme situation extrême (lorsque l’action pratique est impossible). […] La fausse note. Le bourreau sentimental. Associations complexes de la carnavalerie et du sentimentalisme (Sterne, Jean-Paul et d’autres) etc.) 19»

Au début des Métamorphoses Apulée d’emblée fait dire à son personnage qu’il est un échangeur de langues. Il écrit en effet un roman grec en cette langue latine qu’il a apprise, et il annonce qu’il le fait « desultoriae scientiae stilo » : « le genre que j’aborde ici relève de l’art de la voltige » traduit Grimal. Le desultor, c’est l’artiste qui au cirque saute d’un cheval sur un autre, le voltigeur. C’est aussi l’homme volage. Traduction, translation, voltige. Du grec au latin, mais aussi d’un état à un autre. La thématique de la métamorphose et le mécanisme de basculement des situations ne sont qu’un seul et même plan de la fiction. Au chapitre 7 du livre I des Métamorphoses, le personnage de Socrate complète le programme :

« Aristomène, répondit-il, ah ! tu ignores les détours subits de la fortune, ses attaques soudaines (instabiles incursiones), ses retournements de manège / ses détours hasardeux (lubricas ambages) : Tu ignores, Aristomène, les vicissitudes réitérées (reciprocas vicissitudines) de la fortune20. »

La tonalité ambivalente de l’écriture d’Apulée, entre moments heureux et retournements du hasard, on ne cesse de la rencontrer de l’antiquité à 1800 (s’il fallait arrêter à 1800 l’enquête satorienne). Et le rose et le noir ne cessent de s’entrelacer chez Héliodore et chez Achille Tatius, la tonalité rose dominant chez Longus. Chez Apulée, cette alternance de rose et de noir répond à un type d’enchaînement qui correspond justement à la prouesse de cirque dont il est ici question. En annonçant ainsi la couleur dès le début, Apulée nous introduit dans un type romanesque caractérisé par cette fonction d’échange, de voltige, on pourrait aussi dire cette nature volage de la narration. D’emblée aussi les topoï arrivent, ceux que nous reconnaissons immédiatement. Dès le chapitre 7 des Métamorphoses, dans le récit de Socrate, apparaît BRIGANDS ATTAQUER, un topos dont Satorbase 14 occurrences : un texte médiéval (le roman du Comte d’Anjou), J. P. Camus (4), J. P. Dupont, L’Enfer d’amour (1), l’Abbé de Pure (3), Scarron (1), Marivaux (3), Rétif (1). C’est bien peu. Compléter la liste et l’exploiter remplirait largement un colloque.

Dans ce même paragraphe, long d’à peine une page apparaissent deux situations fortement récurrentes. Nous pourrions dénommer la première (« Malheureux que je suis ! C’est en courant après le plaisir de voir un spectacle de gladiateurs dont tout le monde parlait que je suis tombé dans ces malheurs21 ! ») de manière intuitive et improvisée, « ALLER SPECTACLE SUITE FATALE » ou « CHERCHER PLAISIR CAUSER ENNUIS ». Trois phrases plus loin Socrate raconte qu’il demande l’asile à une cabaretière qui l’invite à un agréable repas, le pousse ensuite à partager son lit et l’entraîne dans une suite de malheurs22. Appelons de manière intuitive le topos que nous voyons ici apparaître « RENCONTRE AUBERGE SUITE FATALE ». Et ainsi de suite. Tout le texte obéit à ce tourniquet de l’enchaînement qui ne cesse d’accuser l’aléatoire du devenir et l’indétermination de la rencontre et dont la thématique (la métamorphose) est indissociable d’un dispositif pour lequel les « lubricas ambages » de la fortune et celles de ses « incursions instables » sont aussi celle de la voix narrative et de son jeu.

Il suffit maintenant de suivre la pente de notre souvenir de lecteur et d’explorer dans notre vaste mémoire de lecteurs le Decamerone, les nouvelles de Bandello, L’Heptaméron, la tradition des histoires tragiques et de poursuivre jusqu’à Sade. Tout confirme la profonde résilience de ce type romanesque dans lequel, encore une fois, ce n’est pas l’image du héros qui est le centre de gravité de la fiction mais le jeu instable de ces basculements topiques, cet art de la voltige narrative, dont relève pleinement l’ambivalence entre le rose et le noir.

Il ne reste plus que le temps d’esquisser maintenant pour conclure l’horizon du sujet, à partir de quelques remarques sur le Decamerone et de quelques autres sur Sade. Dans le Decamerone, selon les livres, le tourniquet s’arrête, comme la roulette du casino, sur la case issue heureuse ou issue tragique. Les trois premières journées – et quel que soit l’enchaînement topique (topoï de ruse, de tromperie, d’imposture, hasards du destin, etc) – ont une issue heureuse. Celles de la quatrième journée, une issue malheureuse, cruelle, tragique. Celles de la cinquième journée, une issue heureuse par topos de mariage. Celles de la sixième une issue heureuse assurant le triomphe de la vérité. Celles de la septième reposent sur des topoï de travestissement avec pointe finale facétieuse, etc. Les histoires tragiques, allant toujours de manière unidirectionnelle vers une inévitable issue sanglante et cruelle, se nourrissent très souvent de leur substance contraire, le récit sentimental.

Tout change bien sûr avec Sade : le substrat théologique des histoires tragiques est explicitement renversé et remplacé par son contraire ; le processus unidirectionnel du Mal est triomphant, répondant à l’exposition des passions selon un augustinisme par excès, mais a-théologique. A la voix off moralisante se substitue l’exposition des raisons de sa dérision et la réutilisation des mêmes topoï n’a ici plus qu’une seule et unique fin : celle de la présentation réitérée de l’ironie du Mal, poussée jusqu’à ce qu’il soit indécidable de savoir si cette ironie du Mal est celle du destin aveugle (structure tragique) ou celle de l’affirmation obstinée de la Vérité comme regard cruel et ironique sur le spectacle de la cruauté humaine. Il y a des exceptions à la règle, comme lorsque, dans Les Crimes de l’Amour, la tonalité authentiquement sadienne vient à se confondre à ce point avec son contraire que la voix de la vertu domine celle du crime et qu’au tout dernier moment la vertu peut même triompher et le Méchant être terrassé, comme c’est par exemple le cas dans Laurence et Antonio.

Mais une chose est certaine : dans tous les cas de figure, dans cette longue lignée qui conduit d’Apulée à Sade, le topos joue bien le rôle d’échangeur, desultoriae scientiae stilo, par quoi se fait le transfert du rose au noir, par quoi aussi ce transfert laisse apparaître à un degré de profondeur humaine compatible autant avec le rose que le noir l’ambivalence des contraires.

Il faut conclure arbitrairement. Faisons-le en disant que ce que le rose et le noir ont en commun, c’est qu’ils usent et abusent de la répétition, et qu’il n’est pas absurde de penser que la fiction sadienne par exemple est peut-être plus susceptible de « faire rire » que de faire trembler. Mais c’est un rire bien particulier, qui relève de ce que Clément Rosset appellerait la « logique du pire » – autant celle du cinéma muet, et tout particulièrement des films où Buster Keaton pousse justement jusqu’à sa logique ultime le vertige d’une répétition absurde dans laquelle le spectateur ressent autant la vanitas de l’enchaînement des événements qu’il jouit de son effet hilarant. Deux choses s’expriment dans cette répétition : la première est la répétition d’une obstination. Dans la belle anarchie de ses commencements, le cinéma se plaisait à mettre lui aussi en scène l’absurdité d’une sorte de quête obstinée du ratage, de la catastrophe, de la mauvaise rencontre, de l’accident, bref de toute la négativité qui travaille le réel dans la réitération. D’autre part, cette même obstination de réitération laisse entendre le sourd battement d’une profonde pulsion. Tout comme le film muet satisfait le désir de mourir de rire du spectateur, le scénario du roman noir répond à son besoin obstiné de fiction terrorisante et à l’ambivalence du gain de plaisir que promet sa réitération.

Notes

1

Cette communication part du constat qu’il y a encore beaucoup à préciser dans le travail de bricolage théorique que nous menons à la SATOR depuis si longtemps. Il s’agit aussi de répondre à l’argumentaire rédigé par Stéphane Lojkine pour l’annonce de ce colloque. Si les réflexions consacrées aux rapports entre topique et typologie relèvent de questions traitées bien plus en détail dans un article théorique de fond rédigé pour le n° 3 de notre revue TOPIQUES. Etudes satoriennes (2017) consacré aux rapports entre topique et topographie, le début de l’article revient aussi sur une thématique que nous avons abordée lors du XVIe colloque international de la S.A.T.O.R (Kingston, octobre 2002). Cf. J.P. Dubost « Topos, répétition et différence », dans Etrange topos étranger. Actes du XVIe colloque de la SATOR Max Vernet éd., Presses de l’Université de Laval, 2006, p. 3-15 (repris dans le numéro 2 de TOPIQUES. Etudes satoriennes).

2

Gilles Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1976, p. 7.

3

Malgré les apparences cette typologie, qui est archi-connue (roman de voyage, roman d’épreuve, roman biographique, roman d’apprentissage) n’est pas le véritable centre de gravité de la problématique bakhtinienne dans cette étude. Elle en est plutôt le résultat. Ce qui est au centre de la pensée de Bakhtine dans ce texte, c’est l’analyse du rapport du roman au monde à partir d’exigences méta-descriptives qui font l’arrière-fond complexe et surdéterminé de sa théorie du roman – surdéterminées parce qu’elles impliquent une esthétique générale fortement inspirée de la pensée néokantienne et des grandes théories esthétiques allemandes et autrichiennes de la fin du XIXe et du début du XXe (celles d’Adolf Hildebrand, Konrad Fiedler, Oskar Walzer, mais aussi Cassirer et Dilthey) auxquelles le cercle de Bakhtine s’est étroitement confronté et sur lesquelles, il faut bien le dire, une certaine lecture édulcorée de Bakhtine continue de faire très largement l’impasse. Voir aussi plus bas note 9.

4

Cf. Le problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire (in M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, p. 21-82).

5

Mikhaïl Bakhtine, Pour une philosophie de l’acte, Editions l’Age d’Homme, 2003.

6

La phénoménologie husserlienne fait partie des multiples enracinements de la théorie bakhtinienne, auxquels celui-ci adjoint tout l’apport de la tradition russe (Dostoïevski, Berdiaeff et autres). Si cet emmêlement très complexe n’est pas perceptible dans les textes consacrés à la typologie romanesque, en revanche il en assure le socle philosophique en amont. La parenté avec la phénoménologie est particulièrement repérable dans Pour une philosophie de l’acte. Dans un article paru dans la revue Esprit (« Pourquoi Jakobson et M. Bakhtine ne se sont jamais rencontrés », Esprit, janvier 1997), T. Todorov en avait mis en avant l’importance pour la compréhension de l’œuvre.

7

« Fécondes au début, les formes des genres étaient consolidées par la tradition ; elles continuèrent à persister par la suite, obstinément, même après avoir perdu complètement toute signification véritablement productive et adéquate. D’où la coexistence, dans la littérature, de phénomènes profondément anachroniques, ce qui complique à l’extrême le processus historico-littéraire », Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, p. 238.

8

Formes du temps et du chronotope, I, Le roman grec, in Esthétique et théorie du roman, op. cit. p. 246.

9

Comme nous le relevions plus haut, la difficulté majeure que soulève la théorie bakhtinienne est que cette axiologie, qui est à la fois une théorie du sujet et de la perception décalée du personnage de la part de son créateur n’est plus au centre de l’analyse dans les textes consacrés à la typologie romanesque. C’est la fameuse question de l’exotopie qui fait l’objet des analyses parfois difficiles à suivre qui font la substance de ce texte majeur qu’est L’auteur et le héros (voir Esthétique de la création verbale, Gallimard 1979, p. 27-110). Or il y a une unité indissociable dans la théorie bakhtinienne entre une « morphologie » de la fiction, c’est-à-dire le souci de détecter dans une forme donnée la captation (ou non) du temps historique (plus inspirée qu’on ne le pense par Goethe), elle-même déterminante pour le tableau typologique final, et une esthétique de la capacité d’une forme à synthétiser l’espace-temps, qui elle s’enracine directement chez Kant et dans l’esthétique générale d’inspiration néo-kantienne.

10

Topographie de la rencontre dans le roman européen. Etudes réunies par Jean-Pierre Dubost, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2008.

11

Fictions de la rencontre. Le Roman comique de Scarron, sous la direction de Stéphane Lojkine et Pierre Ronzeaud, Presses Universitaires de Provence, 2011.

12

« Hasard et rencontre : pour une topique philosophique », ds. Fictions de la rencontre. Le roman comique de Scarron, op. cit. p. 33-45.

13

Ibid., p. 37.

14

Formes du temps et du chronotope. II Biographie et autobiographie antique, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 281.

15

Soit par exemple la phrase topique ABANDONNER ENFANT (premier topos dans la liste des topoï sur SATORBASE). Cette phrase est sans sujet concret. La phrase topique dit « Un enfant est abandonné ». C’est un processus. Le sujet, lui, est positionné au cœur de ce processus, avec tous les circonstantiels qui définissent celui-ci et le saturent. C’est l’occurrence qui fait apparaître des lieux, des noms propres (Montpellier), des dates, quatre hommes et deux femmes, une chaloupe qui aborde etc. - et donc une topographie et même une synesthésie, une scène et des images-mouvements.

16

Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 227.

17

Ibid., p. 229.

18

Ibid., p. 230.

19

Les carnets 1970-1971, Esthétique de la création verbale, p. 360-361.

20

Apulée, Les Métamorphoses, in Romans grecs et latins, Gallimard/Pléiade, 1958, p. 148.

21

Ibid, p. 149.

22

Ibid.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique