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Introduction

La traduction est invention. Le déplacement du contexte culturel, historique et temporel fait de la traduction une occasion de réfléchir sur les processus de déterritorialisation du topos et de globalisation de la littérature.

Des traducteurs japonais tels que Tatsuhiko Shibusawa (1928-1987), l’un des auteurs les plus influents dans les années 1960 au Japon dans le champ de la culture française, et Kôsaku Ikuta (1924-1994), professeur à l’Université de Kyoto, qui a traduit de nombreuses œuvres françaises, dont celles de Georges Bataille, de Pieyre de Mandiargues et de Raymond Queneau, ont tenté de transposer des textes français en textes japonais de manière à les rendre compréhensibles par leurs contemporains, et de montrer par leurs traductions les spécificités des œuvres romanesques de Rétif et de Sade.

S’il est indéniable que des préjugés culturels affectent le travail de ces deux traducteurs, il est nécessaire de se demander dans quelle mesure les traductions japonaises, en tant que processus de déterritorialisation, ne relèvent pas simplement d’une déformation du texte-source, mais également d’une évaluation, ou d’une révélation de certains aspects des œuvres.

Dans la première partie de cet article, nous nous attacherons à l’analyse de la traduction de Sade au regard de l’influence du Gesaku non seulement sur le plan formel, mais aussi narratologique et idéologique. Dans le cas de la traduction de Monsieur Nicolas de Rétif, nous réfléchirons à une sorte de détournement vers l’érotisme. Cette traduction étant probablement sous l’influence de celles de Sade, elle accentue visiblement la noirceur de l’autobiographie de Rétif.

Il nous semble que l’analyse des composantes du caractère des personnages, en particulier pour ce qui concerne la sexualité, au regard de la tradition japonaise, nous donne des clés pour évaluer ce processus de déterritorialisation inhérent à la traduction.

Sade assimilé par la tradition littéraire japonaise : une traduction sous l’influence du Gesaku

Dans la traduction faite par Shibusawa des œuvres de Sade, on peut noter qu’il emprunte des vocables à une sorte d’argot, que l’on appelle Gesaku (戯作), en usage dans la littérature japonaise du XVIIIe siècle. Le terme signifie au sens littéral écriture pour divertissement. Ce terme Gesaku renvoie en général à des romans publiés à Édo (l’ancien nom de Tokyo) à l’époque d’Édo (1603-1868) depuis le milieu du XVIIIe siècle, et ce corpus est divisé en quelques sous-catégories comme Share-bon (洒落本), livres qui décrivent les mœurs dans des lupanars, Ninjô-bon (人情本), romans d’amour, et Kusazôshi (草双紙), livres d’images[1].

Le Gesaku se caractérise par une forme de gratuité, l’hédonisme et l’indifférence aux événements sociaux et politiques ; ce corpus n’a aucun but idéologique, pédagogique ni académique. Ces romans relèvent en ce sens d’une littérature d’amusement. D’une manière générale, les écrivains de la période d’Édo appartiennent à la classe dominante, Bushi (武士). Mais, vu le féodalisme dans lequel la hiérarchie sociale est invariable, plus ces hommes cultivent les lettres, plus ils ont tendance à la mélancolie. Cette expérience les amène à décrire l’environnement quotidien, et à écrire une littérature dédiée à la sexualité, censée être inférieure en comparaison de la littérature historique, traditionnellement préférée par la classe intellectuelle japonaise. Comme l’une des raisons d’être du Gesaku est de fournir un divertissement, son essence repose sur l’inutilité littéraire. Aucune visée, ni signification, ni responsabilité, tel est l’esprit du Gesaku comme le montre cette phrase d’une chanson populaire dans la dernière période d’Édo :

Vous vous amusez dans le saule, saule.
C’est un remède pour la vie que de vivre en s’amusant.
On obéit à l’abricotier, et s’ébranle du vent des cerisiers.
Ça dépend des vents tous les jours.
Pas de mensonges, ni de vérité, ni d’obligations[2].

Une des quintessences du Gesaku consiste dans le Cha (茶), qui désigne le rire sinon joyeux ou ironique, du moins presque inutile, détendu : « L’esprit du Gesaku, dit-on, est de parvenir au Cha. Dans le Gesaku, il n’y a aucune émotion profonde, ni quelques leçons moralisantes, nous sommes loin des Lumières. On ne rencontre dans le Gesaku que le rire insignifiant du Cha[3] ».

Les effets rhétoriques de l’argot du Gesaku

Dans la traduction japonaise de Sade par Shibusawa, l’argot du Gesaku est utilisé avant tout pour traduire les termes sexuels propres à Sade. Par exemple, le sperme est traduit par Jin-sui (腎水), l’anus par Kikuza (菊座), enculer par Saibi-suru (裁尾する)[4]. Ce type d’expressions est peu connu des Japonais du XXe siècle, si bien que le lecteur contemporain n’est pas en mesure de comprendre exactement la signification des termes du Gesaku sans dictionnaire, bien qu’il soit possible de l’inférer du contexte.

L’utilisation du jargon hermétique du Gesaku réussit d’une certaine manière à donner au lecteur une impression archaïque, élégante et mystérieuse étant donné que ce lexique n’a pas pour le lecteur contemporain de connotation sexuelle malgré ses significations propres et originales ; celui-ci crée un univers isolé du monde quotidien et banal. Il est en conséquence juste de dire que ces traductions japonaises de Sade s’écartent un peu de la cruauté et de l’érotisme des textes originaux. Il est aussi pertinent de remarquer que l’univers sadien représenté à la manière du Gesaku perd plus ou moins le poison contenu dans le style brut des textes originaux.

L’influence du Gesaku sur le plan narratif et formel

L’influence du Gesaku ne découle pas seulement de l’emprunt d’un argot, car il nous semble que la traduction de Shibusawa hérite aussi de l’esprit et des caractéristiques du Gesaku. Il s’agit d’abord du style de la narration. Le Gesaku, qui se développe sous la forme du roman populaire, est raconté par le narrateur ou le héros dans un registre familier, dans la mesure où les écrivains ont pour but avant tout de divertir les lecteurs, qui ne sont pas à même de percer les intentions pédantes et les rhétoriques littéraires des intellectuels. Les auteurs de Gesaku ne se privent pas de répondre à leurs attentes, comme c’est le cas pour les romans d’amour dans des lupanars tels que le Share-bon et le Ninjo-bon que nous avons déjà remarqués. La narration du Gesaku repose sur un registre de langue non formel, utilisé dans la vie de tous les jours. On appelle en japonais ce type de littérature Kôdan (講談) : le terme désigne un conte oral traditionnel au Japon.

Cette spécificité apparaît également dans la narration de Justine, l’héroïne des trois versions de Justine. Dans certaines œuvres de Sade et de Rétif telles que le cycle de Justine-Juliette et Monsieur Nicolas, l’autobiographie de Rétif, le narrateur-héros raconte sa vie rétrospectivement. Ce mode de narration est davantage présent dans la tradition japonaise du conte oral, et pour proposer une traduction plus familière au lecteur japonais, Shibusawa, me semble-t-il, traduit Sade à la manière du Gesaku sur le plan narratif. Sur ce point, on peut trouver une convergence entre les auteurs du Gesaku et Shibusawa, car leur réussite dépend particulièrement de la compréhension des lecteurs.

Par exemple, quand il tente de traduire Les Infortunes de la vertu, Shibusawa introduit un intertitre au début de chaque scène, intertitre qui n’existe pas dans les textes originaux, comme À propos du tonnerre et de la dernière sentence[5]. Il est à noter que ce type d’intertitres ne respecte pas toujours la formulation du texte original. En effet À propos du tonnerre et de la dernière sentence est inséré au milieu d’un paragraphe avant la phrase : « Les meilleures nouvelles arrivaient de Paris […] » :

Et ces deux femmes embrassaient à l’envi les genoux d’un si généreux ami et les arrosaient de leurs pleurs. M. de Corville et Mme de Lorsange s’amusaient excessivement de faire passer Justine de l’excès du malheur au comble de l’aisance et de la prospérité ; […] le rire effacé depuis si longtemps de ces lèvres de corail y reparut enfin sur l’aile des plaisirs. [À propos du tonnerre et de la dernière sentence]. Les meilleures nouvelles arrivaient de Paris, M. de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle de M. S. qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Justine et pour lui rendre une tranquillité qui lui était aussi bien due[6]

Shibusawa introduit un intertitre, que nous insérons dans la citation, pour soumettre le texte à une nouvelle division. Il est possible d’avancer que ce type d’intertitre fait écho au conte oral japonais, et sert de résumé aux lecteurs. Mais on doit retenir le fait que le traducteur déforme le texte original sur le plan formel.

Le Sade de Shibusawa semble – pour les Japonais – plus facile à lire et à aborder que les textes originaux, malgré l’emprunt à l’argot du Gesaku. Le succès de la traduction de Shibusawa s’explique aussi par les différences linguistiques. En japonais il n’existe pas d’équivalent du passé simple ou du subjonctif, modalités principales de la narration des œuvres de Sade et de Rétif. Mutatis mutandis, la langue japonaise n’a que le passé composé, l’imparfait et le plus-que-parfait, au mode indicatif, pour exprimer le passé. Tandis qu’il est presque impossible pour les Français d’aujourd’hui de considérer comme relevant du registre familier ou populaire les textes originaux de Sade, qui sont écrits au passé simple, tout au contraire, les lecteurs qui lisent Sade au travers de la traduction japonaise expérimentent la lecture comme si sa narration s’effectuait dans une langue familière et bien compréhensible. Ce type d’artefacts rhétoriques se produit immanquablement par l’effet de la différence des langues.

L’esprit du Gesaku : une tentative d’introduire Sade au Japon

La traduction et la présentation de Sade par Shibusawa reposent sur l’esprit du Gesaku, synonyme d’inutile-insignifiant-irresponsable. Il est remarquable qu’avant Shibusawa quelques chercheurs avaient essayé de traduire en japonais les œuvres de Sade, mais que son nom était longtemps resté inconnu du public japonais. Il a fallu attendre le travail de Shibusawa pour que se répande au Japon la littérature de Sade[7].

Le succès de Shibusawa découle non seulement de la qualité de ses traductions, mais aussi du nombre d’essais littéraires qu’il a écrits parallèlement à la publication des œuvres qu’il a traduites. Les échecs des précédents traducteurs sont dus à la mauvaise compréhension et à la réputation de Sade : il était par conséquent impossible pour le lecteur japonais de se faire une idée exacte de cet auteur. En ce sens, Shibusawa est un génial essayiste. Il est arrivé à transformer la réputation de Sade.

Mais on doit prêter attention au fait que ces essais manquent d’originalité sur le plan littéraire, parce que Shibusawa a recours à la critique française ainsi qu’à Bataille et à Blanchot, quand il tente d’informer le lecteur japonais sur l’importance de Sade dans l’histoire littéraire[8].

D’autre part, Shibusawa construit des images qui valorisent Sade en mettant en avant une caractéristique propre à l’auteur : l’utopiste. En effet, il privilégie un Sade qui tend à réaliser son utopie par l’imaginaire plutôt qu’un Sade érotique, celui de la psychanalyse. Citons un passage de son essai « Le souvenir de Madame de Sade », dans laquelle il précise sa position par rapport à Sade :

Mes considérations concernant Sade reposent d’un bout à l’autre sur la tradition méditerranéenne, celle des libertins du XVIIIe siècle. Par rapport à celles de M. Yukio Mishima, elles sont quelque peu différentes. Par conséquent, je me suis senti un peu mal à l’aise en voyant que M. Mishima faisait l’éloge du film Le Vice et la vertu (1963) de Roger Vadim : mettant en rapport Sade et Wagner, Sade et Nietzsche, il écrit que « ce film représente bien la philosophie de la joie éternelle, la mort et la beauté au-delà de la torture et l’esclavage ».
Si mon Sade tient de l’esprit de géométrie, il s’agit de l’utopiste, celui de M. Mishima est le Sade de l’euphorie sensuelle noire, le Sade du Crépuscule des dieux. Il y a quelques différences entre nous dans la manière de comprendre Sade. Ou plutôt, il serait plus juste de dire que nous l’avons interprété chacun à notre manière[9].

Madame de Sade, une pièce de théâtre écrite en 1965 par Yukio Mishima, est célèbre aussi bien au Japon qu’en France. Tandis que Mishima met l’accent sur la sensualité dans les œuvres de Sade, Shibusawa insiste sur un Sade utopiste, moins érotique.

Il est important de signaler que la lecture de Sade par Shibusawa a une telle influence sur les lecteurs japonais que Sade et Shibusawa ont longtemps été pensés comme inséparables au Japon. Ajoutons que les traductions de Sade par Shibusawa ne sont généralement pas des traductions intégrales. De ce point de vue, son travail de traducteur doit beaucoup à ses propres critères esthétiques. Du reste, les œuvres de Sade sont par trop redondantes et il était donc nécessaire de choisir les parties à traduire. Alors même que tout traducteur ne peut éviter de modifier le texte qui fait l’objet de son travail, Shibusawa revendique l’arbitraire de ses choix, il s’en amuse même. Nous venons de distinguer une des spécificités du travail de Shibusawa : même si celui-ci a exprimé maintes fois son désir de traduire les œuvres de Sade dans leur intégralité, il s’en est tenu à une traduction sélective en extrayant ce qu’il trouvait intéressant dans le texte de Sade. Sous cet angle, est-il un traducteur fidèle et sincère ? – Il est pour le moins un lecteur assidu de Sade. Et il est clair qu’il a découvert un moyen d’aborder le monde sadien en présentant une façon de s’en amuser.

La vertu entre Sade et le Gesaku

La question de la morale ou de la religion, la discussion philosophique chez Sade au travers de la traduction de Shibusawa, subissent-elles l’influence du Gesaku ? Pour répondre à cette question, il faut nous intéresser à un genre du Gesaku, le Share-bon (洒落本). Il s’agit des livres qui décrivent des scènes de divertissement plus ou moins érotique dans un quartier où habitent des prostituées. Le Share-bon est composé par des chercheurs qui étudient le chinois pour leur loisir. Il s’agit d’une sorte de parodie, car l’étude de la littérature chinoise consiste en principe dans l’exégèse des textes classiques ; dans le Share-bon on décrit d’abord des lupanars, et ensuite on commente cette description, comme si cette activité était élevée et éminente. Le Share-bon mime l’exégèse littéraire en justifiant avec humour l’obscénité et l’érotisme de ce qu’il décrit par un commentaire parodiant la morale et la tradition chinoises du confucianisme.

On peut trouver des affinités entre le Share-bon et Sade, qui expose inlassablement sa philosophie du mal et vise à bouleverser la morale chrétienne, étant donné qu’il y a entre eux le point commun de l’humour noir. Mais au Japon, un pays longtemps étranger au christianisme, les sacrilèges de Sade ne réussissent pas à choquer le peuple autant que dans la France du XVIIIe siècle. Est-il possible d’avancer que Shibusawa a recours au style parodique du Share-bon pour traduire en japonais la violence des œuvres de Sade ? En tout cas, l’érotisme de Sade est transposé dans le contexte du Gesaku, par lequel Shibusawa transmet les idées sadiennes par le biais de l’humour noir.

Il faut prendre en considération des différences dans la conception de la sexualité. Par exemple, à l’époque d’Édo, l’homosexualité n’est pas rare, si bien qu’un terme argotique pour exprimer la sodomie, « Saibi-suru », existe. Ce mot, qui n’est plus courant dans le japonais contemporain, témoigne du fait que la population de l’ancien Japon considère la sodomie comme un acte ordinaire. Alors que dans Les Infortunes de la vertu Justine est étonnée de la relation homosexuelle du marquis de Bressac, la sodomie n’est jamais un tabou dans le contexte d’Edo, quoique les Japonais dans la société contemporaine, largement influencée par la culture occidentale, la considèrent autrement qu’à cette époque.

En tout cas, il est pertinent de remarquer que l’argot du Gesaku reflète une familiarité à l’égard d’une sexualité interdite au regard de la culture chrétienne, en même temps que celui-ci représente une sorte d’archaïsme. De ce point de vue, les emprunts au Gesaku ont pour fonction de réduire l’érotisme brut enraciné dans les œuvres de Sade.

Si l’on tentait de découvrir une composante commune aux textes originaux de Sade et aux traductions japonaises, ce serait avant tout le comportement extraordinaire, surhumain et inhumain de la vertueuse Justine. Même s’il y a des différences culturelles et religieuses entre les deux pays, Justine est étrange à la fois pour les lecteurs français et japonais. Elle témoigne d’une force extravagante face aux tortures incessantes des libertins :

Dans aucune circonstance de ma vie les sentiments de religion ne m’avaient abandonnée ; méprisant les vains sophismes des esprits forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’une ferme persuasion, je leur opposais ma conscience et mon cœur, et trouvais au moyen de l’une et de l’autre tout ce qu’il fallait pour y répondre[10].

L’attachement de Justine à la vertu semble extrêmement fort, et la cruauté des libertins est facile à percevoir malgré l’épreuve de la traduction japonaise. Autrement dit, même si le traducteur met l’accent sur l’érotisme et la philosophie du vice de Sade, dans la mesure où ceux-ci témoignent de façon spectaculaire des spécificités de cet auteur, l’étrangeté de Justine n’en demeure moins pas intacte, au filtre de la traduction, malgré la distance culturelle et temporelle. Le vice est compréhensible, mais la vertu de Justine reste énigmatique.

La traduction de Monsieur Nicolas de Rétif : un penchant à l’érotisme

La traduction partielle de Monsieur Nicolas de Rétif en japonais, faite par Kôsaku Ikuta en 1977, à une époque où sont déjà traduites en japonais plusieurs œuvres de Sade, est sous l’influence de la traduction et de la présentation de Sade par Shibusawa. La traduction de Monsieur Nicolas par Ikuta est publiée avec quelques œuvres de Sade, Dialogue entre un prêtre et un moribond, Les Infortunes de la vertu, La Philosophie dans le boudoir, notamment, traduits par lui dans la Collection de la littérature mondiale de Chikuma. Il est de ce fait clair que l’on considère Sade et Rétif comme relevant de la même espèce d’écrivains, en particulier sur le plan érotique.

La traduction de Rétif par Ikuta accentue la dimension sexuelle et psychanalytique de l’œuvre. Le passage du rose au noir, la sexualité et les malheurs du protagoniste prennent des couleurs plus violentes dans la mesure où Ikuta, au contraire de Shibusawa, n’emprunte pas à l’argot du Gesaku. Sa traduction traite plus immédiatement de l’érotisme présent dans l’autobiographie de Rétif que dans des œuvres de Sade. En effet, Ikuta affirme l’importance de la sensualité que provoque une tendance chez Rétif à aller jusqu’à l’exhibitionnisme :

Il serait possible de dire que Rétif ne cache rien aux lecteurs sur son caractère et sa vie, et qu’il est un exhibitionniste sans précédent. Bon gré mal gré, l’auteur ne retient pas ses aveux sur ce qu’il a expérimenté. L’objet principal de sa création littéraire consiste dans son vif intérêt pour les femmes, et son psychisme de la perversion qui dévoile sa vie sexuelle[11].

À proprement parler, la Collection de Chikuma propose des parties de la première à la cinquième époque, mais elle ne recouvre pas parfaitement tous les épisodes de Monsieur Nicolas. Étant donné que la traduction intégrale de cette autobiographie immense est difficilement envisageable, le choix des passages à traduire dépend seulement du traducteur, qui est sous l’influence de Shibusawa. Force est d’admettre que la traduction de Rétif par Ikuta s’intéresse à l’évidence par trop à son érotomanie : l’aspect noir de l’autobiographie rétivienne est plus estimé que le rose. Il nous semble que les représentations de la vie rustique de Nicolas sont mises au second plan par le traducteur.

Relevons un des passages auxquels Ikuta et certains critiques japonais accordent de l’importance : il s’agit d’une évocation sincère du fétichisme de Nicolas :

Les filles les plus soigneuses sur elles étaient, comme de raison, celles qui plaisaient davantage ; et comme la partie la moins facile à conserver propre est celle qui touche la terre, c’était à la chaussure qu’il donnait machinalement sa plus grande attention. Les filles déjà nommées, Agathe Thilhien, Reine Miné, surtout Madeleine Champeaux étaient les plus élégantes d’alors ; leurs souliers, soignés, recherchés, avaient, au lieu de cordons, ou de boucles, qui n’étaient pas encore en usage à Sacy, de la faveur bleue, ou rose, suivant la couleur de la jupe. Je songeais à ces filles avec émotion ; je désirais... je ne savais quoi, mais je désirais quelque chose, comme de les soumettre[12].

Cette description du fétichisme de Nicolas apparaît plus compréhensible que d’autres éléments dans Monsieur Nicolas tels que l’utopie autarcique et une tendance au patriarcat. L’intérêt confessé du héros pour le pied des femmes repose sur un érotisme direct, une sorte de voyeurisme, et l’explication du narrateur à ce sujet est du point de vue psychanalytique assez claire. Par conséquent, il est pertinent de penser que l’érotomanie présente dans l’autobiographie rétivienne intéresse le traducteur et le lecteur japonais du fait de son caractère compréhensible, et pour ainsi dire par empathie sur le plan sexuel.

Conclusion

Afin de permettre au lecteur japonais d’avoir accès aux personnages de Sade, qui sont inséparables de la conception de vertu dans un contexte chrétien et occidental ou de la situation sociale propre à la dernière période du XVIIIe siècle en France, un traducteur tel que Shibusawa a recours au Gesaku. Ce dernier assume une médiation culturelle. Celle-ci passe d’abord par des emprunts à un argot sexuel qui renforce le caractère archaïque et mystérieux de Sade, l’érotisme présent dans les œuvres de Sade étant diminué du fait des difficultés pour comprendre immédiatement ce que ces termes signifient. Cette médiation concerne aussi la narration. Les œuvres de Sade à la première personne peuvent entrer en résonance avec la tradition littéraire du conte oral au Japon. Enfin, cette médiation est d’ordre idéologique. Sade, tel qu’il est assimilé dans la tradition littéraire japonaise, apparaît comme un écrivain qui construit par l’imaginaire un univers hédoniste et utopiste, d’autant plus que le Gesaku vise l’inutilité, l’insignifiance, l’irresponsabilité.

En revanche, la traduction de Rétif ne témoigne pas de beaucoup de spécificités de la culture japonaise, sinon que l’érotisme apparaît plus brut et direct dans sa lecture, sans l’emprunt de l’argot comme le Gesaku. Il est pertinent de dire que le travail de Shibusawa est plus redevable à la tradition japonaise en même temps que celui-ci accentue le passage du rose au noir, inhérent à l’œuvre sadienne, par le biais de l’emploi de termes classiques japonais, et que sa traduction de Sade fournit un exemple significatif de déterritorialisation. Il est aussi clair que la traduction de Shibusawa modifie immanquablement les textes de Sade.

À travers le filtre de la traduction japonaise, de la présentation et l’évaluation plus ou moins imprégnées des préjugés des traducteurs, on rencontre des spécificités de ces deux œuvres : d’un côté, l’attachement extrêmement tenace de Justine à la vertu, qui surgit dans une opposition entre la vertu et le vice, ou un passage du rose au noir, chez Sade. D’un autre côté, chez Rétif, on observe une sorte d’universalité de l’érotisme, en particulier du fétichisme que le narrateur attribue au héros.

L’analyse des traductions de Sade et de Rétif démontre que la traduction est inévitablement invention et que cette inventivité a pour effet d’ouvrir la voie à de nouvelles interprétations du texte, impossibles à la seule lecture des textes originaux. Il s’agit là d’effets inhérents à la globalisation de la littérature explorée par beaucoup de tentatives de traductions.

 

Notes

[1]

Cf. Yukihiko Nakamura, Gesaku-ron (Recherches sur le Gesaku), Tokyo, Kadokawa-syoten, 1966, p. 17-35 et Mitsutoshi Nakano, 18seiki-no-edo-bungei (La Littérature à Édo au XVIIIe siècle), Tokyo, Iwanami-syoten, 1999, p. 124-142.

[2]

Hinako Sugiura, Edo-Gesaku (Le Gesaku à l’époque d’Édo), Tokyo, Shinchô-sya, 1991, p. 2. C’est nous qui traduisons en français le texte japonais.

[3]

Ibid., p. 3.

[4]

Jinsui désigne au sens littéral du terme un liquide viscéral, Kikuza un siège en forme de Chrysanthemum grandiflorum, Saibi-suru faire par la queue.

[5]

Voir Donatien Alphonse François marquis de Sade, Les Infortunes de la vertu, traduit en japonais par Tatsuhiko Shibusawa, Tokyo, Tôgen-sya, 1965.

[6]

Donatien Alphonse François marquis de Sade, Les Infortunes de la vertu, in Œuvres, édition établie par Michel Delon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1995, p. 118.

[7]

Avant les travaux de Shibusawa sur Sade, on ne relève presque aucune référence à Sade par des chercheurs japonais en littérature française, excepté deux docteurs en médecine, Ryûzaburô Shikiba (1898-1965) et Takatarô Kigi (1897-1969). Ceux-ci connaissent Sade à travers des traductions en allemand, et font quelques recherches sur Sade en marge de leur travail de médecin. Si ces recherches n’ont pas établi la réputation de Sade dans l’univers littéraire japonais, néanmoins elles doivent encore aujourd’hui être prises en compte pour cerner avec précision la réception de Sade au Japon. Intéressant est le fait que dans l’univers universitaire japonais ce sont d’abord des médecins qui abordent les œuvres de Sade, ce qui suggère qu’à cette époque on ne considère Sade que du point de vue pathologique et psychanalytique. Mais Shibusawa néglige presque entièrement les études de Shikiba et Kigi, et les critique avec ironie. Cf. Shuntarô Matsuyama, « Notes », in Œuvres complètes, Tokyo, Kawadesyobô-shinsya, 1993, t. 5, p. 438-446.

[8]

Afin de mettre en valeur Sade auprès du public japonais, Shibusawa publie une Biographie de marquis de Sade en 1964. Sa biographie doit beaucoup à la Vie du marquis de Sade de Gilbert Lely, publiée en 1952-57. Essentiellement, il résume et recompose le livre de Lely, de sorte qu’on pourrait critiquer son travail comme un plagiat. Encore est-il nécessaire de considérer sa situation d’alors : il lui était presque impossible de faire des études en France et de se référer à d’autres textes et manuscrits plus utiles que le livre de Lely concernant la vie de Sade.

[9]

Tatsuhiko Shibusawa, « Le souvenir de Madame de Sade », in Œuvres complètes, Tokyo, Kawadesyobô-shinsya, 1994, t. 15, p. 207. Nous traduisons.

[10]

Donatien Alphonse François marquis de Sade, op. cit., Œuvres, t. II, p. 53.

[11]

Kôsaku Ikuta, « Commentaire sur Rétif », in Collection de la littérature mondiale de Chikuma, t. 23, Tokyo, Chikumasyobô, 1977, p. 476. Nous traduisons.

[12]

Nicolas Edme Rétif de La Bretonne, Monsieur Nicolas, 1797, édition établie par Pierre Testud, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, t. I, p. 45-46.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique