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Résumé

Au cœur de la gamme chromatique du roman sentimental de la Révolution française, le rose s’illustre dans l’idylle et le noir dans la fiction d’inspiration gothique. Sous l’effet de l’histoire révolutionnaire, le genre sensible se modifie et aboutit à une thématique propre, après la Terreur. Pour analyser la notion d’hybridité et son opérativité dans ce champ littéraire, Jean-Claude Gorjy, héritier de l’anglais Laurence Sterne en France, reste une référence. Du Nouveau Voyage sentimental (1788) à Ann’Quinn Bredouille ou le petit cousin de Tristam Shandy (1791-1792), le rose s’oppose au noir, illustrant une galerie de personnages types (bergers, insurgés), d’attitudes (badinage amoureux, violence), de scènes ou de lieux convenus (réjouissances rustiques, châteaux incendiés). Or, Gorjy fait de la métamorphose (processus) du rose en noir – et non leur hybridation (état) – le signe fatal du chaos politique en cours et de la victoire des Ténèbres.

Abstract

At the heart of the chromatic range of the sentimental novel of the French Revolution, pink is illustrated in the idyll and black in the fiction of gothic inspiration. Under the effect of the revolutionary history, the sentimental genre is modified and ends up with its own thematic, after the Terror. To analyze the notion of hybridity and its operativity in this literary field, Jean-Claude Gorjy, an heir to Laurence Sterne in France, remains a reference. From The New Sentimental Journey (1788) to Ann'Quinn Bredouille or Tristam Shandy's Little Cousin (1791-1792), pink is opposed to black, illustrating a gallery of typical characters (shepherds, insurgents), attitudes (amorous banter, violence), scenes or conventional places (rustic revelry, burned castles). However, Gorjy makes the metamorphosis (process) of pink into black - and not their hybridization (state) - the fatal sign of the ongoing political chaos and the victory of Darkness.

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« J’entends leurs cris, leurs lamentables cris » : ce vers tiré de Mérope (1743) de Voltaire1 est inscrit emblématiquement au frontispice de Mon Agonie de trente-huit heures2, récit sensible et pathétique, publié avec succès en 1792 par François Jourgniac de Saint-Méard (1745-1827). L’écrivain y décrit les massacres de septembre 1792 qui furent perpétrés à l’Abbaye et auxquels il échappa grâce à sa connaissance du provençal, langue des soldats devant lesquels il comparaissait. La veine du roman sensible et sentimental comble l’horizon d’attente d’un public éprouvé par les événements de la Terreur. Ce genre déploie à dessein le rituel de la Terreur avec ses prisons, ses tribunaux révolutionnaires, sa guillotine sanglante et ses corps de suppliciés. Il rappelle à l’envi les images éprouvantes qui ne cessent de hanter les Thermidoriens, comme la frénésie des bandes de sans-culottes ivres de sang ou l’implacable colère des foules révolutionnaires3.

Rosny, Lebastier, François Vernes, Louis de Bruno, Daniel Pernay font le procès de la Terreur dans leurs romans et invitent leurs contemporains à découvrir les souffrances d’âmes sensibles et vertueuses, en proie aux violences du pouvoir en place. Or, si le genre sentimental qu’ils pratiquent se modifie sous l’influence de l’histoire récente, cette évolution aboutit-elle à l’émergence d’une thématique propre à la période thermidorienne, qui serait issue du croisement de genres originels ? Pour réfléchir sur la notion d’hybridité et son opérativité dans le champ littéraire de la Révolution, Jean-Claude Gorjy, héritier de l’anglais Laurence Sterne en France, reste une référence en la matière. Sa production romanesque sensible, saluée par la critique depuis le succès du Nouveau Voyage sentimental (1788), se poursuit sous la Révolution et, dans cette période de mutation politique et culturelle, elle en porte les symptômes jusqu’à leur paroxysme.

Le rose et noir selon Gorjy

Pour aborder ce champ d’études avec des outils adaptés, nous partirons des définitions du rose et du noir, proposées par Gorjy dans son roman Ann’Quin Bredouille ou le petit cousin de Tristam Shandy, dont la première partie (I-IV) est éditée à Paris, en 1791 chez Guillot et Cuchet, et l’intégralité chez Louis en 1792. La fresque de la Révolution qu’offre ce roman est une surprenante mosaïque qui juxtapose le destin politique d’animaux métaphoriques (âne, éléphant blanc, chevaux andalous) et le voyage à Paris d’un brave paysan, élu pour se rendre aux États généraux, sur fond de querelles entre les ordres de la Nation, les Altidors et les Surtalons4. Contrairement à la relation métaphorique, qui est posée de toute éternité, la cohérence de cette œuvre singulière repose sur le temps, avec l’expression d’un avant et d’un après. Dans l’univers créé par Gorjy, le lecteur est invité à admettre que la Révolution est responsable des changements et des dérives constatés dans le monde réel.

Le fait d’associer le noir à la Révolution est hautement signifiant, car il reflète les enjeux politiques et symboliques qui s’inscrivent dans ce contexte politique. Le noir impose l’image du monde originel des ténèbres, par essence terrifiant, car il suppose l’absence de lumière. En outre, pour Gorjy, le noir est mortifère, car les lieux obscurs recèlent toutes sortes de dangers, de souffrances et de malheurs. Ils sont le plus souvent habités par des créatures inquiétantes. Dans une vision angoissante, l’écrivain imagine les « plumaliers » de la Révolution, auteurs faméliques, descendre de leurs greniers par milliers. Ces prédateurs politiques se jettent sur la ville comme « des nuées de corbeaux fond(ent) sur les corps en putréfaction5 ». La multiplicité des oiseaux dont le plumage est couleur de ténèbres obscurcit l’horizon de la cité. Source infinie de cauchemars, les images d’oiseaux carnassiers et de corps décomposés sont là pour toucher les sens des lecteurs. Les productions des plumaliers dégagent une odeur pestilentielle, comme la puanteur intolérable qui émane des « fleuves du Royaume noir6 ». L’auteur d’Ann’Quinn Bredouille reprend ici une expression du Virgile travesti en vers burlesques7 de Paul Scarron, où le poète parle des exhalaisons empoisonnées de l’Achéron.

Au cœur de la gamme chromatique de Gorjy, ce n’est pas le blanc qui s’oppose au noir, mais étrangement le rose. Dans le Nouveau Voyage sentimental, ces deux couleurs sont utilisées de manière métaphorique par l’amant pour désigner le changement de ses états d’âme. En noir, quand son cœur se sent délaissé. En rose, lorsque la femme aimée occupe ses pensées et ses sens : « Hier tout me paraissait noir. Aujourd’hui je t’ai vue, tout est couleur de rose, tout me paraît charmant8. » Le rose est la promesse de plaisirs attendus et désirables. Cette vocation voluptueuse se confirme dans le langage des couleurs dont use la coquetterie féminine pour séduire les cœurs. La jonquille convient à la blonde « qui veut intéresser par la langueur », le lilas foncé à la brune, le bleu céleste à l’Anglaise. Pour sa part, Artémire choisit le rose, comme l’explique Gorjy, car il est destiné à « produire ce reflet enchanteur que donnent les atteintes des premiers plaisirs9 ». Dans Blancay, roman sentimental de 1788, il est toujours question de rose, fleur ou couleur, quand la beauté d’une femme suscite le désir masculin : « cette belle rose s’était épanouie sous ses yeux. Il aurait fallu être plus qu’un Stoïcien pour ne pas être tentée de la cueillir10. »

Or, le spectre lumineux des émotions et des couleurs s’opacifie sous l’effet de la Régénération politique voulue par le pouvoir. Ann’Quin Bredouille constate l’inquiétante substitution du rose par le noir. Le domaine du rose recoupe chez Gorjy les lieux de la création artistique légère, sentimentale et érotique de l’Ancien Régime. Quand le noir s’impose avec la Révolution, il évacue le rose sous couvert de politique. Dans l’évocation d’un boudoir où règne une charmante grisette, nommée Lucile, chaque détail illustre la dissociation de ces deux mondes :

Je dis boudoir, pour l’appeler de son premier nom ; car à présent il est devenu un cabinet politique. [...] Les charmants sujets de Boucher, les jolies gaietés de Fragonard, les petites libertés de Lawrence, les compositions érotiques de Lagrenée, ont fait place à des caricatures aussi plates que révoltantes sur les événements du jour, caricatures dont l’esprit de parti a charbonné les traits11.

Le narrateur évoque les scènes pastorales et mythologiques des tableaux de Boucher et les portraits féminins doux et charnels peints par Lawrence de l’école anglaise ou par Louis Lagrenée dont Diderot célébrait la Madeleine dans le Salon de 1765. L’érotisme léger d’un Fragonard, comme il apparaît dans le tableau des Hasards heureux de l’escarpolette, célèbre huile sur toile de 1767, disparaît au profit de l’univers plat, en noir et blanc, des caricatures révolutionnaires.

La conception du Beau, qui s’énonce dans cette profession de foi, résulte du plaisir singulier que chacun éprouve, mais aussi de celui qui est partagé universellement. Or ce que Gorjy constate à regret, c’est le changement profond des goûts et des choix artistiques sous la Révolution. Seuls les dirigeants politiques décident ce qu’il y a lieu d’aimer ou de haïr collectivement dans l’art. Le jugement pour aborder le beau relève désormais de la politique du jour : « Le rose tendre du meuble disparaît sous le noir de mille follicules éparses ; et des tas de brochures circonstancielles écrasent les coussins qui jusqu’alors n’avaient connu que le poids du plaisir12. » Pour Gorjy, l’art sous l’Ancien Régime avait sa couleur et son langage : il était rose, multiple, sensible et sensuel. Celui de la Révolution n’admet plus qu’une interprétation, celle qui est juste politiquement. L’art révolutionnaire ramène le peuple vers les symboles de la Révolution, afin de susciter son ravissement et son ardeur patriotique. Lucile remplace sans état d’âme un tableau représentant la scène mythologique de Léda près de son cygne divin, évoquée dans les Métamorphoses d’Ovide, par le tableau des ruines de la Bastille.

Une représentation de citadelle détruite a remplacé le groupe de Léda. Un autel sermentaire a succédé à la gentille chiffonnière sur laquelle on signait des billets à Lachâtre. Lucile a changé de même. Des diatribes ont succédé dans sa mémoire aux citations du gentil Bernard, au lieu de ce style léger qu’elle maniait avec tant de grâce, elle tient la pesante plume de la dissertation13.

Les nouveaux objets qui ornent le boudoir, de même que la violence verbale de Lucile, sont la négation des valeurs positives, auxquelles Gorjy reste attaché : la beauté, la grâce corporelle, la délicatesse des sentiments et le raffinement, signe d’une volonté de détachement du quotidien. Le mécanisme de va-et-vient qui associe le rose au noir a pour effet de dévoiler les divergences profondes qui opposent la Révolution à l’Ancien Régime dans le champ de la représentation symbolique. Pris d’une sorte de vertige, tant le spectacle qu’il décrit lui est inconnu, le narrateur mesure son propre éloignement du monde révolutionnaire.

Le topos narratif : « sous l’arbre »

Après le succès du Nouveau voyage sentimental où Gorjy s’abandonnait aux recettes sensibles et humoristiques de Sterne, tous les romans qu’il livre à l’édition jusqu’en 1791 s’inscrivent dans la veine sentimentale14 : Blançay, par l’auteur du Nouveau voyage sentimental (Londres et Paris, Guillot, 1788, 2 vol. in-18), Victorine, par l’auteur de Blançay, dédiée à Madame la Comtesse d’Artois (Paris, Guillot, 1er mai 1789, 2 part. in-18), Saint-Alme par l’auteur de Blancay etc. (Paris, Guillot, 1er juillet 1790, 2 part. in-18). Les personnages y sont des âmes sensibles. Orphelin comme Blancay ou enfant recueillie comme Victorine, ils vivent des destins malheureux, confrontés au mensonge des apparences et à la perversité des méchants, ce qui leur attire la compassion d’êtres généreux. Les rebondissements de l’action et l’intensité des émotions font le grand succès de ces fictions sentimentales. Or, à partir de 1789, le devenir des êtres sensibles semble soudain compromis sous le coup des insurrections populaires et du sang versé, comme le laisse entendre Gorjy dans Les Tablettes du bon Pamphile pendant les mois d’Août, Septembre, octobre, novembre, en 1789 (Paris, Guillot, 1791). Son héros, Pamphile, s’afflige de constater que la montée des tensions politiques dresse tragiquement les citoyens les uns contre les autres et qu’elle pousse les femmes à sortir de leur réserve naturelle et charmante :

Combien vous m’avez surtout étonné, vous, belle Farville, dont la beauté recevait un nouveau prix de l’air de douceur empreint dans tous vos traits ! Ce sourire engageant, ce regard velouté, cette jolie teinte rose que la moindre émotion répandait sur vos joues, ce son de voix qui allait au cœur, ce maintien modeste.... Malgré qu’on en eût, il fallait envier le sort de votre époux. Il faudrait le plaindre à présent, si l’esprit de parti continuait de produire sur vous les effets dont vous m’avez rendu témoin.... [...] au lieu de la Nymphe que l’on cherchait, une Furie qu’il faut fuir15.

Si ce roman se donne pour but d’illustrer une pluralité de voix, allant du déchaînement des haines politiques aux élans de la sensibilité réformatrice, est-ce à dire que le texte romanesque pourrait être porté par deux genres combinés, l’un noir et l’autre rose ? Le topos narratif que nous intitulons « sous l’arbre », récurrent dans le roman sentimental, fonde notre enquête. Le choix s’en justifie par la place qu’occupe l’arbre dans les mœurs et la sociabilité du XVIIIe siècle, avant d’être un élément de création dans la littérature et les arts. L’arbre est un lieu de méditation, de rêverie comme nous le confie Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions, évoquant l’arbre sous lequel il a écrit la prosopopée de Fabricius en octobre 1746, sur la route de Vincennes. C’est un lieu consacré aux réjouissances de l’esprit pour le jeune Robespierre qui se joint aux Rosati sous les acacias et les troènes pour célébrer poétiquement l’amour léger et volage. C’est aussi un lieu d’espérance pour Camille Desmoulins qui cueille les feuilles vertes d’un arbre au Palais-Royal et les donne à la foule comme symbole du renouveau politique.

Rien d’étonnant à ce que les romans sensibles de Gorjy s’approprient des scènes pastorales sous les frondaisons, comme celles décrites par Gessner. Saint-Alme (1791) évoque les rires et les jeux des petits villageois sous les marronniers, dans le sillage du Nouveau Voyage sentimental (1788) qui offrait aux lecteurs des scènes touchantes : comme cette mère au pied d’un arbre qui défaisait sa robe de bure pour y allaiter avec tendresse son enfant (« Malgré ses précautions, je vis un sein d’une plénitude, d’une blancheur !... il faut avoir une âme paisible pour avoir cette fraîcheur-là16 »). Qu’on ne s’y trompe pas, cette scène charmante aux accents sterniens n’était pas un simple ornement : elle révélait les liens profonds qu’entretient l’être humain avec la nature, comme l’évoquait Bernardin de Saint-Pierre dans la douzième des Études de la nature parues en décembre 1784. « La nature est si bonne, qu’elle tourne à notre plaisir tous ses phénomènes », écrivait-il en donnant pour exemple le consul romain auquel faisait allusion Pline, qui « faisait dresser, lorsqu’il pleuvait, son lit sous le feuillage épais d’un arbre, afin d’entendre frémir les gouttes de pluie, et de s’endormir à leurs murmures17 ». Or, c’est cette paix de l’âme que recherche le héros des Tablettes sentimentales, loin des insurrections populaires de Paris ! Au hasard d’une promenade dans la campagne, il se laisse tenter par l’idée de prendre un repos bienfaisant au pied d’un arbre. Le décor inspiré des pastorales du siècle est enchanteur avec « une esplanade découverte, dont le terrain était garni d’une mousse fort tendre18 ». Il s’y endort, écrit-il, « aussi profondément que si j’eusse été dans mon lit, et gardé par une armée entière19 ». Ce commentaire recoupe l’éloge des rythmes de la vie naturelle, fait dans Paul et Virginie, où les héros sensibles s’endormaient sous les arcades naturelles d’un ajoupa après les fêtes champêtres « au milieu des bois, sans craindre d’ailleurs les voleurs, ni de près ni de loin20 ».

Frontispice des Tablettes sentimentales, tome 11 des Œuvres de Gorjy
Frontispice des Tablettes sentimentales, tome 11 des Œuvres de Gorjy

Apparemment, la gravure qui orne le frontispice des Tablettes du bon Pamphile présente une variante de la scène « sous l’arbre ». Dans cet ensemble très construit, on distingue aisément deux plans d’inspirations différentes. Au premier plan à droite, on découvre un personnage relativement élégant, assoupi sous les frondaisons d’un arbre, dans une attitude d’abandon propre à la pastorale. Le visage de profil du personnage conduit le regard du lecteur vers le second plan de l’espace représenté. Au centre gauche, se profilent les ruines d’un château brûlé, décor typique de l’univers noir et gothique. Cette partie est plus détaillée et mérite une attention particulière, et par ricochet, celle du lecteur qui prend conscience de la gravité de la situation, explicitée par le texte romanesque. En effet, si les rayons safranés de l’aube surprenaient paisiblement Paul et Virginie sous les feuillages, le réveil de Pamphile a une tout autre saveur. La nuit a succédé au jour, la lune blafarde est inquiétante, l’horizon est barré par l’apparition fantomatique d’un château à moitié calciné. Une angoisse sourde envahit le personnage :

C’était un château nouvellement incendié ! Les portes, les fenêtres fracassées et brûlées ; [...] les toits entrouverts ; des portions de poutres noircies par le feu, s’avançant ou suspendues au milieu des débris, les marques des flammes tracées sur les murailles ; par terre, des meubles mis en pièces, des étoffes déchirées… Cet affreux ensemble rendu plus affreux encore par la lueur fausse et vacillante de la lune, par la blancheur de ses reflets, par l’effrayante opacité de ses ombres, par la multiplicité de points brillant que formaient ses rayons, en tombant sur les vitres brisées dont le terrain était jonché...... Qu’êtes-vous devenus, infortunés à qui appartenait cette demeure ! Peut-être la mort... Le carnage a sans doute accompagné la dévastation..... Dieu ! Dieu !....… Je tombai prosterné......... J’étais trop oppressé pour articuler une prière. Le jour me surprit dans cette posture21.

Dans cette partie du roman, le rose et le noir se succèdent de façon à faire prendre conscience aux lecteurs d’un avant (séquence pastorale) et d’un après (séquence gothique). L’incendie et le pillage du château par les paysans est la marque de la dégénérescence du tissu social et la manifestation de l’intolérance politique.

De la métamorphose chez Gorjy

C’est avec l’intention de flétrir le pouvoir révolutionnaire que Gorjy dénonce la décadence à laquelle il assiste. La politique en est la seule responsable. Or, si le rose pliait définitivement devant le noir, le changement serait total et l’on ne reconnaîtrait plus la nation du siècle des Lumières.

À l’envisager sur le plan des significations, le mot métamorphose (processus) serait plus adapté aux fictions de Gorjy que celui d’hybridation (état), puisque le terme d’hybridation a la caractéristique de dénoter l’état de ce qui a une origine composite et surprenante, par rapport au processus qui est en cours dans l’expérience. Si des poétiques considèrent la métamorphose comme un genre distinct par son sujet22 (« une espèce de fable merveilleuse dont le sujet roule sur la transmutation des formes23 ») et par sa forme en quatre parties (exposition, narration, incident, conclusion), cette acception est considérée par la critique comme trop étroite24, excluant la tradition ovidienne présente au XVIIIe siècle25. En conséquence, elle propose généralement de partir de la définition qu’en donne Clément Marot en 1530 : « Métamorphose est une diction grecque signifiant vulgairement transformation26 ».

Sous couvert d’aventures allégoriques et d’anecdotes sans queue ni tête, le roman de Gorjy, Ann’Quin’ Bredouille, mime avec talent le chaos engendré par la Révolution. Ce bouleversement se manifeste à travers une mutation des formes et des contenus, sans précédent dans l’histoire des peuples :

Et tant d’autres mots, avec lesquels on a subitement éteint ces vieilles vertus qui, quoiqu’accouplées avec des préjugés, n’en avaient pas moins leur prix. [...] Subverti toutes les idées. Jeté dans toutes les âmes le plus dangereux des venins, l’esprit de parti. Remplacé la qualité par le nombre, la justice par la force, les demandes par des menaces, les arguments par des torches, les jugements par des exécutions27.

Tout est déréglé, corrodé et défiguré par la politique : le système des valeurs, le langage, les idées, les échanges dans la cité, les principes de gouvernance et de justice.

Sur le plan de la composition romanesque, la métamorphose présente l’avantage d’être une mise en perspective. Cheminement dans le temps, elle projette le romancier et son lecteur dans la mémoire des choses, sans manquer de laisser courir les formes et les contenus vers l’infini, l’insaisissable. Pour Gorjy, le parcours des souvenirs remonte au monde idyllique, où la société était bienveillante et rustique, où régnait l’ordre social et moral, où nul échafaud sanglant n’interrompait la continuité du monde. Mais, comme dans toute métamorphose, tout bouge, tout change, tout dérive et le romancier expérimente avec douleur cette instabilité. En sentinelle de bon sens, il cherche à en avertir ses concitoyens : « Je ne cesserai de le dire, je ne cesserai d’en citer des preuves28. » Gorjy dénonce chaque signe qui révèle les étapes de cette fatale mutation du rose au noir, avant le saut final dans les ténèbres sans fin.

Les indices d’une métamorphose générale affleurent au niveau du langage. Les mots évoluent et les signifiés ne se réfèrent plus à la même réalité : « Ce titre de NATION, en lui-même si respectable, mais si dénaturé, si avili par tant de brigands, qui, dans tous les coins de l’empire se le sont arrogé, dès qu’ils ont été plus de dix réunis et qui s’en sont couverts pour commettre tous les crimes29. » En même temps que la mutation touche les mots, elle gagne les êtres. Dans le roman, il est souvent question de chrysalides, d’où les personnages sortent transformés toujours négativement. Une métamorphose de ce type n’est-elle pas en cours dans la boutique à sorbets ? Là se trouve un groupe d’habitués, de pauvres hères qui gardaient auparavant un silence réservé et modeste ; à présent, ils se sont transformés sous l’effet des slogans politiques en personnages excités et arrogants :

Retournez à présent dans les mêmes endroits, vous y verrez ces mêmes personnages sortis de leur état de chrysalide, à l’aide de vingt-cinq à trente mots de la nouvelle fabrique ; vous les verrez, dis-je, et vous les entendrez pérorer, – discuter, – disputer, – motionner, – pétitionner, – insurger, – crier, – hurler, – incendiariser30.

Dans Ann’Quinn’ Bredouille, le voyage sentimental et léger, à la façon de Sterne, tourne au cauchemar. Sur le chemin du héros-paysan, point de rencontre attendrissante d’une brebis accompagnée de son nouveau-né, comme le rapporte Jean-Florimond Boudon de Saint-Amans dans ses Fragments d’un voyage sentimental et pittoresque (1789) : « Nous marchions : que vois-je sur le chemin ? un agneau qui vient de naître. Il est tout étonné de son existence, tout ébloui de lumière [...] près de lui, la brebis sa mère et le berger 31». Cette image naturelle de la maternité invitait le lecteur à s’abandonner à de tendres émotions. Quelle évocation touchante et rustique de la vertu ! À l’opposé, l’errance citadine de Bredouille le mène à entrer dans une ménagerie, où il découvre avec dégoût des créatures monstrueuses et étranges. La présence de ces monstres, issus de transformations contre-nature, est la marque du grand Désordre32, c’est-à-dire du chaos qui bouleverse l’ensemble ordonné de la nature. Et Gorgy de citer un vers de Phèdre de Racine pour l’illustrer : « La terre s’en émeut, l’air en est infecté33. »

Frontispice d''Ann' Quinn Bredouille, tome 5 des Œuvres de Gorjy
Frontispice d''Ann' Quinn Bredouille, tome 5 des Œuvres de Gorjy

Les métamorphoses se manifestent par des changements grotesques de la forme extérieure (« Un Louveteau, dont la principale singularité est une queue de Paon, avec laquelle il fait la roue, en se rengorgeant, quand on lui montre du rouge34 »), de comportement (« un Serpent à sonnette, très bruyant, mais ne faisant ni peur, ni mal à personne35 ») ou de nature (« un cochon conculix36 plus dangereux sous son second sexe que sous son premier »). Mi-homme, mi-bête, un prêtre aux pattes de bouc, représenté au frontispice du 5e fagot (ou partie), manie une grande faux pour détruire les valeurs de l’Ancien Régime37. L’année 1792 ruine donc les certitudes anciennes sans ouvrir, selon le romancier, les perspectives d’un bonheur collectif ; en conséquence, il sombre dans un désespoir si vif, qu’il multiplie dans Ann’Quin’ Bredouille les scènes d’horreur, avec des hordes de cannibales hirsutes qui déambulent dans les rues sombres et défilent aux cris de « Ça ira » :

Dieu ! quel affreux spectacle m’attendait ! une horde de cannibales sautant, dansant, trépignant, chantant, criant, hurlant, en un mot, manifestant une joie aussi bruyante qu’atroce, autour des membres épars de plusieurs victimes que leur rage venait d’immoler38.

Les cannibales, les bêtes étranges et les métamorphoses inquiétantes sont des phénomènes contre-nature : leur présence dans l’ultime roman de Gorjy est destinée à frapper l’imagination des lecteurs et à les convaincre que la victoire des Ténèbres est proche.

Pour conclure

Gorjy utilise le rose et le noir pour éveiller les sens de ses lecteurs, les réjouir ou aviver leurs craintes. Ces deux couleurs prennent dans l’ensemble de son œuvre romanesque une fonction symbolique, sans perdre toutefois leur caractère réaliste. Le rose associé à la beauté féminine invite à la sensualité et à l’amour. Dans le langage du romancier, le rose est le symbole de la légèreté, des émotions tendres et de l’art de jouir sous l’Ancien Régime. Le noir s’y oppose, comme les significations qui lui sont prêtées. Symbole des ténèbres, des tâches dégradantes et du mal, cette couleur est la négation de toutes les valeurs de l’Ancien régime.

C’est ainsi que la lutte du noir et du rose prend une dimension presque baroque dans un roman hanté par la souffrance, la décadence et la mort. Cette représentation du monde, où l’univers est devenu incohérent, car il n’est plus animé par la pensée vigilante du Créateur, est là pour suggérer l’anéantissement à venir. Comme dans un traité hermétique, Gorjy se sert de la symbolique des nombres pour annoncer la fin des Temps. Pour l’illustrer, le chapitre LIII s’ouvre par une fraction 9/102, suivie du titre énigmatique : À 23 –– pas exagoniques du chapitre précédent39. Gorjy incite le lecteur à faire des calculs dont le résultat aboutit systématiquement au chiffre de la Bête de l’Apocalypse ou de l’Antéchrist, c’est-à-dire au mal absolu révélé par l’Évangile de l’apôtre Jean (Apocalypse, XIII, 18). Ayant pour cible la Régénération révolutionnaire, Gorjy ne cesse de dénoncer, sous couvert d’énigmes, le jeu des forces sombres et maléfiques qui sont à l’œuvre dans un monde où s’imposent inexorablement les tribunaux d’exception et les échafauds.

Notes

1

La citation est inexacte. Mérope, à la scène 1 de l’acte I, s’exclame en fait : « J’entends encor ces voix, ces lamentables cris, | Ces cris : “Sauvez le roi, son épouse et ses fils !” »

2

Mon Agonie de trente-huit heures, ou Récit de ce qui m’est arrivé, de ce que j’ai vu et entendu pendant ma détention dans la prison de l’abbaye Saint-Germain depuis le 22 août jusqu’au 4 septembre par Journiac Saint-Méard, ci-devant capitaine-commandant des chasseurs du régiment d’infanterie du roi, (Paris, Desenne, 1792, in-8°, 61 p.) connaît douze éditions en 1792, il en est à sa quinzième en 1793. Il sera réédité en 1819.

3

Voir Huguette Krief, Entre terreur et vertu… Et la fiction se fit politique (1789-1800), Paris, Champion, 2010, § « Âmes sensibles et crimes jacobins », p. 423-444.

4

Voir Huguette Krief, « Introduction », dans J-C. Gorjy, Ann’Quinn Bredouille ou le petit cousin de Tristam Shandy (1791-1792), éd. présentée et annotée par H. Krief, Paris, Champion, 2012, p. 26-38. Nous utiliserons cette édition dans le présent article.

5

Ann’Quin’ Bredouille, p. 127.

6

Ibid.

7

Paul Scarron, Virgile travesti en vers burlesques, Lyon, Deville & Chalmette, 1729, t. 2, p. 270 : « Retourne donc je te prie | Ma laide, ma chère Furie, | Regagne ton Royaume noir ».

8

Gorjy, Nouveau Voyage sentimental, 6e édition, Paris, Louis, l’an 3 de la république, t.1, Lettre XVIII des Lettres du portefeuille, p. 154.

9

Ibid., p. 178.

10

Blançay, par Gorjy, nouvelle édition, ornée de figures, Paris, Louis, l’an 3 républicain, (1794), t. 1, p. 118.

11

Ann’Quin’ Bredouille, p.353.

12

Ibid., p. 354.

13

Ibid., p. 353.

14

Voir Paul Pelckmans, La Sociabilité des cœurs. Pour une anthroplogie du roman sentimental, Amsterdam, Rodopi, 1994.

15

Les Tablettes du bon Pamphile pendant les mois d’Août, Septembre, octopbre, novembre, en 1789, Pa ris, Guillot, p. 3-4.

16

Nouveau voyage sentimental, Paris, Guillot, 1791, t. 1, p. 10.

17

Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, dans Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, vol. 1, éd. Louis-Aimé Martin, Paris, Lefèvre , 1833, étude douzième, « Des sentimens de l’âme », p. 401.

18

Les Tablettes du bon Pamphile, p. 52.

19

Ibid.

20

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virgine, Paris, Lecointe et Pougins, 1834, p. 67.

21

Les Tablettes du bon Pamplhile, p. 55.

22

Voir Michel Le Guern, « La métamorphose poétique : essai de définition » dans Guy Demerson, dir., Poétiques de la métamorphose de Pétrarque à John Donne, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1981, p. 27.

23

Comme Charles Héguin de Guerle, Poétique française ou Règles des ouvrages en vers, Paris, Pigoreau, 1836, p. 9, cité par Le Guern, ibid.

24

Voir Le Guern, op. cit., p. 27 et Marie-Luce Demonet, « Rabelais métalinguiste », dans Franco Giacone, éd., Le Tiers Livre, Genève, Droz, 1999, p. 118.

25

D’autant que Gorjy s’y réfère dans Ann’Quin Bredouille, lorsqu’il prête à la foule effrénée qui danse et hurle dans le temple de la Révolution le cri des bacchantes qui accompagnaient Dionysos dans ses danses nocturnes : l’«Evœ, Bacche» est cité par Ovide dans Les Métamorphoses (Livre IV, § II).

26

Clément Marot, Marot au Roy, concernant la métamorphose, dans Œuvres complètes, Paris, Rapilly, 1824, t. 3, p. 28.

27

Ann’Quin’ Bredouille, p. 445.

28

Ibid., p. 443.

29

Ibid., p. 445.

30

Ibid., p. 491.

31

Jean-Florimond Boudon de Saint-Amans, Fragments d’un voyage sentimental et pittoresque dans les Pyrénées ou Lettre écrite de ces montagnes, Metz, Devilly, 1789, p. 37.

32

Nous nous référons au concept de Désordre, tel qu’il est perçu par Francis Dubost ; il est question « de donner sa spécificité au concept de Désordre : il ne s’agit pas d’un ordre autre (un cosmos neuf) mais bien de la destitution même de la problématique de l’ordre (institution d’un chaos) ». (Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe). L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991, t. 1, p. 126)

33

Ann’Quin’ Bredouille, p. 163 et Racine, Phèdre, V, 6 (le récit de Théramène).

34

Ibid.

35

Ibid., p. 165.

36

Gorjy fait référence à Conculix, génie hermaphrodite dont parle Voltaire au chant XX de La Pucelle d’Orléans : « Dieu, pour punir ce génie effréné,/ Le rendit laid comme un diable incarné ; / Et l’impudique avait dessous le linge/ Odeur de bouc et poil gris de singe », Voltaire, La Pucelle d’Orléans, dans œuvres de Voltaire, éd. Beuchot, t XI, « Variantes et imitations », p. 345.

37

Gorjy dénonce l’obligation faite au clergé en janvier 1791 de prêter serment à la Constitution civile. Le 4 février 1791 eut lieu l’élection d’évêques constitutionnels pour remplacemer les 80 évêques réfractaires.

38

Ann’Quin’ Bredouille, p. 521.

39

Si nous partons de la mesure anglaise du foot = 0.3048 mètre, la distance donnée par Gorjy est de 6,667 mètres. Ce résultat est obtenu par le calcul de la fraction 97/102 d’où résulte le chiffre 0,95; ce dernier multiplié par 23 donne 21,95 pas, que multiplie la valeur du foot anglais.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique