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Résumé

Jin Ping Mei est généralement considéré comme un « roman rose », ou sentimental, sur Ximen Qing et ses femmes, mais en fait, quiconque le lit attentivement et intégralement, que ce soit à partir d’une traduction complète ou d’une édition non expurgée, ne mettra pas longtemps à comprendre qu’il s’agit en réalité d’un roman très sombre, traitant des pulsions les plus noires de la psyché humaine.

Abstract

Jin Ping Mei is generally considered a “pink” or sentimental novel about Ximen Qing and his wives, but in fact, anyone who reads it carefully and in its entirety, whether from a complete translation or an unexpurgated edition, will not take long to realize that it is in fact a very dark novel, dealing with the darkest impulses of the human psyche.

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Le roman Jin Ping Mei et son univers

Jin Ping Mei est l’un des chefs-d’œuvre du roman chinois ancien en langue vulgaire du XVIe siècle. Il a été qualifié par le fameux éditeur lettré de Suzhou Feng Menglong (1574-1646) de la dynastie Ming comme un des « Quatre livres extraordinaires », Si da qishu 四大奇書.

C’est un roman qui livre, avec beaucoup de détails percutants, une description sans concession de la société mandarinale, en suivant pas à pas Ximen Qing, un simple apothicaire libertin et ambitieux qui réussit en politique comme en affaires grâce à une maîtrise virtuose de la corruption. Il passe si bien son temps libre auprès de ses nombreuses maîtresses, que sa débauche et ses excès finissent par avoir raison de lui : il meurt alors que sa carrière a atteint des sommets. Après sa mort, sa famille entière s’effondre.

Cet ouvrage est encore aujourd’hui victime d’une censure partielle en Chine continentale, notamment à cause de ses passages qui décrivent explicitement des actes sexuels. Ce sont les lecteurs anglophones et francophones qui sont les plus chanceux, car deux traductions intégrales de l’œuvre ont été réalisées d’une manière assez satisfaisante par deux sinologues : celle de David Tod Roy, professeur de littérature chinoise à l’université de Chicago, publiée aux Presses universitaires de Princeton sous le titre The Plum in the Golden Vase, or, Chin Pʻing Mei entre 1993 et 2013, et celle d’André Lévy, parue en 1985 sous le titre Fleur en fiole d’or dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque de La Pléiade des éditions Gallimard. Les deux sinologues ont une grande estime pour ce roman. David Tod Roy décrit Jin Ping Mei de la manière suivante :

[Un] jalon dans le développement de l’art narratif, non seulement dans la perspective spécifiquement chinoise mais également dans le contexte historique mondial. À l’exception faite du Dit de Genji (1010) et de Don Quichotte (1615) — œuvres auxquelles il ne ressemble en rien, mais avec lesquelles il peut tout à fait être comparé — il n’existe aucun travail antérieur de fiction en prose d‘une telle sophistication dans la production littéraire mondiale1.

Pour lui, il s’agit de « la structure la plus finement forgée du roman chinois, sans équivalent avant ou après son apparition2 ». André Lévy estime, quant à lui, que le roman figure parmi les plus grands romans, du simple fait qu’il « ose parler de ce que les gens sérieux taisent3 », et qu’ainsi il reste inégalé en tant que roman de mœurs.

Bien que l’ouvrage soit bien défendu par les sinologues hors de Chine continentale, la réputation dont il souffre fait que trop peu de lecteurs s’y intéressent dans son pays d’origine. C’est ce qui fait qu’encore aujourd’hui, on le catégorise à tort comme le premier des ouvrages érotiques chinois. Il est vrai que l’aspect le plus controversé du Jin Ping Mei concerne avant tout les descriptions sexuelles explicites que l’on peut y lire. Qualifié d’œuvre pornographique sous les Qing (1644-1911), il était interdit, et on ne pouvait jusqu’à tout récemment s’en procurer que des versions expurgées en Chine continentale. Cependant, il faut savoir que dans cet ouvrage colossal de près d’un million de sinogrammes, la proportion de passages sexuellement explicites est insignifiante, avec environ trente mille caractères, soit à peine 3% du volume total de l’œuvre4. Pourtant, cette proportion dérisoire de passages, certes très audacieux, continue à faire du roman l’objet de la censure, jusque dans ses éditions les plus récentes. Les sinologues modernes (en Chine continentale) abordent la catégorisation de l’œuvre comme simple œuvre érotique avec plus de discernement, mais toujours, malgré tout, avec un point de vue assez négatif sur le sujet. Peu de chercheurs de Chine continentale osent défendre la réputation de Jin Ping Mei. Même s’ils en reconnaissent la création originale et les aspects artistiques, ils condamnent cependant la plupart des passages sexuels qu’ils jugent obscènes et inutiles5. Ils préfèrent se contenter de voir en lui une description naturaliste de la vie des Ming.

Nous allons à présent faire une brève présentation du roman, en le situant dans le contexte historique et social de l’époque de sa rédaction, c’est-à-dire la fin de la dynastie Ming (1368-1644), pour ensuite montrer comment l’auteur de Jin Ping Mei a utilisé la rhétorique du sexe comme procédé ironique pour dénoncer la corruption et la décadence morale de la société.

Contexte historique et social

Les manuscrits de l’œuvre ont d’abord circulé entre les mains de plusieurs lettrés des Ming de 1596 à 1615, et ce dans différentes régions, comme Pékin, le Jiangsu, ou encore le Hubei. Beaucoup de chercheurs en déduisent que la rédaction de ce roman a eu lieu durant le règne de l’empereur Wanli (1573-1620) vers la fin des Ming. La cohérence stylistique du roman suggère qu’il s’agit de l’œuvre d’un auteur unique, mais son identité reste encore aujourd’hui mystérieuse : on ne le connaît que par son pseudonyme de « Lanlin xiaoxiao sheng » (Le riant lettré de Lanlin). Il pose le cadre de son roman dans le contexte du XIIe siècle ; cependant on peut y lire un vif reflet de la vie sociale et politique de la dynastie Ming au XVIe siècle.

Fondée en 1368 sur les ruines de l’empire Mongol, la dynastie Ming est caractérisée par une tendance à l’extrême centralisation de tous les pouvoirs entre les mains de l’empereur, puis progressivement entre celles des eunuques. Alors qu’ils n’étaient originellement chargés que des affaires personnelles de l’empereur et de celles des membres de sa famille, les eunuques vont peu à peu gérer les ateliers impériaux et contrôler le commerce intérieur et extérieur, accumulant par ce biais d’immenses fortunes. Ils en viendront à contrôler la quasi-totalité du système administratif, avec entre leurs mains la charge des nominations et des promotions de fonctionnaires au gouvernement central et dans les provinces. Cette puissance des eunuques suscite l’inquiétude et le mécontentement des fonctionnaires impériaux, qui supportent mal leur dépendance vis-à-vis d’un pouvoir jugé arbitraire. Le conflit entre les eunuques et les fonctionnaires conduira à une crise profonde de la société Ming, qui aura pour conséquence la chute de la dynastie, au profit d’une dynastie étrangère, celle des Mandchous en 16446.

Pour ce qui nous intéresse ici, notons que cette période voit se former en milieu urbain une petite bourgeoisie ainsi qu’un prolétariat ; sous l’influence de la ville, la vie rurale se transforme, et les hommes d’affaires deviennent, tout comme les marchands, la nouvelle classe montante. Il faut savoir que dans la société traditionnelle chinoise d’avant les Ming, cette classe de commerçants était considérée avec autant de mépris que celle des paysans. Il n’est pas rare de voir ces commerçants, enrichis, s’acheter un poste de fonctionnaire en corrompant les élites et les grands fonctionnaires de la cour impériale, dont la moralité est souvent décadente. C’est précisément ce que dénonce Jin Ping Mei.

La maison de Ximen Qing, le personnage central du roman, y est considérée comme un microcosme qui reflète les processus économiques, politiques et sociaux qui se jouent dans la société des Ming finissants. L’œuvre narre comment Ximen Qing gravit les échelons du fonctionnariat local et s’y enrichit, et dans le même temps connaît la déchéance physique et morale. Tableau très vivant de cette période où l’économie se financiarise, le roman nous donne à voir comment ce simple marchand, représentant de la classe des commerçants, parvient à se fondre au sein du milieu des fonctionnaires et à intégrer l’élite de son époque en soudoyant les personnes haut placées.

Les thématiques du roman

Le sexe et l’argent

La quasi-totalité des relations sociales et personnelles de Ximen Qing avec son environnement sont fondées sur l’argent et le pouvoir, notamment celles qu’il entretient au sein de la confrérie dont il est l’aîné symbolique : tous ses frères jurés ne sont en vérité ses amis que pour les intérêts qu’ils peuvent tirer de leur relation avec lui. Également, dans sa course pour le pouvoir et l’ascension sociale, Ximen Qing développe des relations hiérarchiques avec les représentants du pouvoir central (par exemple avec l’eunuque He, qui est chargé des affaires personnelles de l’empereur, et avec Cai Jing, le premier ministre), et il ne manque pas une occasion de leur offrir des sommes d’argent parfois démesurées, des objets rares et précieux, voire parfois même des nuits de plaisir avec des courtisanes, pour arriver à ses fins. Issu d’un milieu populaire, fils d’un commerçant, il n’a reçu qu’une éducation médiocre et a peu de talent, c’est pourquoi il est conscient du pouvoir de l’argent, car il représente son seul moyen de grimper dans la hiérarchie sociale.

Ce sont non seulement ses relations avec le milieu du fonctionnariat, mais également celles qu’il entretient avec ses concubines et ses innombrables maîtresses, qui sont exclusivement basées sur les échanges de sexe et d’argent. Les relations érotiques entre Ximen Qing et ses maîtresses matérialisent le désir sous la forme d’un système monétaire. Notre héros a acheté ses partenaires sexuelles avec son argent, mais il exprime en outre également la tendresse qu’il éprouve pour ses favorites avec de l’argent. Ximen Qing est un commerçant consciencieux et assidu, qui a bien à l’esprit la valeur du sexe comme produit d’échanges. Il transforme son foyer en un grand marché du sexe, et il transgresse la moralité et la structure familiale traditionnelles, qui sont pourtant la base de la société chinoise et le fondement de la pensée confucianiste.

En échange d’une somme d’argent, Ximen Qing peut facilement recevoir les faveurs sexuelles de femmes provenant de différents rangs sociaux : des courtisanes, des servantes, des femmes issues du peuple, jusqu’à la veuve d’un grand fonctionnaire. Prenons par exemple sa rencontre avec sa cinquième concubine, Pan Jinlian (Lotus d’or), une des héroïnes de l’histoire, qui est une femme d’une exceptionnelle beauté et d’un certain sex appeal, charisme dont elle sait parfaitement faire usage pour manipuler Ximen Qing. Le roman commence par la première rencontre entre Ximen Qing et Pan Jinlian, qui est issue d’un milieu modeste : d’une famille de couturiers, elle a d’abord travaillé comme servante dans une grande famille riche, et a ensuite été revendue à un marchand de galettes (Wu Da) pour être sa femme. Passant par hasard devant la maison de Pan Jinlian, Ximen Qing, le riche apothicaire, est tout de suite séduit par la beauté de cette femme : il se demande alors comment il pourrait « mettre la main sur une si belle femelle7 ». Pour lui, il s’agit juste de savoir combien d’argent il devra dépenser pour acquérir cette femme. En premier lieu, il s’approche de sa voisine, la vieille Wang, qui fera office d’entremetteuse : « Belle-maman ! [...] Arrangez-moi cela, ma gratitude se traduira par de généreuses récompenses ! »8. La vieille dame se met alors à imaginer combien d’argent elle pourra soutirer au riche commerçant. Pan Jinlian elle-même ne s’offusque pas à l’idée d’être traitée comme une marchandise, et même après leur mariage, elle ne se privera pas de lui demander de l’argent ou des bijoux à chaque fois qu’elle satisfait les désirs de son mari.

Pan Jinlian est loin d’être la seule femme à vouloir jouir des biens matériels de Ximen Qing grâce aux relations sexuelles qu’elle entretient avec lui. Wang Liu’er, la femme d’un domestique de Ximen Qing, vend tout à fait consciemment son corps à ce dernier, tout en calculant comment elle pourra tirer le meilleur parti de chacun des plaisirs qu’elle lui donne. Elle ira jusqu’à réclamer à Ximen Qing une maison pour elle et son mari. Elle n’a jamais caché ses objectifs et motivations à entretenir cette relation : d’ailleurs, peu après la mort de Ximen Qing, elle tente de convaincre son mari de récupérer le plus d’argent possible de son maître, en utilisant comme argument le fait qu’il a possédé son corps depuis si longtemps que c’est là un juste retour..

Les paroles de Liu’er révèlent bien le principe qui gouverne le monde que ce roman décrit : les sentiments n’ont rien à faire avec les affaires. Si l’on suit la logique qui gouverne le foyer de Ximen Qing, on peut facilement comprendre le raisonnement de Liu’er : elle ne fait que réclamer des marchandises en échange des sentiments qu’elle vend à son propriétaire. Dans ce système d’échanges, l’attachement n’est rien de plus qu’un luxe.

Le sexe et la violence

Nous avons vu que dans le monde décrit par l’auteur de Jin Ping Mei, il existe un lien étroit, central, entre le sexe et l’argent. On note également que le sexe est très souvent lié à la violence, au crime et à la corruption. Dans Jin Ping Mei, l’activité sexuelle est très clairement décrite comme une activité profondément viciée. Les scènes de sexe sont souvent dépeintes sur un ton ironique et mordant ; elles procurent au lecteur un sentiment désagréable et elles aboutissent souvent à des abus, parfois horribles. Le sexe y est souvent utilisé comme un outil de domination ou de destruction mutuelle, les partenaires ont un comportement violent l’un envers l’autre, afin de marquer la possession du corps de l’autre, le pouvoir que l’on exerce sur l’autre, et très souvent la domination masculine sur la femme.

On peut prendre pour exemple le chapitre 29, qui narre comment Ximen Qing rejoint Pan Jinlian pour prendre un bain et partager un moment intime avec elle. Ce passage nous est conté dans un long paragraphe en vers, dans lequel l’acte sexuel est comparé à un combat entre deux guerriers. On trouve dans ce passage de nombreuses figures de style, métaphores, comparaisons, onomatopées ; les organes sexuels y sont comparés à des armes de guerre :

L’amant, mu par la passion, s’apprête au combat, avec adresse précipite les coups de main. L’un tremblant, mais imposant, durcit sa lance raide. L’autre, oscillante, balance et tourne son épée d’acier9.

Presque la moitié du chapitre 27 est consacrée à une relation intime entre Pan Jinlian et Ximen Qing, qui, pendant leurs ébats, ont recours à toutes sortes d’objets pour stimuler leur plaisir, de manière parfois violente, tant et si bien qu’à la fin du chapitre l’héroïne perd presque connaissance sous l’effet de la douleur, frôlant la mort : « La femme en avait les yeux révulsés et le souffle coupé. Il ne lui échappait qu’un son infime. La pointe de sa langue était glacée. Les quatre membres se raidissaient dans un tremblement convulsif. Elle se laisse aller sur la natte10. » On est là bien loin des descriptions que l’on trouve d’ordinaire dans les romans érotiques et pornographiques, qui ont pour objectif d’offrir au lecteur des descriptions de scènes d’affection et de plaisir mutuel. Ici, il ne s’agit pas de décrire le plaisir partagé, mais de donner une idée des souffrances que le personnage principal subit. Si les scènes de galanterie de Ximen Qing et de ses amantes sont traitées avec une certaine légèreté au début du roman (pendant les quatre premiers chapitres), le sujet est souvent abordé avec davantage de sérieux et un ton plus grave, les relations sexuelles devenant souvent violentes et s’achevant dans l’horreur, ce qui prépare les lecteurs à l’éventualité d’une fin tragique pour Ximen Qing : de fait, il meurt d’un excès sexuel – une overdose d’aphrodisiaques – alors qu’il atteint le sommet de sa carrière.

Par ailleurs, la plupart des aventures galantes entre Ximen Qing et ses amantes finissent très souvent par coûter la vie au mari de celles-ci, et Ximen Qing est souvent plus ou moins responsable de ces morts. Ainsi, la liaison entre Ximen Qing et Pan Jinlian pousse cette dernière à empoisonner son mari afin de pouvoir s’en débarrasser et devenir sa cinquième concubine. De même, sa sixième concubine Li Ping’er était la femme de son meilleur ami Hua Zixu. Ximen n’a eu aucun remords à s’occuper de sa fortune avec l’aide de Li Ping’er, pendant que son meilleur ami était jugé à la capitale suite à de fausses accusations lancées contre lui. Lorsqu’il finit par rentrer chez lui, il meurt de colère en découvrant que sa fortune a été dilapidée. Enfin Ximen fait accuser de vol le mari (innocent) de Huilian, une de ses servantes, soudoie ses juges et obtient sa condamnation à mort. On voit au travers de ces exemples que Ximen Qing élimine ses rivaux afin d’assouvir son désir d’être le seul dominant dans la relation qu’il entretient avec ces femmes, et qu’il est à la recherche d’une position de pouvoir.

Sexe, crime et corruption

Sur la base de cette sexualité destructrice, Ximen Qing parvient également à s’impliquer dans toute une série d’activités criminelles : corruption, passages à tabac, adultère, et meurtre. On peut à nouveau mentionner l’exemple de sa liaison avec Wang Liu’er, la femme de son domestique, qui finira par l’impliquer dans une affaire de meurtre.

Miao Qing, un domestique d’une riche famille du Sud, fut un jour sévèrement puni par son maître suite à un comportement déplacé de sa part envers une servante. Mao Qing en garde rancœur, jusqu’au jour où, profitant d’un voyage de son maître vers la capitale, il complote avec deux complices et l’assassine alors qu’il voyage en bateau. Il s’approprie par la même occasion les marchandises, d’une valeur de deux mille taels. Lorsque ses complices se font arrêter, il donne à Wang Liu’er cinquante taels en lui demandant de parler à Ximen Qing de son cas pour qu’il puisse intervenir en sa faveur. Ximen Qing, déjà au courant de l’affaire bien avant que Wang Liu’er ne lui en parle, lui fait remarquer que cette somme est bien trop maigre pour régler le problème. Finalement, c’est Miao Qing qui viendra en personne donner mille taels à Ximen Qing, somme que ce dernier acceptera sans hésiter bien longtemps, acceptant d’abuser de son pouvoir afin d’épargner ce meurtrier.

C’est ici l’exemple par excellence qui souligne la façon dont le roman fait s’entremêler le crime (celui de Miao Qing), la corruption (de Ximen qui intervient dans le procès en soudoyant les jurés) et le sexe (c’est grâce à la liaison de Ximen et de Liu’er que Miao Qing finit par s’en sortir). Un autre point intéressant de cette affaire, c’est que Miao Qing réapparaît à la fin du roman, juste avant que Ximen Qing ne meure. Il lui laisse un message, pour lui promettre de bientôt lui offrir une jolie courtisane de sa ville natale nommée Chu Yun, littéralement « le nuage de Chu », nom qui est très symbolique. Ximen Qing mourra de ses excès sexuels avant de faire sa connaissance. Le nom de cette jeune fille est une allusion, en lien avec la mythologie ancienne. On raconte que le prince de Chu rêva un jour d’une déesse d’une grande beauté, avec qui il fit l’amour. Elle lui annonce ensuite devenir un nuage chaque matin et la pluie chaque soir. C’est là l’origine d’une expression figée, yun yu, littéralement « nuages et pluie », qui désigne l’acte sexuel dans sa temporalité et sa nature éphémère. Le fait que cette référence intervienne juste avant la mort de Ximen Qing est très symbolique : lui qui a passé sa vie à s’adonner aux jeux des « nuages et de la pluie », il l’a considérablement raccourcie, et elle a fini par passer aussi rapidement qu’un nuage se dissipant après la pluie. La vie de Ximen Qing s’est accomplie selon les deux sens couverts par l’expression « nuage et pluie ».

Pour conclure, nous avons vu que Jin Ping Mei est généralement considéré comme un « roman rose », ou sentimental, sur Ximen Qing et ses femmes, mais en fait, quiconque le lit attentivement et intégralement, que ce soit à partir d’une traduction complète ou d’une édition non expurgée, ne mettra pas longtemps à comprendre qu’il s’agit en réalité d’un roman très sombre, traitant des pulsions les plus noires de la psyché humaine.

Notes

1

Lanling xiaoxiao sheng 蘭陵笑笑生, David Tod Roy (trad.). The Plum in the Golden Vase, or, Chin P’ing Mei, Volume one: The Gathering, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1993, p. xviii. Cette citation, en anglais dans le texte, a été traduite en français par l’auteur de cet article.

2

Idem.

3

Lanling xiaoxiao sheng 蘭陵笑笑生, André Lévy (trad.), Jin Ping Mei - Fleur en fiole d’or. Paris : Gallimard, (1985) 2004, collection Folio, vol. 1, p. xxxvi.

4

Chen Dongyou 陳東有, Chen Dongyou Jin Ping Mei lungao 陳東有《金瓶梅》論稿. Nanchang : Jiangxi renmin, 2014, p. 162.

5

Liu Hui劉輝 estime que les descriptions sexuelles de l’œuvre sont des défauts, et que les supprimer ne remettrait pas en question la valeur esthétique du roman. Voir à ce sujet son « Jin Ping Mei yanjiu shinian » 金瓶梅研究十年, in Jin Ping Mei yanjiu 金瓶梅研究, 1990, n° 1, p. 36. D’autres chercheurs partagent son avis, parmi lesquels Xu Shuofang 徐朔方, Zhou Zhongming 周中明 et Fu Shanming 付善明.

6

Pour plus d’informations sur ce sujet, voir Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1972, 1999, p. 355-363.

7

Lanling xiaoxiao sheng 蘭陵笑笑生, Jin Ping Mei / Fleur en fiole d’or, trad. André Lévy, Paris, Gallimard, 1985, 2004, coll. Folio, vol. 1, p. 59.

8

Ibid., p. 69.

9

Ibid., p. 600.

10

Ibid., p. 561.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique