Aller au contenu principal
Printer Friendly, PDF & Email

Particularités du roman noir français au tournant des Lumières

Le roman noir du tournant des Lumières en France se fait l’écho des événements historiques de son époque et des transformations sociétales qu’ils ont entraînées. Dans ce sens, il paraîtrait pertinent de dire qu’il est révolutionnaire, non pas qu’il ait pour but, en tant que forme, de faire l’apologie de la Révolution, mais dans la mesure où il est hanté et déterminé par la commotion révolutionnaire. La vague de romans noirs publiés en France entre 1790 et 1820 – qu’il s’agisse d’adaptations de l’anglais ou de romans d’invention à part entière – est entièrement travaillée par l’écriture de l’histoire de la Révolution. Cet aspect du roman noir français recouvre à son tour un autre trait particulier : l’hybridation entre un registre sentimental et un autre registre proprement noir. En effet, il recrée des topoï et mobilise des stratégies narratives propres à chacun de ces deux modes littéraires – dans le sens qu’Alastair Fowler confère au terme1. La tendance sentimentale2, qui fait florès tout au long du XVIIIe siècle, permettant l’émergence d’une littérature sérielle et populaire3,larmoyante et sentimentale, inspirée de Rousseau et de Richardson – représentée par les nouvelles de Baculard d’Arnaud et les romans de Loaisel de Tréogate, côtoie et encourage le goût du macabre et du baroque. Ce goût est réactualisé grâce aux romans de Sade et aux romanciers du gothique anglais.

Tout se passe comme si la Révolution accentuait la propension au noir du genre sentimental français. Il s’exprime, bien avant l’accélération des événements révolutionnaires, dans un roman comme La Comtesse d’Alibre ou le cri du sentiment (1778) de Loaisel de Tréogate. Se présentant comme une « anecdote française », le roman est écrit dans un ton larmoyant et macabre. Loaisel de Tréogate prétend substituer une écriture qui secoue l’âme – l’amenant par degrés à la philosophie – à l’imitation stérile des Anciens, aussi bien qu’à la légèreté de la littérature libertine ou aux outrances du genre poissard, représentées par les « sales poésies de Grécourt et [les] plates farces de Vadé4 ». En rejetant la légèreté de ces deux courants Loaisel inaugure une nouvelle manière d’écrire la sensibilité.

La sensibilité est un feu inné qui se développe avec les années, qui fait naître les passions, qui les alimente, les exalte, les enflamme, quelques fois les change en volcans, & qui ne peut finir que par la destruction de l’individu qui est atteint de ce mal délicieux et funeste. La sensibilité fournit des armes multipliées contre celui même qui la veut vaincre, & reste toujours maîtresse de la victime 5.

Il s’inscrit dans le sillage de La Nouvelle Héloïse de Rousseau qui, au dire de l’auteur breton, « a guéri plus d’un cœur, de passions terrestres, pour l’élever aux transports sacrés du véritable amour6 ». Le sentiment amoureux du chevalier de Saint-Flour pour la jeune Lucile voue le couple au malheur. Sa sensibilité préfigure, dans les romans de la décennie 1770-1780, la découverte de l’inhumain que parachève l’assombrissement du genre dans l’œuvre de Sade au tournant du siècle7. Sens de l’inhumain chez Sade que le XIXe siècle cherche à éviter par le biais d’un discours pathologique.

Après la Révolution, contrairement à la composante sentimentale, le noir ne connaît pas la faveur des premiers historiens de la littérature, comme l’insinuent les quelques lignes que Germaine de Staël consacre au genre dans De la littérature (1800). Pour l’auteur de Delphine, représenter « la terreur morale en effroi physique » constitue le meilleur moyen de manquer le but propre à la représentation, qui est de transmettre des « émotions agréables ». Les romanciers du noir se rendent ainsi coupables de troquer les « charmes de l’imitation » contre la « commotion nerveuse ». Autrement dit, ils détruisent « l’intérêt par la fatigue de l’attention8 ». Les mots de Staël nous semblent désigner la disposition de certains romanciers français du tournant du siècle, qui tentent de diluer le noir dans le registre sentimental, tout comme certains traducteurs de romans gothiques qui cherchent à adapter « les références [anglaises] aux mœurs et à la vie sociale [françaises]9 ». C’est ainsi qu’en remplaçant l’apprentissage du latin et de l’anglais par celui du latin et de l’italien, Victorine de Chastenay bouleverse la hiérarchie culturelle sur laquelle repose l’éducation d’Emilie Saint-Aubert, l’héroïne des Mystères d’Udophe (1794). Ce brouillage des références permet de réaffirmer son attachement aux valeurs de Rousseau, comme l’a très bien montré Annie Rivara, et de donner au roman noir français une teneur sentimentale non négligeable. Le roman noir du « moment 1800 » – période marquée par le tiraillement entre d’une part l’acceptation de l’héritage révolutionnaire et d’autre part la condamnation de ses excès10 – dissimule le noir dans le rose, tout comme il refuse d’intégrer pleinement des références qui font sortir le lecteur de la poétique de la vraisemblance, encore en vogue dans l’aire culturelle francophone. En tant que genre, le roman noir français de ces années jouit d’une relative autonomie à l’égard de ses modèles anglais.

Après la publication en français des Mystères d’Udolphe de Radcliffe et du Moine de Lewis, en 1797, une abondante production romanesque inonde les bibliothèques et les cabinets de lecture. Ces romans se présentant souvent comme de simples traductions ou des adaptations libres. Leur étude a été négligée, jusque dans les années 1960 au nom du « mauvais goût », de leur « médiocrité » ou de leur « ridicule11 ». Or, cette production romanesque « marque l’entrée de la littérature dans l’ère industrielle12 » et témoigne des bouleversements de la vie intellectuelle, mais aussi des débats esthétiques ou philosophiques de l’époque qui suit immédiatement la Révolution. Le roman noir de cette période exploite les intrigues les plus « éculées » de la littérature baroque : rivalité entre familles, mariages arrangés entre gentilshommes, échanges d’enfants qui produisent les situations les plus invraisemblables, tout en accordant davantage d’importance à des innovations formelles dans le traitement de l’espace et de la matière historique.

Galart de Montjoie : une œuvre journalistique et historique pour contrer la Révolution.

Né à Aix-en-Provence en 1746, Christophe Felix-Louis Ventre de la Touloubre, dit Galart de Montjoie, fait des études de droit dans sa ville natale, puis à Paris. Il prend le chemin de l’exil à deux reprises, sous la Terreur et après le 18 Brumaire13. Il mène une activité importante dans le journalisme royaliste. Il collabore à L’Année Littéraire en 1790 et dirige L’Ami du Roi de 1790 à 1792. François-Joseph Deschiens lui attribue en 1829 la rédaction du Journal de la liberté14– dont quatre-vingt-quatorze numéros paraissent entre le 12 mai et le 29 août 1790. De nombreuses relations parues dans ce journal lui ont servi de matière romanesque par la suite. D’autres auteurs lui attribuent également la rédaction de la sixième et de la septième édition de l’Almanach des gens honnêtes (1793), qui rend compte des massacres de septembre dans un registre cru. Enfin l’auteur aixois déploie, au cours de la décennie révolutionnaire, une importante activité d’historien, qui connaît un certain rayonnement, notamment dans le monde hispanique. Son Histoire de la Révolution de France et de l’Assemblée nationale (1792) sert de support en 1793 à la version en espagnol de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’Antonio Nariño l’une des premières à voir le jour sur le continent américain. Elle joua un rôle décisif dans l’émancipation des colonies américaines de l’empire espagnol, ce qui est d’autant plus paradoxal que notre homme était un fervent admirateur de l’Espagne et de la maison de Bourbons. Galart de Montjoie est également l’auteur de l’Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre (1795), d’une Histoire de Marie-Antoinette-Josèphe (1797) et d’un précis historique intitulé Les Bourbons (1815).

Dans les lignes qui suivent nous proposons quelques éléments d’analyse de l’hybridation entre des éléments propres au roman sentimental et au roman noir dans l’Histoire de quatre Espagnols (1801). Une telle analyse éclaire à son tour l’hybridation entre le réel et la fiction, car l’écriture romanesque obéit aux préoccupations propres du moment 1800. L’œuvre historique et l’œuvre journalistique de l’auteur aixois opèrent une sorte de synthèse dans le registre de la fiction. Les différentes exactions commises par les scélérats dans l’Histoire de quatre Espagnols (1801) résultent de conspirations ourdies par des gens de basse extraction contre les intérêts des nobles. L’écriture de la fiction se veut une sorte de miroir de l’Histoire dans la mesure où elle reprend, dans une couleur espagnole assez vive, le schéma d’écriture de l’Histoire de la conspiration de Maximilien Robespierre. Enfin, le registre des romans respectueux des bienséances tranche avec la cruauté journalistique de l’Almanach des gens honnêtes de 1793, où l’on rend compte des massacres du 10 août et des journées de septembre avec force détails.

Les romans de Galart de Montjoie : structure narrative « rose » et dispositif du décor « noir »

Joséphine face à Juan de Spinoletto (G. de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols) - Monsiau
G. de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols, frontispice du t. 3

L’hybridation entre la structure narrative (roman épistolaire, propre du roman sentimental) et le dispositif du décor des loci horribiles (propre du roman noir) est manifeste dans les deux premiers romans de Galart de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols (1801) et Manuscrit trouvé au mont Pausilype (1802). Les lettres échangées par les différents personnages de l’Histoire de quatre Espagnols retracent la réhabilitation de don César de Suza, dont la réputation a été malmenée par un complot. Accusé d’un meurtre, don César doit fuir l’Espagne et se cacher à proximité de Naples dans le tombeau du poète italien Jacques Sannazar15. Il se voit obligé de dissimuler sa véritable identité ainsi que celle de Joséphine, sa fille, et de Charlotte, sa sœur. Tous trois empruntent le nom de Roïdera pour échapper aux poursuites, tandis que les deux femmes doivent se cacher dans une chambre à Madrid avec l’aide du libraire Sancha. Par un procédé qui défie toute vraisemblance, Fernand de Texado – qui vient tout juste de rencontrer la jeune Joséphine avant sa nomination comme secrétaire d’ambassade à Naples – se rend au tombeau de Sannazar, assailli par la mélancolie. Il y retrouve un mystérieux ermite. Il apprend par la suite qu’il s’agit en réalité de don César de Suza, le père de Joséphine. Fernand conduit César auprès de l’ambassadeur Pédro de Massaréna afin qu’il explique les raisons de sa fuite. Après une longue série d’événements romanesques – un duel, un enlèvement, Joséphine sauvée du viol in extremis par le repentir du libertin Juan de Spinoletto – les choses rentrent dans l’ordre. Un bateau capturé et conduit à Alger rappelle la veine noire du Prévost des Mémoires pour servir à l’histoire de Malte (1741). La vérité relative au crime imputé à don Cesar de Suza est élucidée à la fin des quatre volumes.

Quelques topoï du roman noir

G. de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols, t. 1
G. de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols, frontispice du t. 1

Les héros positifs ont souvent les idées noires. Don Carlos de Massarena sombre dans la mélancolie à l’occasion du départ de son meilleur ami. A la vue du carrosse qui conduit Fernand en Italie, il entre « dans le néant ». En analysant de manière rétrospective le concours de circonstances ayant contribué à la désignation de son meilleur ami comme secrétaire d’ambassade à Naples, il dépeint une sorte d’arc-en-ciel émotionnel :

Lorsque j’eus perdu le carrosse de vue, il me sembla que j’entrais dans le néant, que la nature entière m’abandonnait. Je me promenais tristement dans le salon, j’étais concentré dans une douleur profonde. Puis m’armant de courage contre moi-même, j’eus quelque honte de me tant affliger d’un événement qui, après tout, me disais-je, n’est qu’honorable et utile à mon père, et qui promet à mon ami un avenir heureux. Vous l’avouerai-je, madame ? de la tristesse, je passai à une espèce de joie ; je ressentis une véritable consolation, en songeant que dans le fond j’étais seul à souffrir de cette séparation16.

Le couvent, passage obligé des héroïnes persécutées du roman noir, est très présent dans l’Histoire de quatre Espagnols. Les deux sœurs de Fernand tentent d’embrasser l’état ecclésiastique. Rosalie, la plus jeune, se rend au couvent malgré elle, mais propose à la supérieure de passer outre la période de probation, qui est de deux mois en Espagne. En revanche Bénedictine, la sœur aînée, déshonorée par les machinations de l’usurier Salomon Wanderghen, est obligée de se faire religieuse. La jeune Joséphine doit, quant à elle, essuyer les humiliations et tenir tête au roi d’Espagne, persuadé de la culpabilité de son père. La rigueur du roi à l’égard de don Cesar de Suza réactualise la topique de la sévérité des monarques espagnols, instaurée par les nouvelles tragiques du XVIe siècle. La neuvième histoire du septième tome des Histoires tragiques de François de Belleforest (1583), intitulée De la sévérité usée par le Roy d’Espagne Philippe II du nom, sur Jean Tacan, & duena Marie de Castro, pour s’être indiscrètement gouvernés en leurs chastes amours. Seulement, le spectacle de la raideur du roi d’Espagne, qui procure au lecteur une sorte de « règle de droiture ou d’école de vertu » chez Belleforest, se rapproche sous le consulat des critiques de l’inhumain, non pas avec les mêmes orientations idéologiques que celles de la génération des Encyclopédistes ou de Mercier, mais plutôt de celles de Chateaubriand. La rigueur de la Renaissance est transformée en inhumanité.

A voir la présomptueuse opiniâtreté avec laquelle il se persuadent que celui qui n’est réellement pas coupable, l’est cependant, on dirait qu’ils sont tous infaillibles. Je ne pus tenir contre ce concert d’inhumanité : la honte, le dépit, le malaise bouleversèrent tout mon être ; je fis effort pour exhaler ma haine contre les jugements, la barbarie des hommes ; ma voix expira sur mes lèvres, mes genoux faiblirent, je me trouvai mal17.

Le topos du présage, exploité notamment par le biais des diseuses de bonne aventure, souvent bohémiennes, dans le roman à couleur espagnol, revêt ici les apparences d’un rêve. Don Fernand acquiert dans un rêve la certitude des malheurs auxquels Joséphine est vouée :

Il me sembla que j’étais dans la galerie de St.-Ildephonse avec vous ; que tout-à-coup nous entendîmes des cris d’effroi, et vîmes que chacun fuyait avec précipitation. Comme nous cherchions à démêler la cause de ce mouvement, un ermite se présenta à nous et nous montra un serpent d’une grosseur effrayante qui sortait de l’appartement du roi, se dressait sur la pointe de la queue, et menaçait de s’élancer sur la foule qui fuyait. « Ne craignez rien, nous dit l’ermite ; cet animal ne vous fera aucun mal ; il n’en veut qu’à cette jeune personne que vous voyez habillée en noir, à côté de cette dame aussi en habit de deuil ; il veut la dévorer. » Quel fut notre étonnement à vous et à moi, de voir que cette jeune personne et cette dame étaient Joséphine et sa tante18.

Le tribunal du Saint-Office est présent à plusieurs endroits du roman. Ambroise Hombrenegro, suppôt de l’usurier juif Salomon Wanderghen, qui commence sa carrière dans le vice par des petits larcins, n’est pas livré par le libraire Sancha à l’Inquisition. Dans les romans de Galart de Montjoie, ni les couvents, ni le tribunal de l’Inquisition ne sont présentés comme agents de la tyrannie, contrairement aux romans gothiques anglais. Ils sont tout simplement détournés de leurs fonctions premières par des factions.

Pourquoi, lorsqu’il entre chez moi un familier de l’inquisition, un alcade, un alguasil, pâlissez-vous et fuyez-vous ? — C’est, me répondit-il, que je n’aime pas ces gens-là ; je n’aime pas les gens qui vivent du mal qu’ils font. — Mais, lui dis-je, ils ne font de mal qu’à ceux qui en font. Je suis exposé par mon état, à recevoir souvent de ces sortes de gens, parce qu’ils viennent m’avertir des livres qui sont prohibés19.

Quelques topoï du roman sentimental

Dans l’Histoire des quatre Espagnols abondent les scènes larmoyantes propres au roman sensible, mais aussi aux mélodrames. L’accident de carrosse provoque la rencontre entre Don Fernand de Texado et la jeune Joséphine. L’échange d’un regard fortuit favorise le développement d’une passion à cause de laquelle don Pedro de Massaréna doit éloigner son protégé de Madrid. En réalité, Don Fernand n’a pas vraiment l’occasion de parler à Joséphine, mais il a sauvé un ami d’une noyade sous ses yeux, après l’avoir protégée de la secousse. Le courage du jeune Fernand émeut Joséphine, de telle sorte qu’elle verse de chaudes larmes.

Ils restèrent quelques minutes mutuellement embrassés sans pouvoir proférer un seul mot. Tout le monde fut attendri, et je vis des larmes couler sur les joues de la sensible Joséphine. Celui, enfin, qui venait d’échapper à un aussi grand danger, levant les yeux au ciel, s’écria du ton le plus pénétré : « Qu’il m’est doux de devoir la vie à mon cher Fernand20. »

Eloigné de la femme qu’il aime par une puissance supérieure, Fernand vit son séjour napolitain comme un exil : « Naples est, dit-on, une des plus belles villes du monde, et Naples est pour moi une vaste et triste solitude21. » Le voyage de Madrid à Naples ne le détourne pas de sa rêverie perpétuelle : « j’ai été si peu à moi-même depuis que j’ai quitté la maison de ma mère, que je n’ai qu’une idée confuse de ce que j’ai pensé, fait et dit jusqu’à mon arrivée à Naples. J’ai dû avoir sur toute la route l’air d’un homme égaré ou d’un patient que l’on conduit au supplice22. » Au moment où il apprend sa nomination en tant que secrétaire d’ambassade, Fernand se livre à de noires réflexions chez le libraire Sancha, qu’il transmet par lettre à son confident, Salomon Wanderghen.

J’avois été immobile pendant tout le discours de don Carlos. Je ne pus à la fin retenir les sentiments qui oppressaient mon cœur ; ils s’en échappèrent comme un torrent : « Allons, allons, m’écriai-je, vous vous moquez, don Carlos ! Que veut dire cette violence-ci ? Qu’est-ce que c’est que cette raison du plus haut intérêt ? Suis-je donc tombé en servitude ? Mes goûts, mes inclinations, mes études, mes parents, mes amis, j’abandonnerais tout pour faire la volonté de votre père ! Et quel droit a don Pedro sur moi ? Les voilà les grands ! Eux, amis ? Non, despotes ! Ils commandent, il faut obéir. Moi, je serais l’esclave de don Pedro23 ! »

Lorsqu’il recherche Joséphine, Don Fernand justifie sa passion en citant des vers tirés des Stances de Jean de Lingendes, l’auteur oublié des Changements de la bergère Iris (1605). Les personnages de Galart de Montjoie optent pour la poésie du XVIe siècle français pour exprimer leur mélancolie, et non pas pour des romances de genre troubadour ni pour desvers de Young ou de Shakespeare, comme le font la plupart des romanciers du gothique anglais.

Si c’est un crime de l’aimer,
On n’en doit justement blâmer
Que les beautés qui sont en elle :
La faute en est aux Dieux
Qui la firent si belle,
Et non pas à mes yeux.24

Les vers du madrigal de Lingendes, qui était presque devenu un proverbe, avaient fait l’objet d’une parodie théâtrale dans Le Méchant (1747) de Gresset. Cependant les vers de la même comédie placés en exergue de l’Histoire de quatre Espagnols : « J’abhorre les méchans ; Leur esprit me déplaît comme leur caractère, Et les bons cœurs ont seuls le talent de me plaire25 » semblent indiquer que Galart de Montjoie traite le thème de la noirceur – que les dictionnaires de l’époque définissent « en choses morales » comme « l’énormité d’un crime26 » – dans un registre plus grave que celui du dramaturge amiénois.

Traitement judiciaire du crime de Joseph de la Torré

Le récit de César de Suza – rapporté dans la huitième partie de l’Histoire de quatre Espagnols – est révélateur de l’hybridation entre le rose et le noir. L’aspect rose du récit est renforcé par l’histoire des malheurs de Suza, l’impossibilité où se trouve sa fille d’épouser le jeune Fernand de Texado, et l’histoire supplémentaire de la passion de Carlos de Massarena pour la jeune Rosalie. L’aspect noir repose essentiellement sur les conspirations ourdies contre les personnes de qualité par un trio de scélérats tous roturiers : Salomon Wanderghen, Inigo Astucia et Ambrosio Hombrenegro. La synthèse de leur noirceur s’opère dans l’histoire du crime de Joseph Wenceslas de la Torre, qui entraîne la perte de Cesar de Suza. Pour le traitement de la procédure criminalistique, Galart de Montjoie est l’un des premiers romanciers de sa génération à considérer le crime dans un cadre institutionnel laïc, renforcé par des considérations d’ordre juridique. Chargé d’élucider les mobiles du meurtre, Don Pedro de Massarena présente « l’état de la question », c’est-à-dire les circonstances historiques du meurtre. L’accusé doit faire son « apologie » pour faire valoir sa version des faits. La présentation semble condamner Suza. Tous les éléments du crime confirment sa culpabilité. Le mort est trouvé sur ses terres, à cinquante pas de sa maison. Il portait un mouchoir, des bas, une chemise à la marque de Suza, mais aussi des pantoufles et une robe de chambre qui appartiennent à ce dernier. La victime avait reçu « un coup de couteau dans les reins, un second coup dans la poitrine et un troisième dans le cœur27 », ce qui exclut l’hypothèse du suicide. La seule preuve complète est un couteau ensanglanté à manche argenté sur lequel sont gravées les armoiries de Suza. Le fait que Joseph Wenceslas ait désigné Suza pour seul héritier semble confirmer sa culpabilité. Au récit des circonstances, Fernand est troublé par la contradiction entre l’absence de signe physique ou moral de la scélératesse de Cesar de Suza et l’énormité du crime qu’on lui impute.

Né pauvre, Cesar de Suza doit gagner sa vie très tôt en tant que page, chez le père de Joseph de la Torré, qui est alors gouverneur de Madrid. Le petit Joseph se passionne pour les armes, mais on veut le contraindre à entrer dans les ordres : « Il paraît même qu’on voulut employer la violence28… » Après deux mois de couvent, Joseph se sauve de Salamanque, où il se fait passer pour un bachelier. Mais lors de sa fuite, lorsqu’il essaie d’approcher l’échelle qui lui a servi à escalader le mur, il s’aperçoit que le « poids de son corps écrasait un des morceaux de verre dont le mur était hérissé ; qu’un des éclats l’avait déchiré douloureusement, et qu’il avait même vu le sang ruisseler en abondance29 ». Malgré sa blessure, il effectue à pied le trajet qui sépare Salamanque de Madrid et se met « entre les mains d’un chirurgien qui […] lui [fait] après deux jours de repos, [une] amputation qui le condamne à un célibat perpétuel30 ». Joseph est victime de sa famille. Il se bat en duel dans le Prado, blesse son rival, est enfermé dans la tour de Ségovie à l’instigation de Juan de Spinoletto. Il réussit à s’échapper, intègre l’armée et part en Russie. De retour en Espagne, cherchant à se cacher de ses persécuteurs, il se rend chez Suza où il est mystérieusement tué. Dans les dernières pages du roman, Jago Picaros, un ancien mendiant, contrebandier et braconnier, qui se faisait connaître sous le nom d’Ambrosio Hombrenegro, avoue être le véritable assassin de Joseph de la Torre. « Oui, c’est moi qui ai tué Joseph de la Torré, croyant tuer César de Suza. Je ne savais point que celui-ci dût avoir la visite de Joseph, qui ayant la robe de chambre et tout l’accoutrement de mon maître m’induisit en erreur31. »

La structure du récit du crime – et de son jugement – semble confirmer l’hypothèse du passage d’une vision essentialiste du caractère individuel à une vision historique32. Le jugement, tel que l’entend et le pratique Don Pedro de Massarena, se base sur une enquête qui détermine et établit les circonstances précises du crime. Malgré les convictions de l’auteur, l’enquête n’est pas comprise au sein d’une justice divine répondant à un ordre théologique, mais dans une réalité sociale et historique. Les connaissances en droit de Galart de Montjoie lui permettent d’adapter le récit au contexte des transformations du droit qui a lieu sous l’Empire. L’histoire du crime imputé à Cesar de Suza participe ainsi, à sa manière, à la découverte du « sens de l’inhumain », du noir33 repéré récemment par Annie Le Brun. Replacée dans son époque, l’étude de cette hybridation romanesque éclaire, à son tour, l’hybridation entre le réel et la fiction. L’auteur aixois, qui a écrit, outre ses romans, de nombreux ouvrages d’histoire, est une personnalité influente par son activité de « journaliste ».

Hybridation entre le réel et la fiction

Cesar de Suza est jugé par contumace par un groupe de « cannibales ». Son exécution est une fête pour ceux qui « se réjouissent du mal d’autrui ». Joséphine entend du fond de sa chambre des « cris de joie, [des] battements de mains, […] les crieurs publics faire retentir l’air avec une allégresse féroce ». Elle se croit « transportée au milieu d’une troupe de cannibales34 ». La caractérisation de l’inhumanité des ennemis de Cesar de Suza par sa fille est à rapprocher de celle des membres de la « conjuration de Robespierre » représentés en « cannibales » ou « anthropophages », mais aussi de la caractérisation des exécuteurs des massacres de septembre.

On vit dans [la journée] du 10 août des hommes, des femmes allumer des grands feux, y présenter les corps encore vivants des soldats vaincus, et dévorer la chair palpitante de ces malheureux. Les jeux d’une sale lubricité se mêlèrent à ces repas d’anthropophages. Ces mégères, ces cannibales étaient les satellites de Robespierre et de sa faction35.

Le motif de l’anthropophagie révolutionnaire procède d’une anecdote publiée dans l’Almanach des gens honnêtes (1793). Un horloger, membre de la section du Contrat social, ci-devant Saint-Eustache, qui va chercher deux de ses collègues prisonniers dans la prison de l’abbaye, doit assister au meurtre d’un jeune noble de dix-neuf ans. Le bourreau enlève le cœur du jeune homme et fait boire un verre de son sang à l’horloger, qui revient avec ses deux hommes et tombe malade.

Tiens, regarde, lui dit un d’eux ; en lui montrant l’infortuné qui venait d’être décollé ; veux-tu voir le cœur d’un aristocrate ? cet homme avait à peine fait cette question, qu’avec son sabre, il fendit le tronc du cadavre, en retira le cœur tout saignant, et le mit sous les yeux de M.B… ensuite il prit des mains d’un de ses voisins, un verre dans lequel il exprima le sang qui découlait du cœur, et but une partie de cette infernale boisson36.

Le traitement grotesque de la blessure à l’oreille droite de Salomon Wanderghen, dans le duel qui l’oppose à Don Carlos, rappelle le récit des derniers moments de Robespierre dans l’Histoire de la conjuration. A en croire Galart de Montjoie, l’Incorruptible aurait reçu deux coups de pistolet à la tête puis il serait resté pendant deux heures immobile au Comité de sûreté générale. Wanderghen est transporté sur une berline pour être soigné, Robespierre sur un brancard. Leurs corps sont malmenés puis soignés à l’aide d’appareils contentifs.

Lorsque Wanderghen fut dans la berline, le chirurgien vint au prisonnier de guerre que nous avions fait. Il lui lava le visage qui étoit tout couvert de sang ; il examina bien toutes les parties de sa tête, et nous dit en nous appelant : « Tenez, seigneurs, venez voir ; voici qui est fort drôle ; ce n’est qu’un bout de l’oreille droite qui a été enlevé à cet homme, et de-là vient tout le sang qu’il a répandu. La blessure est plus plaisante que dangereuse 37. »

La physionomie de Robespierre aussi est méconnaissable, mais son état est beaucoup plus grave. Les deux instigateurs de faction connaissent à peu près la même fin :

Le malheureux, le visage pâle, la tête ouverte, les traits hideusement défigurés, rendant à gros bouillons le sang par les yeux, les narines et la bouche, reçut là les injures, les reproches, les malédictions de ceux qui l’environnaient38.

Enfin, l’association de malfaiteurs représentée par Astucia, Wanderghen et Hombrenegro, qui se conçoit comme un triumvirat, n’est pas sans rappeler la faction de Robespierre qui voulait instaurer une forme de gouvernement dirigée par un triumvirat ou un dictatoriat.

Avouez, Astucia, que nous sommes deux francs vauriens, et qu’avec Ambroise Hombrenegro nous formons un triumvirat redoutable au repos des familles. Cependant que faisons-nous que nous ne devions faire pour nous maintenir et nous avancer dans le monde ? Il faut bien combattre ceux qui nous combattent39.

Conclusion

Qu’y a-t-il de sacré pour l’écrivain qui par un abus funeste du scepticisme, ne trouvant au fond de son cœur ni morale, ni principes religieux, voudrait les arracher du cœur du reste de ses concitoyens ? Comme les harpies immondes, il infecte tout ce qu’il touche, d’un venin qui donne la mort40.

Les romans de Galart de Montjoie peuvent se lire comme une réponse idéologique, une possibilité de réparation des excès auxquels Sade avait porté le roman sensible, dans un registre hybride. L’auteur aixois entend redonner un caractère sacré au roman noir laïcisé par la Révolution. Dans la préface du dernier roman de sa trilogie, il avoue vouloir réparer les torts occasionnés par l’abandon des lectures de l’histoire sainte et de l’histoire profane, qui avait cours pendant les premières années de l’Empire, au détriment de lectures « aussi mensongères » que Le Doyen de Killerine, Ceveland ou Pamela. L’exploitation littéraire des topoï des romans noirs et sensibles dans la veine de Madame de Gomez tend, sous la plume de Galart de Montjoie, à dépasser les divisions engendrées par la Révolution. C’est par le double mariage de Fernand de Texado et de sa sœur cadette Rosalie, enfants d’un avocat, avec deux nobles de condition bien plus élevée que la leur, que se solde l’Histoire de quatre espagnols. Mais c’est avec l’Histoire d’Inès de Léon (1806) où après maintes persécutions et complots, dévoilés avec plus ou moins d’adresse, que Galart de Montjoie prétend accomplir, par la force du sacré, la réconciliation entre le tiers état et la noblesse. L’union de la vertueuse Inès, héritière d’un riche pechero – le terme espagnol est l’objet d’une note d’explication : « c’est ce qu’on appelait autrefois parmi nous, membre du tiers-état riche41 » – et de Fernand de Léon, héritier d’une des plus anciennes familles de la noblesse ibérique, proche des Battuecas, symbolise cette réconciliation. Gabriel Coello, le grand père d’Inès, est victime d’un complot qui rappelle la disgrâce de Francisco de Cabarrus, rapportée dans les numéros d’août 1790 du Journal de la liberté42, dont la rédaction est attribuée à l’avocat aixois. La figure du gascon Reganhac propose de racheter les péchés de Jean-Paul Peret, le chirurgien qui poignarda Floridablanca le 18 juin 1790 à Aranjuez. Dans ses romans noirs à couleur espagnole Galart de Montjoie se propose de parachever son travail de journaliste et d’avocat afin de réconcilier les différentes membres du corps social, sous le signe du renouveau catholique et surtout de la moralisation de l’argent.

Notes

1

Alastair Fowler, Kinds of literature: an introduction to the theory of genres and modes, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1982.

2

Le support par excellence de ce genre étant le roman épistolaire.

3

Marc Angenot, « La littérature populaire française au XIXe siècle », Revue canadienne de littérature comparée, Vol. IX, n°1-4, 1982, p. 312.

4

Joseph Marie Loaisel de Tréogate, La comtesse d’Alibre, ou Le cri du sentiment, anecdote française, La Haye et Paris, Belin, 1779, p. ix.

5

Joseph Marie Loaisel de Tréogate, op. cit., p. 6.

6

Ibid., p. x.

7

Annie Le Brun, Si rien avait une forme, ce serait cela, Paris, Gallimard, 2010, p. 59.

8

Germaine de Staël-Holstein, De la littérature, éd. Gérard Gengembre et Jean Goldzink, Flammarion, 1991, p. 214.

9

Annie Rivara, dir., La traduction des langues modernes au XVIIIe siècle : ou « La dernière chemise de l’amour », Champion, 2002, p. 9.

10

Florence Lotterie, « Nommer les frontières, gommer les Lumières ? Retour sur “l’âge classique” et le “moment 1800” », dans Parcours dissidents au XVIIIe siècle. La Marge et l’écart, dir. Stéphanie Genand et Claudine Poulouin, Desjonquères, 2011, p. 23-35.

11

Alice Killen, Le roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840, Genève, Slatkine, 2000, p. 98.

12

Marc Angenot, op. cit., p. 312.

13

Jan Herman, « Manuscrit trouvé à Saragosse et Manuscrit trouvé au Mont Pausilype. Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki » dans Jean Potocki à nouveau, dir. Émilie Klene, Amsterdam/New York, 2010, p. 267-279.

14

François-Joseph Deschiens, Collection de matériaux pour l’histoire de la révolution de France, depuis 1787 jusqu’à ce jour, Barrois l’aîné, 1829, p. 193.

15

Le tombeau de Jacopo Sannazaro (1458-1530), construit par l’élève de Michel Ange Fra Giovanni Angelo Montorsoli en 1537, était un lieu prisé par les voyageurs qui visitaient Naples au XVIIIe siècle. L’architecte Pierre-Louis Moreau le décrit brièvement dans la relation du voyage qu’il effectua en Italie de 1754 à 1757. Voir Sophie Descat, éd., Le voyage d’Italie de Pierre-Louis Moreau : journal intime d’un architecte des Lumières : 1754-1757, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 116.

16

Galart de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols, Le Normant, 1823, t. I, p. 135.

17

Ibid., p 236.

18

Ibid., p. 280.

19

Ibid., p. 46.

20

Ibid., p. 59.

21

Ibid., p. 10.

22

Ibid., p. 94.

23

Ibid., p. 39.

24

Ibid., p. 112.

25

Jean-Baptiste Gresset, « Le Méchant », Acte premier, Scène II, Théâtre du XVIIIe siècle, éd. Jacques Truchet , Gallimard, Pléiade, 1973, t. I, p. 1212.

26

On lit dès les premières éditions du dictionnaire de Trévoux cette définition reprise de Furetière : « Noirceur, se dit figurément en choses morales de l’énormité d’un crime. Enormitas, turpitudo. La noirceur de cette trahison fait horreur à tous les gens de bien. La noirceur de son esprit est à appréhender. » Le Trévoux ajoute une citation de Racine : « Dans toute leur noirceur, retracez-moi ses crimes. » (Phèdre, IV, 4.)

27

Galart de Montjoie, op. cit., t. 3. p. 108.

28

Ibid., p. 68.

29

Ibid., p. 76.

30

Ibid.

31

Galart de Montjoie, op. cit., t. 4, p. 314.

32

Michel Delon, « Violence in the novels of Charlotte [de] Bournon-Malarme », dans Representing violence in France, 1760-1820, éd. Thomas Wynn, Oxford, 2013, p. 260-1.

33

Annie Le Brun, op. cit., 2010, p. 59.

34

Galart de Montjoie, op. cit., t. 1, p. 217.

35

Galart de Montjoie, Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre, Lausanne, Stockenster, 1795, p 74.

36

Galart de Montjoie, Almanach des honnêtes gens, contenant des prophéties pour chaque mois de l’année 1793, des anecdotes peu connues sur les journées de 10 août, 2 et 3 septembre 1792 ; et la liste des personnes égorgées dans les différentes prisons, et de celles amenées d’Orléans et égorgées à Versailles, chez les marchands de nouveautés, 1793, p. 37.

37

Galart de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols, Le Normant, 1823, t. II, p. 15.

38

Galart de Montjoie, Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre, Lausanne, Stockenster, 1795, p. 204.

39

Galart de Montjoie, Histoire de quatre Espagnols, Le Normant, 1823, t. II, p. 168.

40

Galart de Montjoie, « Préface », Histoire d’Inès de Léon, Le Normant, 1805, t. I, p. xi.

41

Galart de Montjoie, op. cit., t. I, p. 24.

42

La rédaction de ce journal est attribuée par Deschiens à Galart de Montjoie.

Printer Friendly, PDF & Email
Publié dans :

Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique