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À en croire son paratexte, La Nuit anglaise (1799) de Bellin de La Liborlière serait simplement un « roman comme il y en a trop1 ». Comme ses illustres modèles, il propose aussi bien une intrigue amoureuse qu’une intrigue gothique. Un jeune couple, Roger et Ursule, ne peut se marier et tente de fléchir la volonté paternelle jusqu’à un dénouement heureux (le rose du roman sentimental) ; Dabaud, père de Roger, lecteur passionné, découvre les romans gothiques venus d’Angleterre. Il est plongé le temps d’une nuit, anglaise donc, dans une aventure semblable à celles des héros d’Ann Radcliffe et découvre finalement l’explication rationnelle de ces événements (le noir du roman gothique). Comme dans tous les romans gothiques, on constate une juxtaposition du rose et du noir : le rose structurant la narration, du moins l’ouverture et le dénouement, véritable pré-texte aux aventures gothiques des personnages, tandis que le noir structure autant qu’il conditionne un dispositif : l’effet angoissant ou mystérieux étant souvent le lieu où s’illustre la créativité des auteurs, pensons au Moine de Lewis (1796) ou à Pauliska ou la Perversité moderne de Révéroni Saint-Cyr (1798). Mais la ressemblance s’arrête là.

Dans La Nuit anglaise, rose et noir structurent l’intrigue tandis qu’un dispositif parodique domine et conditionne la narration à chaque instant tout en pastichant leurs styles respectifs. Chaque genre est ainsi parodié dans ce qu’il a de plus caractéristique. Le rose renvoie à la « vieille mode2 » des romans d’amour aux étapes convenues, aux personnages-types (jeune couple, père, confident), à ses topoï et à sa langue aux accents souvent pathétiques. Le noir, genre contemporain, n’est pas pour autant porteur d’originalité : étapes convenues, personnages-types, lieux et objets mystérieux récurrents. Avec une question sous-jacente : peut-on parodier de la même manière un genre ancien qui dispose de topoï et un genre nouveau qui est en train de se constituer et donc en train de constituer son répertoire de topoï ? Reconstituer la part du rose et la part du noir dans le roman – et donc repérer ce qui relève à proprement parler de topoï avérés, d’intertextualité ou de pastiche – nous permettra de montrer la modernité de ce roman d’où émerge une réflexion facétieuse sur les notions de topos et de genre littéraire et qui n’a jusqu’à présent que peu attiré l’attention des critiques3.

Le rose ou la « vieille mode4 » des romans d’amour

Au premier chapitre, Roger veut faire part de ses projets de mariage à son père. Celui-ci est au milieu d’une conversation sur la littérature où il critique Clarisse de Richardson (1748), attribue son succès à un « abus de l’ancien régime5 » et expose ses vues sur la littérature, en même temps qu’une critique de l’utilisation outrancière de topoï :

Tout le monde parle comme tout le monde ; il n’y a des amants que pour se marier, des rivaux que pour contrarier, des pères que pour gronder, pardonner et payer la dot ; de manière qu’on sait d’avance, à quelques accessoires près, ce qui doit arriver, et qu’on pourrait écrire un roman en dix volumes avec cette seule phrase [...] : Tout se passa à l’ordinaire6.

Dabaud, résolument à contre-courant, en appelle à « une révolution dans la manière d’écrire7 ». Son fils, comme le note le narrateur, « ne pouvait arriver plus mal à propos8 » car il « s’occupait fort peu de littérature9 ».

[…] il ne lisait pas de romans, mais la nature en avait mis le germe dans son cœur, et il en faisait un fort intéressant pour lui et une jeune personne charmante. Et ce roman-là était à la vieille mode : les deux amants s’aimaient avec toute la franchise et l’innocence dont M. Dabaud trouvait les détails si usés10.

Rien d’étonnant dans la fiction du XVIIIe siècle, ou plus généralement de l’époque moderne, à ce qu’un père condamne les amours de son fils. Observons cependant ces « détails si usés ».

Ursule était aussi bonne, aussi aimable que belle ; mais la roue de la révolution, au moins aussi rapide que celle de la fortune, l’avait précipitée de la plus grande aisance dans la plus excessive détresse. C’était là une des ressemblances avec les anciens romans qui déplaisait le plus à M. Dabaud dans celui de son fils11.

En effet, tout dans l’histoire de Roger et d’Ursule se laisse résumer par des topoï. Ursule se trouve « dans la plus excessive détresse » après la mort de son père (un topos bien connu : « le père meurt, laissant sa famille sans appui12 »), elle est la fille du président Germeuil, noble guillotiné, dont Dabaud a racheté les biens et contre lequel il conserve « un ressentiment particulier dont le lecteur sera instruit quand l’histoire en aura besoin et quand il en sera temps13 ». Autre topos bien connu : « un personnage tombe amoureux d’un membre d’une famille ennemie14 » – sans toutefois que la haine entre les familles ne fasse obstacle à leur amour, autre topos bien connu15. Le père s’oppose à ce mariage d’amour contraire à certains intérêts (autre topos16) et refuse absolument la mésalliance avec une famille noble (nouveau topos : le statut social empêche le mariage17). L’onomastique n’est pas en reste. Ursule renvoie au diptyque de Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti (1776) et La Paysanne pervertie (1784) ; son patronyme, Germeuil, est également très romanesque18.

[…] citoyen mon fils, je n’ai plus que deux mots à vous dire ; si vous ne renoncez pas à cette fille, je ne la fais pas mettre dans un couvent, parce que c’est une ressource que n’ont plus les pères dans un roman ; mais je demande qu’elle soit déportée, et je vous envoie aux frontières19.

Dabaud envisage la vie comme un roman et lui applique les mêmes critères. Il menace de façon très conventionnelle de séparer les amants (autre topos20), agite la menace obsolète du couvent21 et son corollaire (emprisonner une femme pour la soustraire à une relation amoureuse22), le tout adapté au contexte contemporain de la Révolution : la déportation des nobles et l’envoi de soldats aux frontières.

Le jeune Roger, la mort dans le cœur, alla rendre compte à Ursule de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec son père. Ils pleurèrent ensemble : on trouve tant de plaisir à répandre des larmes lorsqu’on a dix-huit ans, et qu’une main chérie vient les essuyer ! ils se jurèrent de s’aimer éternellement ; on est si tendre quand on est malheureux ! ils se flattèrent de vaincre la rigueur de M. Dabaud ; il est si doux d’espérer, lorsque c’est le bonheur suprême qu’on attend23 !

Les topoï sont nombreux dans cette parodie de scène pathétique : les personnages pleurent abondamment24 et se promettent un amour éternel, le tout sous le regard du narrateur, amateur de pastiche.

Les « deux amants se propos[ent] de tout employer pour attendrir M. Dabaud25 » et rejettent peut-être involontairement les topoï romanesques généralement associés à ce genre de situation : ils ne prennent pas la fuite car on s’oppose à leurs amours26, ils ne se marient pas en secret27 ; seul un topos s’applique : « les obstacles augmentent l’amour28 ».

Pour faire fléchir M. Dabaud, le jeune couple semble ainsi se ranger à ses positions littéraires, rejeter la matière des « anciens romans » et leurs « détails si usés29 » à moins que ce ne soit par manque de culture littéraire – Roger n’aime pas les romans, ce n’est donc pas leur lecture qui a inspiré son amour pour Ursule (autre topos bien connu : un personnage tombe amoureux après avoir lu un roman d’amour30). Prendre leur destin en main ou plutôt leur roman en main reviendrait donc à suivre cette « révolution dans la manière d’écrire31 » qu’appelle de ses vœux M. Dabaud. Par une série de ruses, rappelant vaguement celles déployées dans Le Bourgeois gentilhomme pour faire plier M. Jourdain, Dabaud sera amené à signer à son insu le certificat de mariage des deux protagonistes. Il ne découvrira la vérité que dans les dernières pages du roman, consentira à tout « pardonner[a] et pa[iera] la dot32 », comme dans tous les autres romans. Observons plus précisément ces ruses et « quitt[ons] les rubans roses pour les idées noires33 ! »

Le noir au service du rose – la stratégie de la mise en abyme

Parti à la campagne avec son fils, après leur dispute, Dabaud s’ennuie. Coup de théâtre, un « ami intime » de son fils, fait irruption, « Dubert avec lequel [il] parle littérature, Dubert qui lui procure soigneusement toutes les nouveautés34 ». Celui-ci apporte vingt ou trente romans gothiques que Dabaud prend d’abord pour des « livres de dévotion35 » avant de se plonger avec frénésie dans la lecture. Leurs titres riches en abbayes, confessionnaux et pénitents36 qui l’avaient induit en erreur, témoignent indirectement déjà de leur manque d’originalité. Chaque jour lui permet de lire de nouveaux volumes dont il s’entretient le lendemain avec Dubert. Chose amusante qui n’échappe pas au lecteur – du moins celui qui connaît ses classiques –, c’est le lien entre ces fictions et son histoire personnelle, à savoir son opposition au mariage de son fils, et donc la mise en abyme manifeste orchestrée par l’ami de Roger quoique ni celui-ci, ni le narrateur n’en révèlent rien.

À propos du Confessionnal des pénitents noirs, d’Ann Radcliffe, de son vrai titre The Italian, or the Confessional of the Black Penitents, publié en 1797 et traduit en français la même année (les indications bibliographiques sont fournies par Bellin lui-même dans un « Avis de l’éditeur » en exergue du roman37 !), Dabaud avoue :

[…] j’ai d’abord été effrayé en voyant un jeune homme d’une famille considérable aimer une orpheline et des parents s’opposer à leur union au premier volume pour y consentir au quatrième38.

Dabaud y reconnaît certains « détails usés » : la mort du père met la famille en danger39, les parents refusent le mariage40, le statut social empêche le mariage41. Ou selon ses propres mots : des pères qui « gronde[nt], pardonne[nt] et paye[nt] la dot ». Dans le roman original, ce n’est pas l’amour qui fait céder les parents, bien au contraire. L’héroïne s’avère être noble, et même de sang royal (nouveau topos : « La noblesse de naissance est révélée42 »). Le choix du roman est un peu bancal, la noblesse d’Ursule est un des nœuds du problème, mais ce n’est que la première tentative de Dubert.

L’engouement de Dabaud pour le roman noir anglais a par ailleurs de quoi surprendre – certes nouveau sur la scène littéraire, il est plutôt rétrograde sur le plan idéologique, comme le souligne Maurice Lévy,

[…] le roman noir exalte des valeurs chères à l’Ancien Régime, dont il adopte le cadre, les codes et les conventions. Il y est en général question, lorsqu’on dépouille le récit de son costume gothique, de biens usurpés qui sont en fin de compte restitués, d’héritiers spoliés réinstallés dans leurs titres, de vertu toujours triomphante, de scélérats punis, de coquins châtiés et du rétablissement d’un ordre troublé seulement le temps des nécessités de l’intrigue43.

Dabaud sent ainsi qu’il est « encore retombé dans les vieilles aventures44 » :

[…] mais j’ai été bientôt rassuré ; des moines, des ruines, des poignards, des pèlerins, des couvents, des robes ensanglantées, des empoisonnements sont venus faire disparaître ma crainte de tout cela pour entrer dans les prisons de l’Inquisition, et j’ai eu […] l’inquiétude de n’en sortir jamais45.

S’ensuivent alors des réflexions sur ce qui l’a effrayé ou non – précieuses indications, nous le verrons. Son plaisir porterait donc seulement sur le « costume gothique » et non pas sur l’intrigue amoureuse qui sous-tend les romans noirs de l’époque révolutionnaire. C’est là une part de l’ironie de la situation, ces intrigues pourraient le faire réfléchir, mais il n’en est rien.

Le lendemain, la discussion porte sur les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe (1794)46 relatant les aventures assez conventionnelles d’Émilie et de Valancour qui ne peuvent se marier ; la mort du père de la jeune fille entraîne son départ pour l’Italie tandis que Valancour mène en France une vie dissolue. De l’intrigue riche en rebondissements, Dabaud ne retient que le sort de M. Dupont, l’amoureux éconduit et malheureux avec lequel il sympathise. Une fois de plus, la mise en abyme ne suffit guère à faire réfléchir et encore moins fléchir le personnage. Apprenant que ce roman a été écrit par une femme, Dabaud, selon son interlocuteur, est simplement « surpris de voir le beau sexe quitter les rubans roses pour les idées noires47 » supposant dès lors une séparation stricte des deux genres alors que le roman gothique se construit sur cette juxtaposition et s’en nourrit.

La lecture suivante, Les Souterrains de Mazzini, autre roman d’Ann Radcliffe (publié en 1790 sous le titre A Sicilian Romance et traduit en 1798), ne suscite guère de discussion. Dabaud, désormais indifférent aux intrigues amoureuses ne perçoit plus que le « costume gothique ». La première ruse – faire sympathiser Dabaud à la souffrance de jeunes amoureux – échoue lamentablement.

Le noir pour le noir : mettre en scène une nuit anglaise

L’enthousiasme de Dabaud pour les romans gothiques frôle l’obsession. Il « ne cessait de parler de ses productions favorites, et vingt fois par jour il témoignait à Dubert le désir qu’il aurait d’être le héros d’une de ces scènes terribles dont il aimait tant à lire la description48. » Ces conversations amènent Dubert à former un autre dessein comme il s’en explique à la fin du roman : « l’avidité avec laquelle vous lûtes les productions que je vous apportai me fit naître un projet qui, en vous traitant d’après votre goût favori, devait être avantageux à ce pauvre Roger, dont votre rigueur empoisonnait les jours49. » De quel projet s’agit-il ? « [Q]uitter les rubans roses pour les idées noires », abandonner la théorie pour la pratique, orchestrer une mise en abyme physique, prendre Dabaud à son propre piège. Le prétexte pour mettre en scène cette nuit anglaise lui est fourni par la biographie même de son hôte : Dabaud a tué l’oncle d’Ursule, le chevalier de Germeuil, lors d’un duel50 dont on ignore la cause, sans doute un autre de « ces détails si usés51 », pour de l’argent52, pour une femme53 ou plus vraisemblablement à cause d’une injure54. Fait intéressant, « dix heures sonnaient au moment où [Dabaud lui donna] le coup fatal55 ».

– Eh bien ! je suppose que dix heures sonnassent, que l’ombre du chevalier vous apparût et invitât à le suivre ; obéiriez-vous ?
– Mais, mon ami, ce que tu me dis là est impossible ! […]
– Je sais bien que c’est impossible, reprit Dubert, et je veux seulement vous donner un exemple qui soit plus à votre portée. Consultez-vous bien ; croyez-vous que vous eussiez le courage de marcher sur les pas du spectre56 ?

Son interlocuteur hésite un peu mais affirme son courage.

Au moment même où le marteau faisait résonner le timbre pour la dernière fois, M. Dabaud se sentit frappé légèrement sur l’épaule ; il entendit une voix sépulcrale qui lui adressait ces mots avec un accent traînant et sourd :
– Eh bien ! je te somme de ta parole, suis-moi.
Muet de surprise et d’effroi, il pâlit, il frissonna ; mais comme il vit que Dubert n’éprouvait aucune altération dans ses traits et conservait le même air de tranquillité qu’auparavant, il crut que son imagination l’avait égaré, et que le coup qu’il avait cru recevoir, que la voix qu’il avait cru entendre, n’étaient qu’un effet du délire de son esprit échauffé par la conversation57.

Bien au contraire, cette apparition est partie intégrante de la mise en scène de Dubert qui reprend des éléments-clés du « costume gothique » : un seul personnage perçoit le surnaturel par différents sens, tant par l’ouïe que par le toucher. Vient alors une vision d’horreur très détaillée qui fait pousser à Dabaud « un cri aussi perçant, aussi déchirant que jamais personne ait pu faire en pareille occasion58 » :

Il se hasarda à tourner la tête et aperçut derrière sa chaise une grande figure pâle et livide dont le visage décharné portait l’empreinte lugubre de la mort. Ses yeux ternes paraissaient fixes dans leurs orbites, ses joues décolorées étaient creuses et tirées. Sa bouche éprouvait un mouvement continuel et convulsif, et ses dents craquaient avec violence. Ce fantôme était couvert de la tête aux pieds d’un linceul blanc ; à la hauteur du sein la toile était déchirée et « parsemée de gouttes de sang, qui coulaient d’une large blessure qu’on voyait à son côté » gauche : les mains mêmes du spectre étaient ensanglantées59.

Le pastiche gothique est ici très réussi. Notons les nombreux qualificatifs y compris chromatiques qui rendent ce choc visuel, à la fois coloré et décoloré. L’impression visuelle est renforcée par des bruits angoissants.

Le spectre adresse plusieurs fois la parole à Dabaud, dévoile son identité – il est évidemment le chevalier de Germeuil60 –, le menace d’une vengeance et disparaît dans une épaisse fumée. Après coup, Dabaud identifie deux motifs gothiques qui attestent d’une part de la véracité de son expérience (la vie est un roman) mais aussi des sources de Dubert : un motif tiré du Moine de Lewis, l’épisode de la nonne sanglante, qui n’apparaît qu’à certains personnages61 et le motif de la fumée épaisse qui permet la disparition des spectres, tiré d’un autre roman de Bellin, Célestine ou les époux sans l’être62. Sous prétexte de trinquer à l’imagination, Dubert fait absorber un somnifère à Dabaud. La deuxième partie de sa machination peut commencer.

La mise en scène des topoï noirs – triomphe ou dénonciation ?

Le noir structure complètement cette deuxième intrigue. Le parcours du héros, commenté à l’occasion par le narrateur – ne dure qu’une nuit et reprend, le long de 14 chapitres sur les 19 que compte le roman, les principales étapes des grands romans noirs de l’époque. Le premier événement inquiétant est l’apparition du fantôme de Germeuil qui le somme de le suivre63. Une série d’événements nocturnes s’ensuit incluant différents changements de lieux et diverses rencontres : réveil dans une crypte obscure et humide ; rencontre avec un moine, ni adjuvant ni opposant ; errance dans le château abandonné de Germeuil ; épreuve de courage : séjourner seul dans une tour hantée ; rencontre de brigands ; menace d’une exécution imminente, etc., en passant par l’acmé où Dabaud doit, pour survivre, signer un pacte avec le diable l’obligeant à « ne toucher de [sa] vie aucun roman anglais, excepté ceux de Richardson, de Fielding, de Miss Benett et des autres auteurs qui voudront les imiter64 » – fourberie typique du diable l’obligeant à ne lire que ce qu’il déteste. Ce document est en réalité le certificat de mariage de Roger et d’Ursule65. Le roman s’achève par l’explication rationnelle des événements passés comme dans chaque roman d’Ann Radcliffe. Le dispositif noir à proprement parler intègre divers éléments de mise en scène : objets (meubles noirs, poignards, coffres, cierges, crucifix, parchemins mystérieux, portraits), costumes, éléments de décor (escaliers, grilles, voûtes, souterrains, tours) ; mais aussi des effets de sons et de lumière (grincements, soupirs, orgues, cloches, échos ; fumées, lueur « pâle et bleuâtre66 ») ainsi que des machineries pour imiter le tonnerre, simuler les disparitions subites et les vols dans les airs, sans oublier l’encre rouge, massivement utilisée pour imiter le sang frais.

Dans cet univers gothique recréé de toutes pièces, c’est le dispositif parodique qui l’emporte à travers deux modalités principales. Tout d’abord, la densité des événements. Comme le souligne Maurice Lévy, « aucune autre parodie du roman gothique […] ne présente la même accumulation incroyable de détails caractéristiques67 ». Le rythme soutenu frôle la simple juxtaposition de péripéties convenues et « donn[e], en un saisissant raccourci, l’essentiel de ce qu’il fallait connaître, en l’an VII, des frayeurs importées d’Angleterre68 ». À la différence des romans gothiques traditionnellement longs, Bellin adopte une concision qui désamorce voire neutralise le côté terrifiant pour n’être plus que grotesque. Mais ce qui est plus surprenant encore et qui marque toute l’originalité du roman à son époque, c’est l’hésitation constante entre topoï noirs prévisibles (qui seraient en soi spécifiques à l’univers gothique : apparition de revenants, découverte de squelettes ou de cadavres, menaces de mort, rencontre de brigands, etc) et allusions intertextuelles, parfaitement décodées par Dabaud :

Voilà […] quelque chose qui ressemble assez aux lumières que voit Émilie sous les portes du château d’Udolphe, troisième volume, page 187 […]69.

Ces allusions sont la plupart du temps reproduites sous la forme de citations in extenso, apparaissant entre guillemets dans les dialogues ou le récit du narrateur et accompagnées de notes infrapaginales, présentées de la même façon (titre, tomaison, page) renvoyant à l’Avis de l’éditeur de Bellin :

Comme la plupart des romans qui sont cités dans cet ouvrage ont eu plusieurs éditions, pour contenter l’exactitude des personnes qui voudraient se donner la peine de vérifier les citations, nous allons indiquer ici sur quelle édition de chaque roman les notes ont été faites70.

Neuf romans y apparaissent, tous traduits de l’anglais à l’exception de son propre roman, Célestine ou les époux sans l’être, qu’il place donc aux côtés des classiques du genre. Un des romans, Le Tombeau, est attribué à tort à Ann Radcliffe, sans doute pour anoblir son contenu71. Toute notre démarche analytique, consistant à identifier les sources (topiques ou autres) est précisément ce à quoi se livre Dabaud lors de ses aventures. Ne prenant rien au premier degré, mais toujours à travers le prisme de la littérature – introduisant un contraste plaisant entre les événements généralement inquiétants et sa perception distanciée, le tout avec la complicité du narrateur : « Jamais réflexion n’a arrêté un héros de roman, quoique souvent elle arrête le lecteur ; aussi M. Dabaud continua-t-il d’avancer72 », car « plus expéditif que beaucoup d’autres héros, M. Dabaud marchait même en réfléchissant73 ».

À la fois personnage et lecteur critique, Dabaud juge aussi indirectement la qualité de la reconstitution gothique à l’aune de ses lectures. Il commente ainsi sans répit et livre régulièrement des remarques métatextuelles dont la justesse est le plus souvent involontaire. Dabaud s’étonne par exemple de l’onomastique qui s’écarte des modèles :

Je connaissais bien la tour de l’Ouest de l’Abbaye de Grasville ; la tour de l’Est du château de Lindenberg ; la tour du Midi du château de Mazzini ; la tour de l’Orient du château d’Udolphe ; la tour du Nord du château de Blangy, mais la tour du Sud-ouest […] ; celle-là est nouvelle74.

Mais il s’étonne aussi a contrario lorsque l’onomastique demeure trop prévisible. Le moine lui révèle que son nom « n’est point Montoni, ni Schédoni, ni Rasoni, mais […] Falconi », ce à quoi Dabaud répond : « je suis fâché d’être obligé de vous le dire ; mais quand on est italien, qu’on est moine et qu’on a un nom en oni, on est inévitablement un coquin75… » Il tente également de prévenir certaines difficultés :

[…] ayez la bonté de mettre de l’huile dans cette lampe, afin qu’elle ne soit pas comme toutes les autres qui n’éclairent jamais qu’à demi. Vous voudrez bien ensuite prendre garde qu’elle ne s’éteigne pas au moment où on en a le plus besoin, comme il arrive toujours.
– Diable ! dit le religieux en secouant la tête, si tous les héros de roman étaient aussi prévoyants que vous, il n’y aurait pas tant d’aventures76.

Méfiant, il tente même d’ouvrir la robe du moine pour vérifier s’il porte un portrait au cou qui révèlerait son identité ou peut-être aussi pour vérifier s’il s’agit bien d’un homme et non pas d’une magicienne déguisée comme dans Le Moine. Falconi est très embarrassé et cette situation se résout par l’irruption d’un fantôme destiné à faire diversion77. Dabaud, enfin, confond toujours vie et roman. Alors qu’il découvre un tombeau de marbre noir, une « voix imposante » lui demande ce qu’il en pense :

– Rien […] et si votre tombeau de marbre noir est aussi inutile que celui de Perkins, vous auriez bien pu vous éviter la peine de le faire construire, d’autant mieux qu’il ne sert pas de titre à votre roman.
La voix imposante n’avait apparemment aucune bonne raison à donner, car elle se tut78.

Peu à peu, l’intrigue amoureuse sous-jacente émerge. Dans la tour du Sud-ouest, parmi les portraits de la famille de Germeuil, Dabaud découvre celui d’une jeune femme charmante (évidemment Ursule) qui porte un médaillon représentant Roger ; à l’instant suivant le visage est marqué par la tristesse, « ses beaux yeux baignés de pleurs79 ». Exceptionnellement, cette scène pathétique émeut Dabaud. Au chapitre suivant, il découvre un autre portrait ainsi que des lettres dans lesquelles elle évoque son infortune et dénonce son persécuteur dont le portrait – le sien – est caché dans un tiroir secret. Les étapes suivantes sont de plus en plus directes : une lettre fictive de l’oncle d’Ursule promet le pardon à son meurtrier si celui-ci la rendait heureuse, des apparitions d’Ursule dans des mises en scène pathétiques tantôt priant, tantôt jouant de la mandoline – qui correspondent toujours à des scènes de romans d’Ann Radcliffe qui ne l’avaient guère ému auparavant. Voulant l’aborder, elle disparaît ou se métamorphose en spectre80. Il rencontre enfin des contrebandiers et se rassure par ces mots :

[…] je ne dois pas avoir d’inquiétude. Je serai bientôt délivré par quelque trahison, par quelque soporifique, par quelque aventure comme il ne manque jamais d’arriver à propos. Je parierais même que je finirai par rencontrer quelque part Dubert et mon fils auxquels j’aurai le plaisir de raconter mon histoire, comme cela se pratique toujours81.

Dabaud passe les derniers chapitres de son aventure dans un cachot à attendre son exécution. La mise en scène excelle ici à recréer ce passage du Moine où Dabaud signe le fameux pacte le délivrant avant d’être « enlev[é] [par le diable] au travers de la voûte ».

Découvrant la mise en scène, les complices (une cinquantaine de « jeunes citoyens de l’école normale82 », les machineries et les accessoires nécessaires, notamment la « farine et [le] drap de lit tout taché d’encre rouge83 » utilisés pour le fantôme de Germeuil), Dabaud jubile et désire faire « mettre [s]on aventure dans toutes les gazettes » et « signifier à tous les faiseurs de romans de [le] compter désormais parmi leurs héros, dont aucun, soit dit sans [se] vanter, n’a vu autant de choses que [lui] dans une seule nuit.84 » Il est donc loin d’être guéri de son obsession.

Vers une révolution dans la manière d’écrire – en guise de conclusion

Après avoir lui-même composé un roman gothique, Célestine ou les époux sans l’être dont la grande noirceur n’était selon la Préface « [qu’]un tribut » payé « au mauvais goût » pour éviter de « voir traiter [son] ouvrage de roman à l’eau rose85 », Bellin choisit de parodier ce genre déjà usé, alliant topoï roses des intrigues amoureuses aux aventures gothiques, en train de devenir des topoï noirs.

Renouvelant la pratique de la parodie, il met systématiquement ces éléments à distance par leur accumulation grotesque et par le recours à des citations et des notes infrapaginales, qui témoignent de la tension entre topoï et intertextualité ainsi qu’indirectement de l’émergence progressive de la propriété littéraire. Dabaud, critique littéraire avant l’heure, véritable conscience métatextuelle, juge et critique de l’originalité des événements, réussit paradoxalement à produire des jugements d’une grande justesse sans dépasser sa propre étroitesse d’esprit. Ainsi, découvrant, sans jeu de mots, le pot aux roses, il déclare :

Vous sentez bien mes amis, que je ne peux pas m’opposer à ce que vous soyez époux : vous étiez amants en commençant cette histoire ; puisqu’on ne vous tue pas, il faut bien qu’on vous marie86.

Dabaud a compris les règles de construction du roman gothique, qui s’achève sur la mort des héros ou sur leur mariage, sur le noir ou sur le rose. La vie étant un roman, il est naturel qu’elle en suive les règles.

Bellin, lui, parvient à dépasser l’intertextualité pour critiquer l’usure d’un genre et de ses clichés. À ses successeurs gothiques de réinventer un genre qui sera tantôt sérieux, chez Révéroni Saint-Cyr ou Nodier, tantôt parodique chez Jane Austen – bien que pour Maurice Lévy, La Nuit anglaise reste « la première – et peut-être la meilleure […] grande parodie du genre87 ».

Notes

1

La Nuit anglaise, éd. de Maurice Lévy, Toulouse, Anacharsis, 2006, p. 27.

2

Ibid., p. 41.

3

Renvoyons à Maurice Lévy, Le Roman « gothique » anglais, 1764-1824, Albin Michel, 1995, p. 491-499 ; Christof Schöch, « Bellin de La Liborlières La Nuit anglaise (1799) in europäischer, metanarrativer und subjektreflexiver Perspektive », Section Der europäische Roman um 1800, dirigée par Michel Delon et Manfred Schneider, Congrès des Francoromanistes allemands, sept. 2009, Bonn, disponible sur HAL. D’autres rares publications traitent le roman : Joëlle Prungnaud, « Du terrifiant au burlesque : le château dans les parodies du roman gothique », in Pascale Auraix-Jonchière, dir., Ô saisons, Ô châteaux. Châteaux et littérature des Lumières à l’aube de la modernité 1764-1914, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 199-212 ; Herman Van Gorp, « Intertextuality. Parody and Plagiarism in the Gothic Novel (1790-1820) », in Paul Mildonian, dir., Parodia, Pastiche, Mimetismo, Roma, Bulzoni, 1997, p. 119-129 ; … ou le mentionnent simplement : Alice M. Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe et son influence sur la littérature française jusqu’en 1884, Genève, Slatkine Reprints, 1984, p. 98.

4

La Nuit anglaise, op. cit., p. 41.

5

Ibid., p. 40.

6

Ibid., p. 41.

7

Ibid., p. 40.

8

Ibid.

9

Ibid., p. 41.

10

Ibid.

11

Ibid.

13

La Nuit anglaise, op. cit., p. 45.

18

Des personnages nommés Germeuil figurent ainsi chez Crébillon (Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1738), Diderot (Le Père de famille, 1758), Baculard d’Arnaud (Épreuves du sentiment, 1772), Mme Riccoboni (Lettres de Sophie de Vallière, 1770) ou encore chez Mme de Genlis (Adèle et Théodore, 1782).

19

La Nuit anglaise, op. cit., p. 43.

23

La Nuit anglaise, op. cit., p. 45.

25

La Nuit anglaise, op. cit., p. 45.

29

La Nuit anglaise, op. cit., p. 41.

31

La Nuit anglaise, op. cit., p. 40.

32

Ibid., p. 39.

33

A Dabaud qui s’étonne que Les Mystères du château d’Udolfe aient été écrits par une femme, Dubert rétorque : « Oui, une femme. Vous êtes surpris de voir le beau sexe quitter les rubans roses pour les idées noires ! Nous sommes dans le siècle de Protée. » ( Ibid., p. 54)

34

Ibid., p. 46.

35

Ibid., p. 47.

36

Ibid.

37

Ibid., p. 35sq.

38

Ibid., p. 50.

43

Maurice Lévy, Préface à La Nuit anglaise, op. cit., p. 11.

44

La Nuit anglaise, op. cit., p. 50.

45 Ibid.
46

Dans la traduction de Victorine de Chastenay publiée en 1797 à Paris chez Maradan dont la fidélité à l’original a été louée ; cf. Élizabeth Durot-Boucé, « Traducteurs et traductrices d’Ann Radcliffe, ou la fidélité est-elle une question de sexe ? », in Palimpsestes, 22, 2009, p. 101-128.

47

La Nuit anglaise, op. cit., p. 54.

48

Ibid., p. 57.

49

Ibid., p. 197.

50

Ibid., p. 60.

51

Ibid., p. 41.

55

La Nuit anglaise, op. cit., p. 60.

56

Ibid.

57

Ibid., p. 61.

58

Ibid.

59

Ibid.

60

Ibid., p. 62.

61

Ibid.

62

Ibid., p. 63.

63

Ibid., p. 61.

64

Ibid., p. 190. Richardson étant l’auteur de Clarisse Harlowe (1748), de Paméla ou la Vertu récompensée (1740) ; Fielding de L’Histoire de Tom Jones, enfant trouvé (1749). Miss Benett est très certainement Agnes Maria Bennett, auteur des romans Anna, ou l’Héritiere galloise (traduit par J.-G. Dubois-Fontanelle et publié en 1788 à Paris chez Buisson) et Agnès de Courci (traduit et publié en 1798 à Paris chez Buisson). Ces trois auteurs sont également cités dans la Préface à la deuxième édition de Célestine ou les époux sans l’être (1800) où Bellin s’excuse d’avoir composé un roman « où les spectres, les revenants et les ruines jouent aussi un rôle » mais « croi[t] avoir mérité le pardon d’un acte de faiblesse, dont [il s’]accuse d’ailleurs bien humblement aux pieds de Richardson, de Fielding, de Prévost, de Lesage, et puis volontiers encore aux genoux de Miss Burney et Miss Bennett. » (Christian Angelet, dir., Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle, vol. II : 1751-1800, Publications de l'Université de Saint-Étienne / Leuven University Press, 2003, p. 381).

65

La Nuit anglaise, op. cit., p. 204.

66

Ibid., p. 123.

67

Maurice Lévy, Le Roman « gothique » anglais, op. cit., p. 498.

68

Ibid., p. 498sq.

69

La Nuit anglaise, op. cit., p. 79.

70

Ibid., p. 35.

71

Les traducteurs cités sont en réalité les auteurs du texte. Voir Christof Schöch, « Bellin de La Liborlières La Nuit anglaise… », art. cit.

72

La Nuit anglaise, op. cit., p. 76.

73

Ibid., p. 115.

74

Ibid., p. 84.

75

Ibid., p. 103.

76

Ibid., p. 85.

77

Ibid., p. 95.

78

Ibid., p. 93.

79

Ibid., p. 122.

80

Ibid., p. 156.

81

Ibid., p. 166.

82

Ibid., p. 198.

83

Ibid.

84

Ibid., p. 206.

85

Bellin de La Liborlière, Préface à la deuxième édition de Célestine ou les époux sans l’être (1800) in Christian Angelet, dir., Recueil de préfaces de romans, op. cit., p. 381.

86

La Nuit anglaise, op. cit., p. 204.

87

Maurice Lévy, Le Roman gothique anglais, op. cit., p. 491.

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Table des matières

Origines antiques et formes pré-classiques

La grande hybridation : 1650-1780

La révolution gothique